L’effrayante satire des couventsMichel Delon

La Religieuse
La Religieuse

« M. d'Alainville, un de nos amis communs, lui rendit visite et le trouva plongé dans la douleur et le visage inondé de larmes. « Qu'avez-vous donc ? lui dit M. d'Alainville. Comme vous voilà ! – Ce que j'ai, lui répondit M. Diderot, je me désole d'un conte que je me fais. »

Diderot est en train de composer La Religieuse. L'histoire aurait dû le faire sourire, il ne s'agissait à l'origine que d'une mystification. S'il entreprend de tenir la plume d'une jeune femme, religieuse malgré elle, appelant de ses vœux, c'est pour attendrir un ami, le marquis de Croismare, et le convaincre de revenir à Paris. Mais il s'est pris au jeu. Il sait ce qu'est la clôture monastique. Diderot, fils du coutelier de Langres, était destiné à l'état ecclésiastique, il lui a fallu ruer dans les brancards, tenir tête à son père, accepter le risque de la misère pour échapper au destin fixé par sa famille. Une de ses sœurs est sans doute morte folle dans un couvent. Monté à Paris, Diderot connaît des années difficiles avant de devenir la cheville ouvrière de l'Encyclopédie.
 
Sa création dramatique et romanesque se développe parallèlement au travail philosophique et militant. Il conçoit son théâtre et ses romans comme un jeu permanent entre le pathétique et l'ironie, la recherche de l'illusion et la distance critique. L'histoire de Suzanne Simonin, fille adultérine vouée au couvent pour expier la faute de sa mère, avait trop de modèles dans la réalité pour ne pas susciter l'émotion du lecteur ; Diderot lui fait raconter à la première personne le calvaire qu'elle endure, à la façon dont Richardson a décrit les malheurs de la belle Clarissa et dont Sade décrira ceux de la pieuse Justine. Il fait, selon ses propres termes, « la plus effrayante satire des couvents », n'hésitant pas à peindre les perversions qui fleurissent à l'ombre de la clôture monastique. Détournés de leur liberté première, les corps y sont violentés, les cœurs réprimés.
 
Mais Diderot, grand admirateur de la peinture et de la musique religieuses, ne se contente pas de dénoncer. Il joue en artiste avec les ombres et les bruits, les attitudes et les physionomies dans « un ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres ». Le soir où la pauvre Suzanne doit se donner la discipline est une des scènes qui retiennent l'attention : le clair-obscur, l'éclat d'un corps qu'on dénude, le dos flagellé et les pieds en sang, le Miserere chanté à voix basse, la cruauté de la plupart des sueurs, la pitié de quelques-unes sont évoqués avec un dépouillement que Jacques Rivette saura retrouver dans son adaptation cinématographique. Resté manuscrit du vivant de l'auteur, le roman attend la Révolution pour paraître en 1796. Longtemps voué aux polémiques et au scandale, il s'impose maintenant comme un récit sobre et puissant.
 
La Religieuse touche sans doute plus profondément et le créateur et le lecteur. Poussé par Grimm et la joyeuse bande, Diderot imagine une religieuse qui ferait appel à lui pour qu'il l'aide à se faire relever de ses vœux. Suzanne Simonin raconte sa vie et ses vœux forcés pour attendrir le marquis. Mais cet appel au secours, cette revendication d'une liberté fondamentale de l'être, cette évocation de l'institution monacale et de ses perversions renvoient à des expériences personnelles de Diderot et correspondent à des hantises profondes. La plaisanterie a partie liée avec les inquiétudes de l'homme privé et de l'encyclopédiste militant. Le récit à la première personne ébauche le roman épistolaire qui suit, la préface-annexe qui est jointe pour rapporter l'origine du texte exploite ce double registre du pathétique et de l'ironie. La relation que le narrateur entretient avec la religion n'est pas moins complexe. Le roman, publié pour la première fois sous la Révolution, a souvent été présenté comme un texte anticlérical, comme une implacable dénonciation du célibat et de la claustration. Mais c'est aussi une méditation sur la religion comme inspiration esthétique, comme institution d'une redoutable efficacité. Dans ses nocturnes, dans ses scènes de prières et d'agonies, l'écrivain rivalise avec les peintres religieux qu'il admire tant.