À propos de l'œuvre Christine Genin

Bouvard et Pécuchet

La genèse

Le projet de la dernière œuvre de Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, est très ancien, mais il a été maintes fois différé ou interrompu. Il réunit deux « vieilles idées » : celle d’un Dictionnaire des idées reçues qui trouve son origine dans une lettre envoyée de Damas en septembre 1850 ; et un projet de roman comique né en 1863 de la lecture d’une nouvelle de six pages de Barthélémy Maurice, Les Deux greffiers (1858). Flaubert se déclare « attiré par l’histoire de (ses) cloportes » et imagine une œuvre satirique sur la vanité de ses contemporains, un livre de vengeance face à la bêtise humaine qui toute sa vie l’a agressé. Le moment décisif semble se situer en juillet 1872 : Flaubert écrit à George Sand qu’il se met à la rédaction d'un grand roman moderne, « qui aura la prétention d'être comique ». De manière significative, l’Histoire des deux cloportes devient l’Histoire des deux bonshommes. Les personnages ont changé de nature et vont s’inscrire dans « un roman moderne faisant la contrepartie de Saint Antoine » (juillet 1872).
 
À la fin de juillet 1873, Flaubert annonce à Tourgueniev qu’il « commence enfin Bouvard et Pécuchet. […] Il me semble que je vais m’embarquer pour un très long voyage, vers des régions inconnues, et que je n’en reviendrai pas ». Le roman comique s’avère alors d'un « sérieux effrayant » et devient l'occasion d'une recherche écrasante, exigeant la lecture de livres par centaines, dont l'analyse, la mise en notes et le classement lui demandent des années de travail : « Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? à plus de 1500 ! » Roland Barthes évoque très justement dans La Préparation du roman cette « pulsion » (qu’il partage) : « Vers la fin de sa vie, comportement retors à l’égard de ce désir : l’assumer pratiquement (lire des centaines d’ouvrages) mais le distancier ensuite par un dispositif de dérision = c’est Bouvard et Pécuchet ». La rédaction du roman est d’ailleurs abandonnée après seulement deux chapitres durant l’été 1875, et reprise en avril 1877 après la publication de Trois contes. Mais elle est interrompue par la mort brutale de Flaubert le 8 mai 1880 et le roman reste inachevé. Bouvard et Pécuchet est publié à titre posthume d’abord dans La Nouvelle Revue, puis en volume en 1881, et reçoit un accueil public et critique très réservé. Barbey d'Aurevilly trouve l'occasion d'un éreintement nécrologique peu glorieux, et même les meilleurs amis de l'auteur restent souvent sans voix devant une œuvre « inquiétante » à force de laisser le « lecteur indécis et l'esprit en suspens ».
 

Bouvard et Pécuchet

L’argument

L’argument narratif est simple. Deux petits employés parisiens proches de la cinquantaine se rencontrent par hasard et deviennent amis. Un héritage providentiel fait par Bouvard leur permet de réaliser leur rêve : se retirer à la campagne pour se consacrer au savoir. Ils achètent un domaine à Chavignolles, en Normandie, et essaient de mettre en pratique les nouvelles théories de leur époque. Remplis d’un enthousiasme de néophytes et sans autre préparation que la lecture d'ouvrages de vulgarisation et des conseils pratiques glanés au hasard, ils se lancent successivement dans toutes les disciplines : agriculture, sciences, archéologie, littérature, politique, amour, philosophie, religion, éducation, etc. Mais à chaque nouvelle tentative, menée sur le même modèle (documentation / expérimentation / évaluation), ils essuient la même déception : les vérités les mieux établies se révèlent pleines d’incertitudes et se contredisent. Dégoûtés et déprimés par tant d'échecs, ayant mangé leur capital, les deux dilettantes envisagent dans le dixième chapitre, inachevé, de retourner à leur première activité : copier, mais cette fois avec une arrière-pensée radicalement critique, collectionner tous les échantillons de la bêtise humaine. Ce devait être là son sens du second volume laissé à l’état de chantier à la mort de l’écrivain.
 
L’œuvre devait en effet comprendre deux livres, Le Roman et La Copie. Ce second volume devait être un florilège des textes les plus stupides et ridicules que les deux bonshommes avaient trouvés au cours de leur traversée du savoir. Cette somme devait regrouper des citations ineptes ou contradictoires trouvées chez les grands auteurs, des fragments narratifs relatant les perles de la « Bêtise universelle », des textes aléatoires (« vieux papiers achetés au poids à la manufacture, lettres perdues, affiches »), et un ensemble lexicographique parmi lesquels le Catalogue des idées chics et le Dictionnaire des idées reçues, inventaires raisonnés de clichés et stéréotypes, de la bêtise faite langue. Un tel ouvrage, construit selon une logique combinatoire, n’aurait pu aboutir qu’à une sorte de monstre propre à faire éclater la forme même du livre et à « ahurir tellement le lecteur qu'il en devienne fou ». Le 25 janvier 1880, Flaubert était optimiste : « je commence mon dernier chapitre. Quand il sera fini, j’irai à Paris pour le second volume qui ne me demandera pas plus de six mois. Il est fait aux trois quarts et ne sera presque composé que de citations ». Mais ce projet était sans doute bien plus net dans son esprit que dans les huit dossiers informes accumulés en un quart de siècle, et le puzzle ne sera jamais reconstitué : Maupassant, chargé un temps de l’éditer, déclare forfait le premier et plusieurs tentatives de reconstitution ont eu lieu depuis ; mais le projet reste encore enfoui dans le dossier de 2 500 folios manuscrits qui lui étaient consacrés.
 

Bouvard et Pécuchet

Un roman novateur

Ce dernier roman est inclassable : « Ce sera une espèce d’encyclopédie de la bêtise moderne », écrit-il le 17 octobre 1872. Flaubert, remarque Claudine Gothot-Mersch « a élevé la Bêtise au rang du Mal », et il s’est toute sa vie senti agressé par les imbéciles. À 9 ans déjà, lorsqu’il déclare qu’il a l’intention d’écrire, le premier sujet qu’il invente serait de raconter « les bêtises » que débite « une dame qui vient chez papa » (lettre du 31 décembre 1830). Pendant la rédaction du roman il affirme : « La bêtise humaine, actuellement, m’écrase si fort que je me fais l’effet d’une mouche, ayant sur le dos l’Himalaya. N’importe ! Je tâcherai de vomir mon venin dans mon livre : cet espoir me soulage » (9 octobre 1877).
 
Mais Bouvard et Pécuchet comporte de nombreux autres aspects. C’est presque une histoire d’amour, comme en témoigne notamment le récit de la rencontre entre les deux hommes. Le récit simple, abrupt, très visuel et dialogué, plonge le lecteur dans l’incertitude : Bouvard et Pécuchet sont-ils médiocres ou sublimes ? Au fil de la rédaction Flaubert se rapproche de ses personnages et ils lui ressemblent de plus en plus : « Le fait est que cinq années de coexistence transformèrent Flaubert en Pécuchet et Bouvard ou (plus exactement) transformèrent Pécuchet et Bouvard en Flaubert », comme le souligne Borges. Un brouillon indique d’ailleurs que « P[écuchet] = Polycarpe » (surnom que se donnait Flaubert). Borges parle aussi à propos de ce roman d’une épopée, tandis que Raymond Queneau le place dans la longue chaîne des odyssées. On a pu y lire une quête chevaleresque du Graal ou une réécriture de Candide ou de Don Quichotte.
 
Le roman est surtout très novateur dans son écriture : phrases courtes, images rares, descriptions « plates », collages d’opinions contradictoires, nombreuses citations, utilisation très large du dialogue et du style indirect libre. Toute parole se fige, devient cliché. La composition est marquée par l’absence de progression du récit et une temporalité fantaisiste, à la fois répétitive et circulaire. Un rythme binaire juxtapose les contradictions, empêchant toute conclusion : le jeu des antithèses et des parallélismes renvoie dos à dos toutes les doctrines, empêche le sens de se faire jour, donne l’impression que la science affirme tout et son contraire.