Trois grands bals

La Presse, 8 février 1840

Le vicomte de Launay : lettres parisiennes. T. 1

Chaque hiver, la grande saison des bals et des fêtes alimentait la chronique mondaine du vicomte de Launay. En opposant trois soirées organisées la même semaine, Delphine de Girardin mettait ainsi en scène trois groupes sociaux : le cercle de la duchesse d’Orléans, épouse de l’héritier du trône, issue d’une grande famille princière allemande, incarne le bon goût ; le bal de la Liste civile où se retrouvaient les légitimistes partisans du comte de Chambord, petit-fils de Charles X, évoquait les grandes fêtes du temps passé. Au contraire, les Tuileries, où le roi « usurpateur » Louis-Philippe tâchait de rallier les soutiens de sa monarchie « bourgeoise », représentait la vulgarité d’une société de parvenus.

La semaine a commencé par trois grands bals : lundi, bal chez Mme la duchesse d’Orléans ; mardi, bal au profit des pensionnaires de l’ancienne Liste civile, mercredi, bal aux Tuileries. Le premier était un vrai bal de prince, tout y était du meilleur goût, beaucoup de monde et point de foule, un peu d’étiquette mais point de froideur. De grands personnages causant dans de charmants salons artistement ornés ; des hommes distingués osant avoir de bonnes manières, au risque de passer pour des courtisans imitant le maître ; beaucoup de jeunes femmes, toutes jolies et toutes admirablement mises. On le sait, aux fêtes de Mme la duchesse d’Orléans, on ne porte que des robes neuves ; c’est pour ces jours-là que se réservent les parures les plus fraîches, les diamants les plus beaux et les fleurs les plus nouvelles. Comme ce sont des réunions d’élite, chacun est fier d’en faire partie, et chacun se met en frais pour y venir. Quand on se voit l’objet d’un choix flatteur, on devient tout de suite très difficile pour soi-même ; les préférences ont cela de bon, qu’elles inspirent toujours un peu le désir de les mériter.
Le second bal, donné au théâtre de la Renaissance, était une vraie fête royale ; on n’a jamais rien vu de plus riche, de plus magnifique, de plus grandiose, de mieux ordonné et de plus élégant. D’abord, pour arriver, point de file : six voitures s’arrêtaient en même temps sous le péristyle, où chacun parvenait sans le moindre embarras. Là commençaient les enchantements : dans l’escalier des glaces, des tapis, des fleurs et des flots de lumières ; dans les corridors des glaces, des tapis, des fleurs et des flots de lumières ; dans le foyer des tapis, des glaces, des fleurs, des flots de lumières, des canapés et des femmes éblouissantes. La salle offrait un coup d’œil dont rien ne peut donner l’idée ; les loges, sans portes, étaient tendues de riches étoffes et éclairées par de superbes candélabres en bronze doré. Le lustre était ce beau modèle renaissance, chef-d’œuvre de Chaumont, que tout le monde a admiré à l’exposition de l’industrie cette année.
Que tout cela avait bon air ! En bas, vingt valets de pied en grande livrée, en haut, quinze valets de chambre en grande tenue, dans les corridors, quinze huissiers ornés de leur chaîne ; dans la salle, messieurs les commissaires portant à leur boutonnière les insignes de leur grade : un ruban bleu et la médaille de la charité. Mesdames les patronnesses occupaient une estrade à l’entrée de la salle de bal ; elles étaient resplendissantes de parures. Leur présence expliquait l’empressement du public ; on comprenait que tout le monde élégant de Paris voulût être d’une fête dont elles faisaient les honneurs […]
Le troisième bal donné aux Tuileries était un vrai bal de charité ; la plupart des invités l’avaient été par complaisance. Quelle file ! Quelle foule ! Et quelles figures ! Mais aussi, comment voulez-vous qu’un bal où les trois cents hommes les plus laids de France sont, avant tout le monde, priés par force et de fondation, sous prétexte qu’ils représentent le pays, ne soit pas épouvantable. Ces messieurs, naturellement laids, sont en outre systématiquement mal mis ; ils sont tous sales et point peignés ; c’est leur uniforme, le seul qu’ils aient voulu adopter. Quant à leurs manières, elles sont des plus libérales ; ils se donnent des coups de coude, des coups de pied, des coups de poing. C’est révoltant ; on se croirait à la Chambre.

La Presse, 8 février 1840
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