L’Ennemi

Spleen et idéal, X

Projet de frontispice pour Les Fleurs du Mal

Publié dans la Revue des Deux Mondes en 1855, ce sonnet propose une nouvelle image de l’écriture poétique le recueil : la métaphore filée du jardin permet à la fois de figurer le rapport entre fuite du temps et création et de reprendre l’image titre, celle des fleurs poétiques. Le poème résiste cependant à une explicitation qui se voudrait totalisante, dans la mesure où il semble difficile d’identifier véritablement l’ennemi, qui figure à la fois le temps et un mal intérieur, spleen ou défaite de la volonté créatrice.

L’ENNEMI

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

- Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857.
> Texte intégral : Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1861.