Le "Versailles sauvé"

La Presse, 22 juin 1837

Le vicomte de Launay : lettres parisiennes. T. 1

Après avoir décrit les fêtes populaires organisées après le mariage du duc d’Orléans, fils du roi Louis-Philippe, le « vicomte de Launay » évoque dans sa chronique hebdomadaire l’inauguration du musée de l’Histoire de France de Versailles. Par la volonté du roi, le château de Louis XIV, sauvé de la destruction, avait été réaménagé afin d’accueillir une collection de centaines de peintures retraçant le « roman national » des origines gauloises à la Révolution de 1830. Cette inauguration, très politique, fit cependant fureur à une époque où le grand public se passionnait pour l’histoire de France. Même les opposants au roi durent reconnaître la réussite de son entreprise de reconversion du monument légué par l’Ancien Régime.

Il y a quelques jours aussi, nous nous sommes sincèrement réjoui de pouvoir admirer, sans nous être suspect à nous-mêmes, ce beau monument que nous appellerons le Versailles sauvé ; car c’est en cela que la pensée est deux fois généreuse et belle ; ce n’est pas seulement un Versailles nouveau qu’on vous donne, c’est le Versailles de Louis XIV que l’on vous rend ; c’est le palais du grand roi que les rats et les députés allaient détruire, et que Louis-Philippe a sauvé. Sans doute, il est fâcheux de voir des murs en bois de chêne dans ce temple de l’orgueil, où le marbre seul était admis ; sans doute ce réfectoire de maréchaux n’a pas la splendeur des salons dorés du premier étage ; mais à qui la faute ? ce n’est pas celle du roi, c’est celle du siècle ; nous ne laissons pas à nos rois le temps de bâtir en marbre, nous ne leur laissons prendre à l’état ce qu’il leur faudrait d’or pour en couvrir les murs de leur palais. Versailles aujourd’hui n’est plus l’œuvre de la munificence d’un monarque, c’est le fruit de ses économies ; toute la grandeur de la royauté moderne est dans ce mot. En surveillant les travaux de Versailles, Louis-Philippe disait chaque jour : « Pourvu qu’ils me laissent le temps de finir cela. ». ILS, c’étaient les assassins ; toute la stabilité du trône moderne n’est-elle pas dans ce mot ; et croyez-vous qu’il soit possible de bâtir des palais en marbre et de sculpter des lambris d’or avec un budget de roi citoyen, entre la machine infernale de la veille et les coups de pistolet du lendemain ?
Le premier devoir d’un souverain, c’est de comprendre son époque ; le premier devoir d’un monument, c’est de la représenter. Il nous semble qu’en cela Louis-Philippe et le nouveau Versailles ont bien rempli leur devoir. Ce n’est pas leur faute si l’époque n’est pas plus belle, si de nos jours les pâtes ont remplacé les moulures, si le car­ton-pierre remplace le bronze, si les députés chauves remplacent les ambassadeurs à longues perruques, si les fracs de drap rem­placent les habits de velours, si les cravates noires remplacent les jabots de dentelle, si les petits camards remplacent les grands nez aquilins. Ce qu’il y a de beau à Versailles, c’est précisément le mélange de toutes ces choses. C’est tout le passé et tout le présent. C’est ce ravissant portrait de Marie-Antoinette, dont la république avait déchiré la toile ; ce sont ces grandes batailles de l’empire, que la restauration avait cachées ; c’est enfin cette pensées qui vient aux esprits indifférents en parcourant ces galeries : « Deux réactions d’un jour ! … et pas un de ces tableaux n’y resterait ! »

La Presse, 22 juin 1837
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