Du rôle joué en sociétéMadame de Delfand, Lettre à Horace Walpole, 20 octobre 1766

 

Ah ! mon Dieu ! que vous avez bien raison ! l’abominable, la détestable chose que l’amitié ! par où vient-elle ? à quoi mène-t-elle ? sur quoi est-elle fondée ? quel bien en peut-on attendre ou espérer ? Ce que vous m’avez dit est vrai ; mais pourquoi sommes-nous sur terre, et surtout pourquoi vieillit-on ?… J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir ; chacun jouait son rôle par habitude : Mme la duchesse d’Aiguillon crevait de rire ; Mme de Forcalquier dédaignait tout ; Mme de La Vallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleurs rôles, et moi j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires : je pensais que j’avais passé ma vie dans les illusions ; que je m’étais creusé moi-même tous les abîmes dans lesquels j’étais tombée ; que tous mes jugements avaient été faux et téméraires, et toujours trop précipités, et qu’enfin je n’avais parfaitement bien connu personne ; que je n’en avais pas été connue non plus, et que peut-être je ne me connaissais pas moi-même. On désire un appui, on se laisse charmer par l’espérance de l’avoir trouvé ; c’est un songe que les circonstances dissipent et sur qui elles font l’effet du réveil.