Histoire des AjaoiensFontenelle et Van Doelvelt, La République de philosophes, ou Histoire des Ajaoiens,
 1768

 

« Ces peuples ne reconnaissent aucun fondateur ni de leur République, ni de leur Religion. Aussi n’y a-t-il parmi eux ni secte ni parti, soit dans la Religion, soit sur les affaires d’État. Ils n’ont ni livre sacré ni loi écrite : ils ont seulement certains principes émanés du sein de la raison la plus saine, et de la Nature même ; principe dont l’évidence et la certitude sont incontestables, et sur lesquels ils règlent tous leurs sentiments et toutes leurs opinions. Cela étant ainsi, ces sentiments peuvent-ils manquer d’être sûrs, sains et purs ?
1.   Principe. Ce qui n’est point, ne peut donner l’existence à quelque chose.

2.   Principe. Traitez les autres comme vous voudriez qu’ils vous traitent.
Du premier de ces principes sont tirés leurs sentiments sur la Religion ; et le deuxième règle toute leur conduite, tant pour le civil que pour la politique.

Il n’y a pas de personne de bon sens qui ne conçoive que les Ajaoiens, suivant ces deux principes, regardent la seule Nature comme leur bonne mère. Eternelle dans son existence, disent-ils, et souverainement parfaite dans son essence, elle a donné l’être à toutes les créatures, et tout se passe en elle avec tout l’ordre nécessaire pour la conservation et l’entretien de ces mêmes créatures. Voilà donc leur Divinité.

Plus soumis que nous aux claires lumières d’une raison saine et sans préjugé, ils ne vont pas inventer une chimérique époque pour y fixer la naissance des premières créatures, qu’on fait sortir (contre le premier principe) des mains vuides d’un Être incompréhensible, invisible, inconnu, inventé à plaisir ; à-peu-près comme un joueur de gibéciere fait sortir une muscade de dessous un gobelet, qu’il avait fait voir vuide aux spectateurs. Les Ajaoiens, plus raisonnables, regardent comme leur mère cette Nature, que l’expérience nous démontre être la mère commune de toutes les créatures qui, par une admirable circulation, sortent continuellement de son sein et y retournent de même. Il est vrai que l’éternité passée de l’existence de l’univers n’est pas plus comprise par un Ajoien que par un Chrétien ; mais ils avouent franchement combien les connaissances de l’esprit humain sont bornées : peu semblables en cela à nous autres, qui nous donnons la torture pour inventer de fausses raisons, dans la seule vue de répondre à tout, bien ou mal. Ainsi, lorsqu’on leur demande, comment il se peut faire qu’il n’y ait pas eu un commencement à l’existence de la Nature ? ils avouent que cette éternité d’existence passe l’esprit humain ; mais ils soutiennent qu’ils ne sont pas moins en droit pour cela de le croire, parce qu’ils ne la trouvent sujette à aucune contradiction : au lieu, qu’en supposant un point où la Nature a commencé à exister, et quelque autre point où elle aura commencé à produire des créatures, la raison se trouve dans un labyrinthe d’objections et de contradictions inexplicables.

Aussi rien ne leur donna-t-il mieux lieu de se moquer de nous autres Européens, que lorsque disputant avec eux, je leur expliquai nettement nos sentiments sur l’existence éternelle de notre Dieu. »

> Texte intégral : Genève, 1768