Le Caire
Sixième partie : Voyage d’Egypte
Après avoir quitté Jérusalem, Chateaubriand se rend en Egypte, où il visite rapidement les pyramides. Son passage au pays des Pharaons lui permet de mêler des considérations philosophiques et historiques avec des souvenirs, bien plus concrets, de l’Expédition d’Egypte menée par Bonaparte quelques années plus tôt.
Bientôt, dans l’espace vide que laissait l’écartement de ces deux chaînes de montagnes, nous découvrîmes le sommet des Pyramides : nous en étions à plus de dix lieues. Pendant le reste de notre navigation, qui dura encore près de huit heures, je demeurai sur le pont à contempler ces tombeaux ; ils paraissaient s’agrandir et monter dans le ciel à mesure que nous approchions. Le Nil, qui était alors comme une petit mer ; le mélange des sables du désert et de la plus fraîche verdure ; les palmiers, les sycomores, les dômes, les mosquées et les minarets du Caire ; les pyramides lointaines de Sacarah, d’où le fleuve semblait sortir comme de ses immenses réservoirs ; tout cela formait un tableau qui n’a point son égal sur la terre. « Mais quelque effort que fassent les hommes, dit Bossuet, leur néant paraît partout : ces pyramides étaient des tombeaux ! encore les rois qui les ont bâties n’ont-ils pas eu le pouvoir d’y être inhumés, et ils n’ont pas joui de leur sépulcre. »
J’avoue pourtant qu’au premier aspect des Pyramides, je n’ai senti que de l’admiration. Je sais que la philosophie peut gémir ou sourire en songeant que le plus grand monument sorti de la main des hommes est un tombeau ; mais pourquoi ne voir dans la pyramide de Chéops qu’un amas de pierres et un squelette ? Ce n’est point par le sentiment de son néant que l’homme a élevé un tel sépulcre, c’est par l’instinct de son immortalité : ce sépulcre n’est point la borne qui annonce la fin d’une carrière d’un jour, c’est la borne qui marque l’entrée d’une vie sans terme ; c’est une espèce de porte éternelle bâtie sur les confins de l’éternité. « Tous ces peuples (d’Égypte), dit Diodore de Sicile, regardant la durée de la vie comme un temps très court et de peu d’importance, font au contraire beaucoup d’attention à la longue mémoire que la vertu laisse après elle : c’est pourquoi ils appellent les maisons des vivants des hôtelleries, par lesquelles on ne fait que passer ; mais ils donnent le nom de demeures éternelles aux tombeaux des morts, d’où l’on ne sort plus. Ainsi les rois ont été comme indifférents sur la construction de leurs palais, et ils se sont épuisés dans la construction de leurs tombeaux. »
On voudrait aujourd’hui que tous les monuments eussent une utilité physique, et l’on ne songe pas qu’il y a pour les peuples une utilité morale d’un ordre fort supérieur, vers laquelle tendaient les législations de l’antiquité. La vue d’un tombeau n’apprend-elle donc rien ?
Si elle enseigne quelque chose, pourquoi se plaindre qu’un roi ait voulu rendre la leçon perpétuelle ? Les grands monuments font une partie essentielle de la gloire de toute société humaine. A moins de soutenir qu’il est égal pour une nation de laisser ou de ne pas laisser un nom dans l’histoire, on ne peut condamner ces édifices qui portent la mémoire d’un peuple au-delà de sa propre existence et le font vivre contemporain des générations qui viennent s’établir dans ses champs abandonnés. Qu’importe alors que ces édifices aient été des amphithéâtres ou des sépulcres ? Tout est tombeau chez un peuple qui n’est plus. Quand l’homme a passé, les monuments de sa vie sont encore plus vains que ceux de sa mort : son mausolée est au moins utile à ses cendres ; mais ses palais gardent-ils quelque chose de ses plaisirs ?
Sans doute, à le prendre à la rigueur, une petite fosse suffit à tous, et six pieds de terre, comme le disait Mathieu Molé, feront toujours raison du plus grand homme du monde. Dieu peut être adoré sous un arbre comme sous le dôme de Saint-Pierre, on peut vivre dans une chaumière comme au Louvre ; le vice de ce raisonnement est de transporter un ordre de choses dans un autre. D’ailleurs, un peuple n’est pas plus heureux quand il vit ignorant des arts que quand il laisse des témoins éclatants de son génie. On ne croit plus à ces sociétés de bergers qui passent leurs jours dans l’innocence, en promenant leur doux loisir au fond des forêts. On sait que ces honnêtes bergers se font la guerre entre eux pour manger les moutons de leurs voisins. Leurs grottes ne sont ni tapissées de vignes ni embaumées du parfum des fleurs ; on y est étouffé par la fumée et suffoqué par l’odeur des laitages. En poésie et en philosophie, un petit peuple à demi barbare peut goûter tous les biens ; mais l’impitoyable histoire le soumet aux calamités du reste des hommes. Ceux qui crient tant contre la gloire ne seraient-ils pas un peu amoureux de la renommée ? Pour moi, loin de regarder comme un insensé le roi qui fit bâtir la grande Pyramide, je le tiens au contraire pour un monarque d’un esprit magnanime. L’idée de vaincre le temps par un tombeau, de forcer les générations, les mœurs, les lois, les âges à se briser au pied d’un cercueil, ne saurait être sortie d’une âme vulgaire. Si c’est là de l’orgueil, c’est du moins un grand orgueil. Une vanité comme celle de la grande Pyramide, qui dure depuis trois ou quatre mille ans, pourrait bien à la longue se faire compter pour quelque chose.
Au reste, ces Pyramides me rappelèrent des monuments moins pompeux, mais qui toutefois étaient aussi des sépulcres ; je veux parler de ces édifices de gazon qui couvrent les cendres des Indiens au bord de l’Ohio. Lorsque je les visitai, j’étais dans une situation d’âme bien différente de celle où je me trouvais en contemplant les mausolées des Pharaons : je commençais alors le voyage, et maintenant je le finis. Le monde, à ces deux époques de ma vie, s’est présenté à moi précisément sous l’image des deux déserts, où j’ai vu ces deux espèces de tombeaux : des solitudes riantes, des sables arides.
Nous abordâmes à Boulacq, et nous louâmes des chevaux et des ânes pour le Caire. Cette ville, que dominent l’ancien château de Babylone et le mont Moqattam, présente un aspect assez pittoresque, à cause de la multitude des palmiers, des sycomores et des minarets qui s’élèvent de son enceinte. Nous y entrâmes par des voiries et par un faubourg détruit, au milieu des vautours qui dévoraient leur proie. Nous descendîmes à la contrée des Francs, espèce de cul-de-sac dont on ferme l’entrée tous les soirs, comme les cloîtres extérieurs d’un couvent. Nous fûmes reçus par M.…, à qui M. Drovetti avait confié le soin des affaires des Français au Caire. Il nous prit sous sa protection, et envoya prévenir le pacha de notre arrivée ; il fit en, même temps avertir les cinq mamelucks français, afin qu’ils nous accompagnassent dans nos courses.
Ces mamelucks étaient attachés au service du pacha. Les grandes armées laissent toujours après elles quelques traîneurs : la nôtre perdit ainsi deux ou trois cents soldats, qui restèrent éparpillés en Égypte. Ils prirent parti sous différents beys, et furent bientôt renommés par leur bravoure. Tout le monde convenait que si ces déserteurs, au lieu de se diviser entre eux, s’étaient réunis et avaient nommé un bey français, ils se seraient rendus maîtres du pays. Malheureusement ils manquèrent de chef et périrent presque tous à la solde des maîtres qu’ils avaient choisis. Lorsque j’étais au Caire. Mahamed-Ali-Pacha pleurait encore la mort d’un de ces braves. Ce soldat, d’abord petit tambour dans un de nos régiments, était tombé entre les mains des Turcs par les chances de la guerre : devenu homme, il se trouva enrôlé dans les troupes du pacha. Mahamed, qui ne le connaissait point encore, le voyant charger un gros d’ennemis, s’écria : " Quel est cet homme ? Ce ne peut être qu’un Français ; " et c’était en effet un Français. Depuis ce moment il devint le favori de son maître, et il n’était bruit que de sa valeur. Il fut tué peu de temps avant mon arrivée en Égypte, dans une affaire où les cinq autres mamelucks perdirent leurs chevaux.
Ceux-ci étaient Gascons, Languedociens et Picards. leur chef s’avouait le fils d’un cordonnier de Toulouse. Le second en autorité après lui servait d’interprète à ses camarades. Il savait assez bien le turc et l’arabe, et disait toujours en français : j’étions, j’allions, je faisions. Un troisième, grand jeune homme maigre et pâle, avait vécu longtemps dans le désert avec les Bedouins, et il regrettait singulièrement cette vie. Il me contait que quand il se trouvait seul dans les sables, sur un chameau, il lui prenait des transports de joie dont il n’était pas le maître. Le pacha faisait un tel cas de ces cinq mamelucks, qu’il les préférait au reste de ses spahis : eux seuls retraçaient et surpassaient l’intrépidité de ces terribles cavaliers détruits par l’armée française à la journée des Pyramides. Nous sommes dans le siècle des merveilles ; chaque Français semble être appelé aujourd’hui à jouer un rôle extraordinaire : cinq soldats tirés des derniers rangs de notre armée se trouvaient en 1806 à peu près les maîtres au Caire. Rien n’était amusant et singulier comme de voir Abdallah de Toulouse prendre les cordons de son cafetan, en donner par le visage des Arabes et des Albanais qui l’importunaient, et nous ouvrir ainsi large chemin dans les rues les plus populeuses. Au reste, ces rois par l’exil avaient adopté, à l’exemple d’Alexandre, les mœurs des peuples conquis ; ils portaient de longues robes de soie, de beaux turbans blancs, de superbes armes ; ils avaient un harem, des esclaves, des chevaux de première race ; toutes choses que leurs pères n’ont point en Gascogne et en Picardie. Mais au milieu des nattes, des tapis, des divans que je vis dans leur maison, je remarquai une dépouille de la patrie : c’était un uniforme haché de coups de sabre, qui couvrait le pied d’un lit fait à la française.
Chateaubriand (1768-1848), Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811
> Texte intégral : Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1828