À propos de l’œuvreCharles-Eloi Vial

Le vicomte de Launay : lettres parisiennes. T. 1
Lettres parisiennes

En 1831, Delphine Gay avait épousé le journaliste Émile de Girardin. Fils illégitime d’un général d’Empire et neveu d’un député du parti libéral, celui-ci révolutionna le monde de la presse en inventant la publicité payante, ce qui lui permit de faire baisser les prix et d’augmenter le tirage et le nombre d’abonnés à son quotidien, La Presse, qui parut de 1836 à 1952. Centré sur la politique et sur la vie mondaine et littéraire de la capitale, La Presse publia aussi des romans-feuilletons, écrits par les plus grands noms de la littérature tels que Balzac, Alexandre Dumas.
 
Parmi les rubriques du quotidien, le « Courrier de Paris » du vicomte de Launay, publiées de septembre 1836 à septembre 1848, connurent également un franc succès. Rédigée par Delphine, cette correspondance imaginaire met en scène les états d’âmes d’un aristocrate nostalgique de l’Ancien régime, le « vicomte Charles de Launay ». Delphine de Girardin toucha 6 000 francs par an pour rédiger cette chronique hebdomadaire dont le succès fut immédiat. Depuis la fin de la Restauration, la forme épistolaire avait souvent été utilisée par les journalistes afin de critiquer le pouvoir en place : de fausses lettres avaient par exemple été écrites par les témoins des premières émeutes de la révolution de Juillet 1830, certaines furent également signées par des lapins chassés par le roi Charles X à Saint-Cloud, et d’autres par des casseroles du palais des Tuileries. Toutefois, aucune de ces lettres n’avait jamais été attribuée à un personnage imaginaire, caricaturant les goûts et le système de pensée de toute une frange de la bonne société parisienne. Ce fut aussi la première publication régulière d’une correspondance imaginaire dans la presse.
 
Sous sa plume, le vicomte, regrettant la Révolution de 1830 qui avait entraîné l’abdication du roi Charles X et l’avènement de son cousin Louis-Philippe d’Orléans, décrit sans se lasser, sous la forme de lettres, la « décadence » de la bonne société parisienne, où la première place, autrefois réservée à la noblesse, était peu à peu occupée par la grande bourgeoisie. En critiquant le règne des « parvenus » et le libéralisme du nouveau gouvernement, le vicomte de Launay exprimait l’exact contraire de la pensée de Delphine de Girardin. Celle-ci, profondément libérale, écrivit son « Courrier de Paris » au second degré, pour mieux viser le parti légitimiste et les politiciens réactionnaires sans cesse combattus par le journal La Presse. Sous ce masque, elle put aussi critiquer les travers du régime de Juillet : la prépondérance du roi dans le système politique, le retour à une forme de protectionnisme économique, la résurgence d’une vie de cour et d’une forme de propagande d’État et la conquête de l’Algérie furent notamment passés au crible de la critique. Delphine de Girardin put aussi librement railler, sous ce pseudonyme, tous les spectacles, les salons de peinture et de sculpture, les dernières nouveautés en matière de mode, de musique ou de littérature. Elle n’épargna pas non plus les salons, dont elle mit en scène les personnages les plus célèbres dans des anecdotes souvent burlesques, mais qu’elle affirmait tenir de première main.
 
Après la révolution de Février 1848, le personnage du vicomte de Launay continua à critiquer pendant quelques mois la nouvelle République, dont le tournant réactionnaire la déçut profondément : de son côté, le vicomte s’en réjouit, tout en considérant que la nouvelle République conservait encore trop de caractères monarchiques pour être réellement démocratique. Quelques semaines après la dernière lettre du vicomte de Launay, le prince Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, était élu président de la République.
 
La rubrique de Delphine de Girardin fut régulièrement imitée, de nombreux journalistes ayant tenté de retrouver son ton ironique et sa capacité à manier le double langage comme Alphonse Karr, puis plus tard Henri Rochefort. Publiées sous le titre de Lettres parisiennes, les chroniques de Delphine de Girardin constituent une vivante chronique du Paris de la monarchie de Juillet, à l’égal des Choses Vues de Victor Hugo ou des témoignages de contemporains comme la comtesse de Boigne.