Où le Sultan apprend l’incarnation du narrateur en Sopha

Chapitre I

Le Sopha, conte moral

Sire, votre Majesté n'ignore pas que, quoique je sois son sujet, je ne suis pas la même loi qu'elle, et que je ne reconnais pour Dieu que Brama […] Nous autres sectateurs de Brama, nous croyons à la métempsycose, continua Amanzéi (c'est le nom du conteur) c'est-à-dire, pour ne point embarrasser mal-à-propos votre Majesté, que nous croyons qu'au sortir d'un corps notre âme passe dans un autre, et ainsi successivement, tant qu'il plaît à Brama, ou que notre âme soit devenue assez pure pour être mise au nombre de celles qu'enfin il juge dignes d'être éternellement heureuses […]
Il me reste cependant à dire à votre majesté, que Brama permet quelquefois que nous nous souvenions de ce que nous avons été, surtout quand il nous a infligé quelque peine singulière ; et ce qui le prouve, c'est que je me souviens parfaitement d'avoir été Sopha.
Un Sopha ! s'écria le Sultan, allons, cela ne se peut pas. Me prenez-vous pour une autruche, de me faire de ces contes-là ? J'ai envie de vous faire un peu brûler, pour vous apprendre à me dire, et affirmativement, de pareilles balivernes.
Votre clémente majesté a de l'humeur aujourd'hui, dit la Sultane : il est dans son auguste caractère de ne douter de rien, et elle ne peut pas croire qu'un homme ait pu être Sopha. Cela n'est pas relatif à ses idées ordinaires.
Croyez-vous répliqua le Sultan, terrassé par l’objection ? Il me semble pourtant que je n'ai pas tort. Ce n'est pas cependant que je ne pusse. Mais, parbleu ! j'ai raison. Je ne saurais en conscience croire ce que dit Amanzéi : est-ce donc pour rien que je suis Musulman ?
A merveille, répondit la Sultane : hé bien ? écoutez Amanzéi, et ne le croyez pas. Ah oui ! reprit le Sultan, ce ne sera point parce que la chose est incroyable qu'il faudra que je ne la croie pas ; mais parce que, fût-elle vraie, je ne dois pas la croire. Je comprends bien, cela fait une différence. Vous avez donc été Sopha, mon enfant ? Cela fait une terrible aventure ! Hé, dites-moi, étiez-vous brodé ?
Oui, sire, répondit Amanzéi : le premier Sopha dans lequel mon âme entra, était couleur de rose, brodé d'argent. Tant mieux, dit le Sultan, vous deviez être un assez beau meuble. Enfin, pourquoi votre Brama vous fit-il Sopha plutôt qu'autre chose ? quel était le fin de cette plaisanterie ? Sopha ! Cela me passe.
C'était, répondit Amanzéi, pour punir mon âme de ses dérèglements. Dans quelque corps qu'il l’eût mise, il n'avait pas eu lieu d'en être content ; et sans doute il crut m'humilier plus en me faisant Sopha, qu'en me faisant reptile.