La leçon de Mme de Beauséant

Première partie : Une pension bourgeoise

La Grande Dame du Faubourg St. Germain

Lors de leur seconde entrevue, Mme de Beauséant dépeint  à son cousin, Eugène de Rastignac, fraîchement arrivé de province, le fonctionnement de la haute société parisienne.
 
Maintenant je sais tout. Plus froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serez craint. N'acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que vous laisserez crever à chaque relais. Vous arriverez ainsi au faîte de vos désirs. Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vous n'avez pas une femme qui s'intéresse à vous. Il vous la faut jeune, riche, élégante. Mais si vous avez un sentiment vrai, cachez-le comme un trésor, ne le laissez jamais soupçonner. Vous seriez perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vous deviendriez la victime. Si jamais vous aimiez, gardez bien votre secret ! ne le livrez pas avant d'avoir bien su à qui vous ouvrirez votre cœur. Pour préserver par avance cet amour qui n'existe pas encore, apprenez à vous méfier de ce monde-ci. Écoutez-moi, Miguel... (Elle se trompait naïvement de nom sans s'en apercevoir.) Il existe quelque chose de plus épouvantable que ne l'est l'abandon du père par ses deux filles, qui le voudraient mort. C'est la rivalité des deux sœurs entre elles. M. de Restaud a de la naissance ; sa femme a été adoptée, elle a été présentée. Mais sa sœur, sa riche sœur, la belle madame Delphine de Nucingen, femme d'un homme d'argent, meurt de chagrin, la jalousie la dévore, elle est à cent lieues de sa sœur. Sa sœur n'est plus sa sœur. Elles se renient entre elles comme elles renient leur père. Aussi, madame de Nucingen laperait-elle toute la boue qu'il y a entre la rue Saint-Lazare et la rue de Grenelle pour entrer dans mon salon.
 

Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1835.
> Texte intégral dans Gallica : Furne, Paris, 1842-1848