À propos de l’œuvreAlex Lascar
Une scène de la vie privée
Auteur célèbre, Balzac, en 1835, a déjà publié de remarquables romans, notamment La Peau de chagrin (1831). Eugénie Grandet (1833), une histoire de province, étonnamment vraie, si dramatique et si pudique, a été universellement portée aux nues. Le Père Goriot (1835) ajoute encore à son aura auprès des lecteurs. Le prologue de La Fille aux yeux d’or avait présenté une vue cavalière et grandiose de l’enfer parisien, dominé par l’or et le plaisir. Ce nouveau roman offre, lui, un tableau précis de la ville, des confins aux centres mondains de la réussite, et il installe dans l’imaginaire des lecteurs, aujourd’hui encore, trois personnages inoubliables, Goriot, le « père éternel », Vautrin, fascinant révolté, Rastignac, l’arriviste résolu, devenu un type.
Le Père Goriot est bien une Scène de la vie privée : le drame du père martyr de ses filles est essentiel (et en sourdine se joue le drame de Mme de Beauséant, abandonnée par son amant). Le roman est aussi une « Histoire parisienne » (c’était le premier sous-titre de l’édition originale), et l’auteur note à l’ouverture : cette œuvre « sera-t-elle comprise au-delà de Paris ? le doute est permis ». La foncière indifférence morale des demoiselles Goriot est exacerbée par la vanité ou l’envie d’appartenir à cette haute société parisienne et aristocratique, si exclusive. Les prestiges et les attraits de Paris et de la Parisienne exaspèrent les désirs de Rastignac. Dans une ville où tout coûte si cher, tous sont taraudés par le besoin d’argent.
Le retour des personnages
Parti-pris insolite et audacieux, Balzac choisit pour lieu récurrent de l’action une sinistre pension « bourgeoise » du Quartier Latin, alors le secteur le plus miséreux de la capitale et donc quasiment ignoré des lecteurs « honnêtes ». La réapparition des personnages étonna plus encore. Trouvant cette idée, sans doute vers 1833, il crut la découverte essentielle : de fait, la nouveauté du procédé est absolue. Son protagoniste, il décide de l’appeler Rastignac, un dandy un peu cynique que le héros de La Peau de chagrin connut fort bien en 1829-1830. Aussi découvrons-nous ses pauvres débuts, dix avant. Le lecteur avait rencontré Mme de Restaud — Les Dangers de l’inconduite (1830), devenu Gobseck —, esclave de l’usure en 1816 et en 1824 menacée de misère à la mort de son mari. Il comprend ici tout son mariage et la voit à l’œuvre, en 1819, face à son père. On pourrait citer encore Mme de Beauséant apparue dans La Femme abandonnée (1833) ou la duchesse de Langeais. Le Père Goriot a ainsi d’emblée une étonnante profondeur de champ. À l’avenir, plus de cinquante personnages du roman réapparaîtront dans La Comédie humaine, notamment Vautrin et Bianchon. Comme dans la vie, le lecteur découvre leur passé par bribes et avec un peu de flou, les raccords n’étant pas toujours parfaits. Virtuose, Balzac use par ailleurs de tous les niveaux de langage, suivant les moments et les milieux, de tous les tons. Et il fait encore de son roman une allégorie, parfois teintée d’ironie. Goriot vit un chemin de croix, la montagne Sainte-Geneviève est le Mont des Oliviers de ce « Christ de la paternité ». Vautrin est auprès de Rastignac le Satan de la tentation sur la montagne. Jeune preux armé d’un viatique (la lettre de sa tante), Eugène marche à travers les ténèbres, réussit, chute et se relève ; il accède enfin à la lumière (mais au prix de la compromission morale et de la vénalité).
Résumé de l’intrigue
Le roman s’ouvre sur une description exhaustive de la pension de madame Vauquer, rue Neuve Sainte-Geneviève. Entre marginaux et déclassés, y résident la jolie Victorine Taillefer, reniée par son père un riche banquier, Vautrin au physique impressionnant, aux manières accortes, néanmoins très inquiétant, et un vieux vermicellier, jadis très prospère, qu’on appelle maintenant « le père Goriot », enfin Eugène de Rastignac, jeune provincial désargenté, étudiant en droit. Eugène, invité au bal d’une lointaine cousine, Mme de Beauséant, y rencontre la belle comtesse Anastasie de Restaud. Il va la voir, prononce devant son mari le nom du père Goriot, aperçu dans l’hôtel : dès lors, la porte lui en est fermée. La comtesse est en fait une demoiselle Goriot, comme sa sœur Delphine de Nucingen. Pour les marier brillamment, leur père leur a donné tous ses biens. À la pension, Eugène se fait désormais le protecteur de ce « héros » qui sacrifie tout ce qui lui reste pour ses filles. Vautrin lui tient alors un discours, d’un cynisme magistral, sur les moyens de parvenir à la puissance et le pousse à épouser Victorine : il fera tuer son frère en duel, elle héritera. Rastignac refuse. Ayant extorqué un peu d’argent à sa mère et à sa sœur, il mène durant deux mois une vie d’homme du monde. Il rencontre Delphine. Femme de banquier, son rêve est d’accéder, grâce à lui, au faubourg Saint-Germain. Ils s’éprennent l’un de l’autre et mènent leurs amours sous la protection du père Goriot. Mais l’argent d’Eugène est à bout. Il commence donc à séduire Victorine ; il accepte un prêt de Vautrin. En fait, on enquête autour de celui-ci. Dénoncé, l’ancien forçat est arrêté à la pension. Scène spectaculaire. Le père Goriot à bout de ressources ne peut plus rien pour ses filles proches de la catastrophe. Frappé d’apoplexie, veillé par Eugène et son ami Bianchon, un jeune carabin, il va agoniser durant cinq jours, clamant sa passion paternelle, ses fureurs et son amour. Ses filles n’ont pas le temps de venir à son chevet. Au Père-Lachaise, les gendres envoient leurs voitures vides. Eugène y est seul avec Christophe, le domestique de Mme Vauquer. Surmontant son réel chagrin, il lance alors son célèbre défi au monde.
Balzac ici aborde plusieurs thèmes : les relations entre parents et enfants, l’adultère, les martyrs ignorés (Goriot en est le modèle), la passion de parvenir, la ville corruptrice, l’inféodation aux normes et aux vilenies sociales, et, à travers Vautrin, la révolte contre la société.
La réception de l’œuvre
L’engouement du public pour le roman fut immédiat, extraordinaire ; la critique, en 1835, reconnut la qualité des descriptions de la pension, mais non du grand monde que Balzac ne connaissait guère, disait-on ; elle fut, dans l’ensemble, très réticente face à la peinture de cette paternité dégradée. Plus tard, apparurent des jugements plus éclairés, et par exemple : « Le Père Goriot » ne domine pas l’œuvre de Balzac, « mais ce roman me paraît en être le rond-point. De là partent de grandes avenues qu’il a tracées dans l’épaisseur de sa forêt d’hommes » (François. Mauriac, in Claude Mauriac, Aimer Balzac, 1945).