Cérémonie cannibaleJean de Léry, Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, 1578
Chapitre XV : Comment les Américains traitent leurs prisonniers de guerre, et les cérémonies qu’ils observent tant à les tuer qu’à les manger.
Alors, aussitôt que le prisonnier aura été ainsi assommé, s’il avait une femme (comme j’ai dit qu’on en donne à certains), elle se met auprès du corps et le pleure un peu ; je dis qu'elle le pleure un peu, car faisant vraiment ce qu'on dit que le crocodile fait – à savoir qu'ayant tué un homme, il pleure à côté de lui avant que de le manger – de la même manière, après que cette femme aura ainsi exprimé ses regrets et aura jeté quelques semblants de larmes que son mari mort, si elle le peut, ce sera la première qui en mangera. Cela fait, les autres femmes, et principalement les vieilles (qui plus désireuses de manger de la chair humaine que les jeunes sollicitent sans relâche tous ceux qui ont des prisonniers de les expédier ainsi rapidement) se présentant avec de l’eau chaude qu’elles ont toute prête, frottent et ébouillantent le corps mort de telle façon qu’en ayant enlevé la première peau, elles le rendent aussi blanc que les cuisiniers de chez nous rendent un cochon de lait prêt à rôtir.
Après cela, celui dont il était prisonnier, aidé d'autant d'autres qu'il lui plaira, prenant ce pauvre corps le fendront et le mettront si rapidement en pièces qu’il n’y a boucher de ce pays-ci qui puisse plus vite découper un mouton. Mais outre cela (ô cruauté plus que prodigieuse) exactement de la même manière que les chasseurs de chez nous après qu'ils ont pris un cerf en donnent la curée aux chiens, de la même manière ces barbares afin d'exciter d'autant plus leurs enfants et de les rendre acharnés, les prenant l’un après l’autre, ils leur frottent le corps, les bras, cuisses et jambes du sang de leur ennemi [...]. Alors, tous les morceaux du corps, et même les tripes après être bien nettoyées, sont immédiatement mis sur les boucans, auprès desquels, pendant que le tout cuit ainsi à leur mode, les vieilles femmes (qui comme j'ai dit ont un étonnant appétit de chair humaine) étant toutes assemblées pour recueillir la graisse qui dégoutte le long des bâtons de ces grandes et hautes grilles de bois, exhortant les hommes à faire en sorte qu’elles aient toujours de la viande de cette sorte, lèchent leurs doigts et disent Yguatou, c’est à dire, il est bon [...].
Quand la chair d’un prisonnier, ou de plusieurs (car ils en tuent quelques fois deux ou trois en un jour) est ainsi cuite, tous ceux qui ont assisté au spectacle du massacre se réjouissent de nouveau autour des boucans, sur lesquels avec coup d'œil et regards de fous ils contemplent les morceaux et les membres de leurs ennemis. Quel que soit leur nombre, chacun, s'il est possible, avant de sortir de là en aura son morceau. Non pas cependant comme on pourrait le penser, qu’ils fassent cela pour se nourrir ; car bien que tous avouent que cette chair humaine est merveilleusement bonne et délicate, cependant, c'est plus par vengeance, que pour le goût qu'ils le font (hormis ce que j’ai dit à propos des vieilles femmes en particulier qui en sont si friandes). Leur principale intention est qu’en poursuivant et rongeant ainsi les morts jusqu'aux os, ils suscitent par ce moyen la crainte et l'épouvante des vivants. Et de fait pour assouvir leurs courages cruels, tout ce qui se peut trouver sur les corps de tels prisonniers, depuis les extrémités des orteils jusqu'au nez, aux oreilles et au sommet de la tête, est entièrement mangé par eux ; j’excepte toutefois la cervelle à laquelle ils ne touchent point.
> Texte intégral : A. Chuppin, 1594