À propos de l’oeuvreMathilde Labbé

Les Fleurs du Mal : 2e page de faux-titre

Le recueil des Fleurs du Mal, composé initialement de cent poèmes précédés d’une adresse au lecteur en vers, est publié en 1857. Il comporte cinq sections organisées selon une progression de l’idéal vers la mort. Baudelaire insiste pour que l’on envisage celle-ci dans sa totalité. Il déclare ainsi à son avocat « le livre doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible moralité ».
 

Structure et histoire de l’œuvre

La première section, « Spleen et idéal », met en évidence la « double postulation » qui anime l’homme par la juxtaposition de poèmes qui s’opposent. Ainsi, la succession de « Duellum » et du « Balcon » illustre l’ambivalence de l’amour. La deuxième section, intitulée « Les fleurs du mal », est la plus cruelle et la plus noire. C’est en particulier dans cette section que les censeurs de Baudelaire puisent l’objet de leur indignation. Les troisième et quatrième sections « Révolte » et « Le vin » se composent de poèmes écrits avant 1848. La dernière section s’intitule « La Mort » et mène le lecteur vers l’abîme, au terme d’un parcours spirituel dont le sens apparaît clairement à Barbey d’Aurevilly, par exemple : « il y a ici une architecture secrète : l’ordre crée l’effet moral ».

‟Qu'est-ce qui a pu fourrer les Fleurs du Mal de cet affreux mosieu Baudelaire dans les mains de ma fille ?...ˮ

Dès sa publication, le recueil est attaqué : une campagne virulente est montée par des journalistes du Figaro, dont les articles alertent la Sureté publique ; Baudelaire est traduit devant la justice. Le substitut du procureur en charge du réquisitoire, Ernest Pinard, a déjà requis contre Flaubert en 1857. Celui-ci a cependant été acquitté. Tel n’est pas le cas de Baudelaire, condamné pour outrage à la morale publique. Outre une amende de 300 francs, le poète est contraint de retirer six pièces de son recueil : « Les bijoux », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie », « Lesbos », « Femmes damnées » et « Les métamorphoses du vampire ». La condamnation n’est cassée que près d’un siècle plus tard. Après plusieurs tentatives, la Société des gens de lettres parvient en effet à faire adopter la loi du 25 septembre 1946, qui permet la réhabilitation de Baudelaire le 31 mai 1949.
Baudelaire recompose son recueil et comble les vides laissés par les poèmes condamnés : il publie en 1861 une nouvelle édition des Fleurs du Mal, augmentée  d’une section et de trente-cinq poèmes nouveaux. Cette refonte du recueil en modifie profondément la teneur par l’apport des « Tableaux parisiens », véritable cœur de l’œuvre, où se déploie la vision baudelairienne de la modernité à travers un hommage à la ville.
Dans cette nouvelle édition des Fleurs du Mal, le poète ne se contente pas de remplacer les poèmes supprimés, mais poursuit sa recherche du beau moderne et répond à ses accusateurs. Les « Tableaux parisiens », insérés après « Spleen et idéal », sont suivis du « Vin », de « Fleurs du Mal » et de « Révolte » dans cet ordre. L’ivresse est rapprochée de la beauté du mal, tandis que la mort est précédée d’une ultime rébellion. L’édition posthume de 1868 s’insère dans les Œuvres complètes de Baudelaire publiées chez l’éditeur Michel Lévy. Elle contient cent soixante-et-un poèmes répartis en six sections, à l’image de la deuxième édition originale, ainsi que onze poèmes des Épaves et quelques autres inédits.

Charles Baudelaire au fauteuil

Une révolution esthétique

Malgré le classicisme de sa forme, le recueil de Baudelaire engage une révolution littéraire, non seulement par le choix des sujets, mais aussi par l’invention d’une nouvelle voix poétique. S’il a parfois été associé au Parnasse, Baudelaire s’éloigne de l’art pour l’art cher à Gautier. Le poète se fait à la fois héritier des romantiques et inventeur d’une poétique nouvelle.
Baudelaire s’inscrit à la suite du romantisme dans la mesure où il est fasciné lui-même par les poètes et les écrivains, mais aussi par les peintres de cette époque, en particulier Delacroix : il admire par exemple chez lui l’expression de l’« intimité », de la « spiritualité » et de l’« aspiration vers l’infini » (Salon de 1846). Comme les romantiques, il réalise dans Les Fleurs du Mal une enquête sur sa propre sensibilité, sur le moi. Cependant, cette volonté de se connaître entièrement donne naissance à une poésie critique et lucide, et conduit le poète à trouver aussi la beauté dans le Mal.
Cette volonté d’explorer entièrement l’âme humaine le conduit également à développer l’idée d’un lyrisme impersonnel, le lyrisme tragique de la condition humaine : « il n’y aura  plus que les gens d’une mauvaise foi absolue qui ne comprendront pas l’impersonnalité volontaire de mes poésies. » Ce faisant, le poète se fait l’écho de tous les personnages qui l’entourent et donne à entendre, par sa poésie, les voix multiples de la foule qui peuple la grande ville, y compris celles de la perversion, de l’offense et du blasphème.

Spleen et idéal ou Le fiacre aux amours

Baudelaire a révolutionné l’idée de la poésie et ce que nous pouvons en attendre. Le pouvoir de la poésie, pour lui, est celui d’un langage révélateur, qui procède de la magie, de l’alchimie. De la juxtaposition des mots naissent de nouvelles idées. Il pousse à l'extrême la démonstration des pouvoirs de l’imagination. En revanche, pour lui, le beau n’est plus lié au vrai mais au vide. La beauté ne signifie rien et ne mène pas à la vérité ; elle est tantôt froide et éternelle, tantôt mouvante et évanescente (« À une passante »), c’est-à-dire moderne.
Avec Baudelaire, la poésie tourne le dos à la rhétorique mais non à la conscience de soi : Les Fleurs du Mal apparaissent à maints égards comme une œuvre sur la poésie et sur la modernité esthétique. Outre les nombreux échos entre poésie et peinture, poésie et sculpture ou poésie et musique (la poésie apparaît comme une autre forme de l’œuvre du critique d’art), Baudelaire développe dans son recueil un art de l’image qui fait de lui, pour Rimbaud, le premier « voyant » puis, pour Breton ou Eluard, l’un des inventeurs de l’image surréaliste. L’esthétique de la surprise dans la métaphore ou la comparaison, l’exploration des « correspondances » horizontales entre les sens et la redéfinition de la beauté font de Baudelaire le premier moderne.