La Cloche fêlée
Spleen et idéal, LXXIV
Publié dans Le Messager de l’Assemblée en 1851, ce poème propose une variation (parmi d’autres) autour de la forme sonnet, dont il garde la puissance de concentration. Les images se succèdent pour mener très rapidement le lecteur de la quiétude à l’angoisse. « La Cloche fêlée » connaît un destin particulièrement intéressant du point de vue de l’histoire littéraire, puisqu’elle devient, dans les années 1980, l’exemple même du lyrisme baudelairien tel que le comprennent les poètes modernes, c’est-à-dire le lyrisme hésitant d’une voix brisée.
LA CLOCHE FÊLÉE
II est amer et doux, pendant les nuits d’hiver,
D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s’élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu’un vieux soldat qui veille sous la tente !
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
II arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857.
> Texte intégral : Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1861.