Jugements et critiques

Souper chez Marguerite Gautier

Jules Janin

« […] vous pensez si je fus étonné quand parut ce livre d’un intérêt si vif, et surtout d’une vérité toute récente et toute jeune, intitulé : La Dame aux Camélias. On en a parlé tout d’abord, comme on parle d’ordinaire des pages empreintes de l’émotion sincère de la jeunesse, et chacun se plaisait à dire que le fils d’Alexandre Dumas, à peine échappé du collège, marchait déjà d’un pas sûr à la trace brillante de son père. Il en avait la vivacité et l’émotion intérieure ; il en avait le style vif, rapide et avec un peu de ce dialogue si naturel, si facile et si varié […]. / Ainsi le livre obtint un grand succès, mais bientôt les lecteurs, en revenant sur leur impression fugitive, firent cette observation que La Dame aux Camélias n’était pas un roman en l’air, que cette femme avait dû vivre et qu’elle avait vécu d’une vie récente ; que ce drame n’était pas un drame imaginé à plaisir, mais au contraire une tragédie intime, dont la représentation était toute vraie et toute saignante. »
(« Mademoiselle Maris Duplessis », préface à l’édition de 1872 de La Dame aux Camélias, publié chez Michel Lévy)
 

Roland Barthes

« Or, en fait, le mythe central de La Dame aux Camélias, ce n'est pas l'Amour, c'est la
Reconnaissance, Marguerite aime pour se faire reconnaître, et à ce titre sa passion (au sens
plus étymologique que sentimental) vient tout entière d'autrui. […] Marguerite a d'abord été touchée de se sentir reconnue par Armand, et la passion n'a été ensuite pour elle que la sollicitation permanente de cette reconnaissance ; c'est pourquoi le sacrifice qu'elle consent à M. Duval en renonçant à Armand, n'est nullement moral (en dépit de la phraséologie), il est existentiel ; il n'est que la conséquence logique du postulat de reconnaissance, un moyen supérieur (bien plus supérieur que l'amour) de se faire reconnaître par le monde des maîtres […]. Et ses propres conduites d'adaptation sont, elles aussi, entièrement, des conduites de reconnaissance : tantôt elle assume avec excès sa propre légende, s'enfonce dans le tourbillon classique de la vie courtisane […], tantôt elle annonce un pouvoir de dépassement qui vise à faire reconnaître moins une vertu “naturelle” qu'un dévouement de condition, comme si son sacrifice avait pour fonction de manifester non point le meurtre de la courtisane qu'elle est mais d'afficher au contraire une courtisane superlative, majorée sans rien perdre d'elle-même, d'un haut sentiment bourgeois. »
(Mythologies, Éditions du Seuil, 1957)