À propos de l’œuvre Jean-Marc Hovasse
Sous le signe de Walter Scott
Dès 1823, Victor Hugo fait dans la revue romantique La Muse française l’apologie de Walter Scott, dont le Quentin Durward ou L’Écossais à la cour de Louis XI venait de paraître en France (article repris dans Littérature et philosophie mêlées). Son succès était alors inouï. Il le loue d’avoir su se dégager des formes anciennes contraignantes du « roman narratif » et du « roman épistolaire » pour inventer « le roman dramatique, dans lequel l’action imaginaire se déroule en tableaux vrais et variés, comme se déroulent les événements réels de la vie ». Parodiant le ut pictura poesis d’Horace, Victor Hugo décrète que le roman doit être comme la vie. « Et la vie », ajoute-t-il avec des accents shakespeariens qu’il retrouvera presque à l’identique dans la préface de Cromwell, « n’est-elle pas un drame bizarre où se mêlent le bon et le mauvais, le beau et le laid, le haut et le bas, loi dont le pouvoir n’expire que hors de la création ? » Bref, il importe que le roman emprunte au drame ses principes de composition : des personnages autonomes et une progression par scènes, les descriptions n’ayant d’autre fonction que de suppléer « aux décorations et aux costumes ». Notre-Dame de Paris. 1482, qui se signalera d’abord par de remarquables unités de lieu et de temps inscrites dans le titre et le sous-titre souvent oublié, mais aussi par une non moins remarquable unité d’action, suivra assez fidèlement ces principes édictés en 1823. Quant au mélange des genres, où d’aucuns voudront voir une manie des antithèses, il est partout : de la première page, qui mêle le jour des Rois et la fête des Fous, jusqu’à la dernière, qui réunit la Esmeralda et Quasimodo (la Belle et la Bête) pour une nuit de noces posthume, sans oublier la mise en scène parallèle de ces deux personnages considérables que sont le « suzerain suprême du royaume de l’argot » et l’abbé de Saint-Martin-de-Tours (Abbas beati Martini), autrement dit le roi de Thunes et le roi de France, Clopin Trouillefou et Louis XI.
Lorsqu’à la fin du mois d’octobre 1828 Charles Gosselin, l’éditeur de Quentin Durward, entre en contact avec Victor Hugo, c’est parce qu’il pressent qu’il a quelque chose en lui de Walter Scott. Est-ce une incitation subtile, ou bien un simple constat né de la lecture de Han d’Islande ? Quoi qu’il en soit, Victor Hugo se montre réceptif : le 15 novembre 1828, il signe un important contrat pour ses œuvres complètes (à 26 ans !), y compris un roman en deux volumes à livrer dans six mois, Notre-Dame de Paris. Ce « roman historique » est annoncé comme en cours d’achèvement, mais en réalité il n’est pas encore commencé – et ne sera pas vraiment un roman historique.
Une rédaction contrainte
Malgré la signature du contrat avec Gosselin, Victor Hugo ne se presse pas, et laisse passer la première date prévue pour la remise du manuscrit. Le 12 avril 1830, l’éditeur lui écrit : « Une année entière s’est écoulée et je n’ai pas de vos nouvelles ; il me revient même que vous auriez renoncé à terminer cet ouvrage, […]. » La vérité est plus sombre encore : il ne l’a pas commencé ! Les choses finissent par s’envenimer sérieusement : associé désormais à Bossange, l’éditeur menace d’un procès, et l’auteur fait de même, avec des arguments moins solides mais sur un ton plus cassant. Un accord à l’amiable est trouvé au début du mois de juin : le manuscrit doit être remis le 1er décembre 1830. Si l’auteur dépasse la date fatidique, il sera condamné à verser mille francs par semaine de retard aux éditeurs pendant huit semaines, au terme desquelles viendra encore s’ajouter une somme forfaitaire de deux mille francs ; dommages et intérêts colossaux, quand on sait que le loyer annuel du nouvel appartement où la famille Hugo vient de s’installer, rue Jean-Goujon, tourne autour de mille francs… par an.
Victor Hugo attend néanmoins encore la fin du mois de juin pour emprunter à la bibliothèque royale divers ouvrages de documentation sur Louis XI et son temps. Toutes les phrases du roman, assurent ses meilleurs exégètes, ont en effet des sources plus ou moins cachées, par allusions à différents degrés ou par citations plus ou moins directes – mosaïque byzantine pour une église gothique. À côté de deux ou trois plans de Paris au XVIe siècle, des histoires du temps de Louis XI par Jehan de Roye et par Pierre Matthieu, et des Mémoires de Philippe de Commynes, l’essentiel de sa documentation provient toutefois de quelques volumes du XVIIe ou du XVIIIe siècle plus guère pratiqués aujourd’hui, sauf par les historiens, mais bien identifiés par la critique : le Théâtre des antiquités de Paris de Jacques Du Breul et l’Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris d’Henri Sauval.
Quand Victor Hugo se décide enfin à tracer les premières lignes de son livre, le 25 juillet 1830, date qui s’inscrit en creux dans l’incipit du roman, le roi Charles X signe dans son château de Saint-Cloud les quatre ordonnances qui vont lui coûter son trône. À peine commencée, la rédaction est donc interrompue pour cause de révolution. Cette irruption de l’histoire va changer le projet initial d’un roman à la mode de Walter Scott. Et comme la révolution a bon dos, Victor Hugo en profite pour demander encore un délai supplémentaire à son éditeur, prétextant la perte d’un cahier de notes essentiel. La date de remise du manuscrit, repoussée au 1er février 1831, ne sera plus négociable : il n’a plus que cinq mois devant lui. « Il s’acheta une bouteille d’encre et un gros tricot de laine grise qui l’enveloppait du cou à l’orteil, mit ses habits sous clef pour n’avoir pas la tentation de sortir, et entra dans son roman comme dans une prison », racontera son épouse Adèle. « Dès lors, il ne quitta plus sa table que pour manger et pour dormir. »
La chronologie de la composition du roman, minutieusement étudiée par Jacques Seebacher dans sa magistrale édition de la Pléiade (Gallimard, 1975) à partir des indications laissées par Victor Hugo dans les marges de son manuscrit, confirme ce récit : du 1er septembre au 1er février, avec à peine un jour d’arrêt tous les dix jours en moyenne, l’auteur progresse à la vitesse d’environ quatre pages par jour (on dirait aujourd’hui 8 000 signes, ou encore 1 500 mots), relectures et corrections comprises. Du coup, il dépasse même le volume initialement prévu, mais Gosselin, échaudé, ne veut plus rien entendre : l’édition originale paraîtra mi-mars en deux tomes avec des couvertures jaune paille qui valent aujourd’hui de l’or. L’auteur gardera sous le coude trois chapitres (IV, 6 ; V, 1 et 2), le dernier étant le célèbre « Ceci tuera cela » sur l’imprimerie qui, libérant la pensée devenue insaisissable, serait destinée à se substituer à l’architecture. Il les revendra bientôt à son nouvel éditeur, Renduel, lequel pourra alors annoncer, à peu de frais, une nouvelle édition originale (marquée « huitième édition ») en trois tomes. Publiée à la fin de l’année 1832 avec une longue note introductive, ce sera la première édition intégrale.
Trois (ou quatre) pour une
À son premier éditeur qui lui réclamait quelques éléments pour préparer le lancement du livre, Victor Hugo répondit : « C’est une peinture de Paris au quinzième siècle et du quinzième siècle à propos de Paris. Louis XI y figure dans un chapitre. C’est lui qui détermine le dénouement. Le livre n’a aucune prétention historique, si ce n’est de peindre peut-être avec quelque science et quelque conscience, mais uniquement par aperçus et par échappées, l’état des mœurs, des croyances, des lois, des arts, de la civilisation enfin, au quinzième siècle. Au reste, ce n’est pas là ce qui importe dans le livre. S’il a un mérite, c’est d’être œuvre d’imagination, de caprice et de fantaisie. »
L’histoire lui aura donné en quelque sorte raison, sans peut-être lui rendre service, en transformant assez rapidement en mythes les personnages imaginaires, qui tournent autour de la figure centrale et dansante de la Esmeralda accompagnée de sa chèvre. C’est en réalité Agnès, fille de Paquette la Chantefleurie (la Sachette), née à Reims vers 1466, enlevée dans sa première année par des bohémiens de passage en échange d’un enfant difforme, Quasimodo. Ce dernier, exorcisé et béni par l’archevêque de Reims, est envoyé à Notre-Dame de Paris, où il est adopté par l’archidiacre faustien Claude Frollo, lequel a déjà élevé tout seul son jeune frère Jehan, fort mauvais sujet, mais charmant personnage. Autour de la Esmeralda se retrouvent donc à Paris Quasimodo, le bossu roux, borgne et boiteux de Notre-Dame ; Claude Frollo, son père adoptif ; Phœbus de Châteaupers, le capitaine des archers de l’ordonnance du roi, qui a sa préférence ; Pierre Gringoire enfin, le poète grotesque. L’auteur, à son habitude, se distribue généreusement entre eux tous, Gringoire et Phœbus compris. Pourtant, c’est paradoxalement à l’archidiacre Frollo qu’il prête le plus de traits personnels. En laissant de côté Pierre Gringoire, « très peu voluptueux » de nature, les trois protagonistes qui se disputent la Esmeralda sont, à rebours des héros du théâtre classique, les jouets de pulsions qu’ils ne peuvent ou ne veulent maîtriser. Ils rejouent la combinaison « tres para una » de Marion de Lorme puis d’Hernani, auquel renvoie implicitement le titre du chapitre « Trois cœurs d’homme faits différemment » (VIII, 6). Eugène Sue, qui commençait à peine sa carrière de romancier, écrivit sur le champ à l’auteur pour l’en féliciter : « Je vous dirai encore, monsieur, qu’à part toute la poésie, toute la richesse de pensée et de drame, il y a une chose qui m’a bien vivement frappé. C’est que, Quasimodo résumant pour ainsi dire la beauté d’âme et de dévouement, – Frollo l’érudition, la science, la puissance intellectuelle, – et Châteaupers la beauté physique, – vous ayez eu l’admirable pensée de mettre ces trois types de notre nature face à face avec une jeune fille naïve, presque sauvage au milieu de la civilisation, pour lui donner le choix, et de faire ce choix si profondément femme. »
Un long succès
Notre-Dame de Paris fut relativement bien accueilli, sans remporter pour autant un succès immédiat et universel. Nombre de lecteurs, et non des moindres, ne l’apprécièrent pas, à commencer par son éditeur lui-même, ou Balzac. On lui reprocha surtout sa noirceur, et son anticléricalisme. Écrit et publié à une époque où les rapports entre la société et la religion étaient en train de se redéfinir grâce à quelques grands esprits réunis autour de Lamennais, ce roman de la fatalité (c’est le premier mot du livre) est en effet bien peu religieux. La cathédrale est un symbole à décrypter, un livre à déchiffrer, tout sauf une œuvre de foi. Montalembert dans son compte rendu plutôt positif de L’Avenir regrettera « le penchant à sacrifier le point de vue idéal au point de vue matériel » : « Nulle trace d’une main divine, nulle pensée de l’avenir, nulle étincelle immortelle. » Sainte-Beuve renchérira un peu plus tard dans le Journal des débats : « Il manque un jour céleste à cette cathédrale sainte ; elle est comme éclairée d’en bas par des soupiraux d’enfer. » Entre-temps, Lamartine avait écrit à l’auteur (1er juillet 1831) : « je ne vois rien à comparer dans nos temps à Notre-Dame. C’est le Shakespeare du roman, c’est l’épopée du moyen âge, c’est je ne sais quoi ; mais grand, fort, profond, immense, ténébreux comme l’édifice dont vous en avez fait le symbole. Seulement, c’est immoral par le manque de Providence assez sensible ; il y a de tout dans votre temple, excepté un peu de Religion [...]. » Victor Hugo avait beau avoir sauvé Notre-Dame de Paris d’une ruine certaine, il avait fait à l’Église plus de mal que de bien. Tel était du moins l’avis du Vatican, qui mit dès 1834 le roman à l’index. Au-delà même de la question catholique et du célibat des prêtres, il n’a rien perdu aujourd’hui de sa virulence contre le poids que les religions, au sens large, font peser sur les sociétés, dont les femmes et la justice sont toujours les premières victimes. On raconte que Chateaubriand, après l’avoir lu, aurait déclaré : « Il ne me restait qu’une église pour aller prier ; on me l’ôte. » Si le mot est inventé, il est du moins bien trouvé : on peut en effet considérer dans une certaine mesure que Notre-Dame de Paris, en rendant sa cathédrale au peuple qui l’a construite, referme l’ère ouverte en 1802 par Le Génie du christianisme.
Mais malgré les réticences ou les incompréhensions, les éditions se succédèrent au même rythme que les adaptations, les traductions et les produits dérivés : robes Esmeralda dès l’automne de 1831, estampes, tableaux, sculptures, vaisselles, bibelots, pièces de théâtre, opéras, ballets, pendules, encriers, éditions populaires illustrées, films muets, chansons, films parlants, comédies musicales, figurines, fèves, bandes-dessinées, etc. Ce n’est pas un simple effet de mode, car il accompagne le destin du livre depuis ses origines : sans avoir tué la cathédrale de pierre, la cathédrale de papier est devenue une œuvre d’art totale, multimédia avant l’heure, à sa place dans toutes les dimensions et sous tous les formats. Les personnages restent, tandis que l’histoire, toujours jugée trop sombre, change : de la première pièce de théâtre, jouée en 1832, au dernier dessin animé, toutes les fins sont envisagées, sauf généralement celle choisie par l’auteur. Frollo est rarement sauvé, mais il arrive souvent qu’Esmeralda succombe aux charmes bien cachés de Quasimodo, ou se marie avec le capitaine Phoebus… Le titre a curieusement subi aussi quelques métamorphoses, au grand dam de l’auteur. L’une des premières traductions en anglais, publiée en 1833, s’intitule The Hunchback of Notre-Dame, mais on trouvera aussi au fil du temps Notre Dame : a tale of the « Ancien Régime » ; La Esmeralda, or the Hunchback of Notre-Dame ; Notre-Dame, or, the Bellringer of Paris ; Notre-Dame ; mais jamais Notre-Dame de Paris, et encore moins Notre-Dame de Paris, 1482. Au cinéma, il semble que ce n’est qu’à partir du film de Wallace Worsley, en 1923, que le titre The Hunchback of Notre-Dame, popularisé ensuite par William Dieterle (1939) et Walt Disney (1996), s’est imposé définitivement. Les adaptations antérieures penchaient plutôt du côté d’Esmeralda : Esmeralda or the Deformed of Notre-Dame (New York, 1835) ; Notre-Dame or the Gipsy Girl of Paris (Londres, 1871) ; Esmeralda film anglais de 1906 ; The Darling of Paris, film américain de 1916 ; etc. Bien avant d’en arriver là, avant même l’édition monumentale publiée en 1844 chez Perrotin et Garnier frères avec 55 planches hors-texte, c’est en 1836, l’année de l’édition dite « keepsake », illustrée d’un frontispice et de onze gravures hors-texte sur acier, que l’Opéra de Paris donnait La Esmeralda, bel opéra de Louise Bertin sur le seul livret jamais composé par Victor Hugo. Grâce à l’inlassable activité d’Arnaud Laster, on peut imaginer que son premier enregistrement intégral, sous la baguette du chef américain Lawrence Foster à l’Opéra de Montpellier en 2008, doit quelque chose à l’immense succès de la comédie musicale de Luc Plamondon et Richard Cocciante, créée dix ans plus tôt au Palais des Congrès de Paris sur le modèle des Misérables.
Prototype du roman cathédrale qui inspirera notamment Huysmans et Proust, Notre-Dame de Paris reste le bréviaire des amoureux et des restaurateurs des monuments du Moyen Âge, dont le modèle en France a été Viollet-le-Duc. Son chantier pour Notre-Dame de Paris, qui dura une vingtaine d’années à partir de 1845, fut son premier chef-d’œuvre du genre. Combien de touristes qui photographient du haut des tours de Notre-Dame la fameuse gargouille du Stryge qui tire la langue, se doutent que c’est une créature de Viollet-le-Duc inspirée par Quasimodo et sculptée en 1849 ? À son retour d’exil, Victor Hugo ne tarda pas à visiter la cathédrale, « ta bonne vieille Notre-Dame » lui écrivit le lendemain Juliette Drouet (8 octobre 1870), et il la jugea « supérieurement restaurée ». Contrairement aux sombres prévisions de Frollo, ceci avait finalement sauvé cela.