’ANÁΓKH

Première page

Notre-Dame de Paris

Notre-Dame de Paris s’ouvre sur un graffiti (en grec) disparu, de même que Les Misérables s’achèveront par la disparition d’une épitaphe sur une pierre tombale du Père-Lachaise. Beaucoup plus loin dans le roman, Jehan Frollo verra son frère Claude inscrire ce graffiti sur la muraille de sa cellule : « Mon frère est fou, dit Jehan en lui-même ; il eût été bien plus simple d’écrire : Fatum ; tout le monde n’est pas obligé de savoir le grec. » (Notre-Dame de Paris, VII, 4) Et comme tout le monde n’est pas obligé de savoir le latin non plus, il eût encore été plus simple d’écrire : Fatalité, ou bien Nécessité.
 
Il y a quelques années qu’en visitant, ou, pour mieux dire, en furetant Notre-Dame, l’auteur de ce livre trouva, dans un recoin obscur de l’une des tours ce mot gravé à la main sur le mur :
 
’ANÁΓKH.
 
Ces majuscules grecques, noires de vétusté et assez profondément entaillées dans la pierre, je ne sais quels signes propres à la calligraphie gothique empreints dans leurs formes et dans leurs attitudes, comme pour révéler que c’était une main du moyen âge qui les avait écrites là, surtout le sens lugubre et fatal qu’elles renferment, frappèrent vivement l’auteur.
Il se demanda, il chercha à deviner quelle pouvait être l’âme en peine qui n’avait pas voulu quitter ce inonde sans laisser ce stigmate de crime ou de malheur au front de la vieille église.
Depuis, on a badigeonné ou gratté (je ne sais plus lequel) le mur, et l’inscription a disparu. Car c’est ainsi qu’on agit depuis tantôt deux cents ans avec les merveilleuses églises du moyen âge. Les mutilations leur viennent de toutes parts, du dedans comme du dehors. Le prêtre les badigeonne, l’architecte les gratte, puis le peuple survient, qui les démolit.
Ainsi, hormis le fragile souvenir que lui consacre ici l’auteur de ce livre, il ne reste plus rien aujourd’hui du mot mystérieux gravé dans la sombre tour de Notre-Dame, rien de la destinée inconnue qu’il résumait si mélancoliquement. L’homme qui a écrit ce mot sur ce mur s’est effacé, il y a plusieurs siècles, du milieu des générations, le mot s’est à son tour effacé du mur de l’église, l’église elle-même s’effacera bientôt peut-être de la terre.
C’est sur ce mot qu’on a fait ce livre.
 
Mars 1831.
 
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1832.
> Texte intégral : Ollendorff, Paris, 1904-1924