« De la conversation »Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, tome I, 1781

 

Avec quelle légèreté on ballotte à Paris les opinions humaines ! Dans un souper, que d’arrêts rendus ! On a prononcé hardiment sur les premières vérités de la métaphysique, de la morale, de la littérature et de la politique : l’on a dit du même homme, à la même table, à droite, qu’il est un aigle, à gauche qu’il est un oison. L’on a débité du même principe, d’un côté, qu’il était incontestable, de l’autre qu’il était absurde. Les extrêmes se rencontrent, et les mots n’ont plus la même signification dans deux bouches différentes.
Mais surtout avec quelle facilité on passe d’un objet à un autre, et que de matières on parcourt en peu d’heures ! Il faut avouer que la conversation à Paris est perfectionnée à un point dont on ne trouve aucun exemple dans le reste du monde. Chaque trait ressemble à un coup de rame tout à la fois léger et profond. On ne reste pas longtemps sur le même objet ; mais il y a une couleur générale qui fait que toutes les idées rentrent dans la matière dont il est question. Le pour et le contre se discutent avec une rapidité singulière. C’est un plaisir délicat qui n’appartient qu’à une société extrêmement policée, qui a institué des règles fines toujours observées. L’homme qui n’a point ce tact, avec de l’esprit d’ailleurs, est aussi muet que s’il était sourd.