Rassembler des objets par tous les moyensMichel Leiris, L'Afrique fantôme, 1934

 

En 1931, Michel Leiris écrit le journal de bord de la Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti dirigée par l'ethnologue et linguiste Marcel Griaule : l'objectif est de mieux connaître les populations africaines colonisées et de rassembler des témoignages des cultures rencontrées, parfois sous forme d'objets.

6 septembre
Travail à Bla avec les forgerons. Vaste groupe de forges, formant atelier commun. À un mur, un vautour cloué. Déjeuner à Bla, puis départ.
À Kéméni (24 km de Bla) repérage d'une magnifique case non plus de nya mais de Kono. J'ai déjà vu celle de Mpésoba (je suis même entré la nuit dans la cour) mais celle-ci est bien plus belle avec ses niches remplies de crânes et d'os d'animaux sacrifiés, sous les ornements pointus de terre séchée en style soudanais. Nous brûlons d'envie de voir le Kono. Griaule fait dire qu'il faut le sortir. Le chef du Kono fait répondre que nous pouvons offrir sacrifice.

Toutes ces démarches prennent un temps très long. L'homme qui va chercher les poulets, lui aussi, n'en finit pas. Il en ramène un petit et un grand qu'il remet à Griaule. Mamadou Vad ne le quitte pas d'un pas, car il semble toujours prêt à nous laisser tomber. Autre nouvelle : le sacrifice ne permettra l'entrée que d'un seul homme, et je dois faire acheter deux autres poulets pour avoir, moi aussi, le droit d'entrer. On m'en apporte deux minuscules, visiblement choisis parmi les plus chétifs. Tout cela continue à traîner ; c'est maintenant autre chose : il ne vient pas de sacrificateur. Nous décidons d'entrer dans la cour : la case du Kono est un petit réduit fermé par quelques planches (dont une à tête humaine) maintenue par un gros bois fourchu dont l'autre extrémité s'appuie à terre. Griaule prend une photo et enlève les planches. Le réduit apparaît : à droite, des formes indéfinissables en une sorte de nougat brun qui n'est autre que du sang coagulé. Au milieu une grande calebasse remplie d'objets hétéroclites, dont plusieurs flûtes en corne, en os, en fer et en cuivre. À gauche, pendu au plafond du milieu d'une foule de calebasses, un paquet innommable, couvert de plumes de différents oiseaux et dans lequel Griaule, qui palpe, sent qu'il y a un masque. Irrités par les tergiversations des gens notre décision est vite prise : Griaule prend deux flûtes et les glisse dans ses bottes, nous remettons les choses en place et nous sortons.

On nous raconte maintenant encore une autre histoire : le chef du Kono a dit que nous devions choisir nous-mêmes notre sacrificateur. Mais, naturellement, lorsque nous voulons faire ce choix, tout le monde se récuse. Nous demandons à nos propres boys s'ils ne peuvent faire eux-mêmes le sacrifice ; ils se récusent aussi, visiblement affolés. Griaule décrète alors, et fait dire au chef de village par Mamadou Vad que, puisqu'on se moque décidément de nous, il faut, en représailles, nous livrer le Kono en échange de 10 francs, sous peine que la police soi-disant cachée dans le camion prenne le chef et les notables du village pour les conduire à San où ils s'expliqueront devant l'administration. Affreux chantage !
En même temps, Griaule envoie Lutten aux voitures pour préparer le départ et nous renvoyer immédiatement Makan avec une grande toile d'emballage pour envelopper le Kono (que ni les femmes, ni les incirconcis ne doivent voir, sous peine de mourir) et deux imperméables, l'un pour Griaule, l'autre pour moi, car il commence à pleuvoir.

Devant la maison du Kono, nous attendons. Le chef de village est écrasé. Le chef du Kono a déclaré que, dans de telles conditions, nous pourrions emporter le fétiche. Mais quelques hommes restés avec nous ont l'air à tel point horrifiés que la vapeur du sacrilège commence à nous monter réellement à la tête et que, d'un bond, nous nous trouvons jetés sur un plan de beaucoup supérieur à nous-mêmes. D'un geste théâtral, j'ai rendu le poulet au chef et maintenant, comme Makan vient de revenir avec sa bâche, Griaule et moi demandons que les hommes aillent chercher le Kono. Tout le monde refusant, nous y allons nous-mêmes, emballons l'objet saint dans la bâche et sortons comme des voleurs, cependant que le chef affolé s'enfuit et, à quelque distance, fait rentrer dans une case sa femme et ses enfants en les frappant à grands coups de bâton. Nous traversons le village, devenu complètement désert et, dans un silence de mort, nous arrivons aux véhicules. Les hommes sont rassemblés à quelque distance. Lorsque nous débouchons sur la place, l'un d'eux part en courant vers les champs et fait filer en toute hâte un groupe de garçons et de filles qui arrivaient à ce moment. Ils disparaissent dans les maïs, plus vite encore que cette fillette aperçue tout à l'heure dans le dédale des ruelles à mur de pisé et qui a fait demi-tour, maintenant sa calebasse sur sa tête et pleurant.

Les 10 francs sont donnés au chef et nous partons en hâte, au milieu de l'ébahissement général et parés d'une auréole de démons ou de salauds particulièrement puissants et osés. À peine arrivés à l'étape (Dyabougou), nous déballons notre butin : c'est un énorme masque à forme vaguement animale, malheureusement détérioré, mais entièrement recouvert d'une croûte de sang coagulé qui lui confère la majesté que le sang confère à toutes choses.