De l’art de placer un bon motMontesquieu, Lettres persanes, lettre 54, 1721

 

Rica à Usbek, à***
J’étais ce matin dans ma chambre, qui, comme tu sais, n’est séparée des autres que par une cloison fort mince, et percée en plusieurs endroits ; de sorte qu’on entend tout ce qui se dit dans la chambre voisine. Un homme, qui se promenait à grands pas, disait à un autre : « Je ne sais ce que c’est, mais tout tourne contre moi : il y a plus de trois jours que je n’ai rien dit qui m’ait fait honneur, et je me suis trouvé confondu pêle-mêle dans toutes les conversations, sans qu’on ait fait la moindre attention à moi, et qu’on m’ait deux fois adressé la parole. J’avais préparé quelques saillies pour relever mon discours ; jamais on n’a voulu souffrir que je les fisse venir. J’avais un conte fort joli à faire ; mais, à mesure que j’ai voulu l’approcher, on l’a esquivé comme si on l’avait fait exprès. J’ai quelques bons mots, qui, depuis quatre jours, vieillissent dans ma tête, sans que j’en aie pu faire le moindre usage. Si cela continue, je crois qu’à la fin je serai un sot : il semble que ce soit mon étoile, et que je ne puisse m’en dispenser. Hier, j’avais espéré de briller avec trois ou quatre vieilles femmes, qui certainement ne m’en imposent point, et je devais dire les plus jolies choses du monde : je fus plus d’un quart d’heure à diriger ma conversation ; mais elles ne tinrent jamais un propos suivi, et elles coupèrent, comme des Parques fatales, le fil de tous mes discours. Veux-tu que je te dise ? La réputation de bel esprit coûte bien à soutenir. Je ne sais comment tu as fait pour y parvenir. — Il me vient une pensée, reprit l’autre ; travaillons de concert à nous donner de l’esprit associons-nous pour cela. Chaque jour, nous nous dirons de quoi nous devons parler, et nous nous secourrons si bien que, si quelqu’un vient nous interrompre au milieu de nos idées, nous l’attirerons nous-mêmes, et, s’il ne veut pas venir de bon gré, nous lui ferons violence. Nous conviendrons des endroits où il faudra approuver, de ceux où il faudra sourire, des autres où il faudra rire tout à fait et à gorge déployée. Tu verras que nous donnerons le ton à toutes les conversations, et qu’on admirera la vivacité de notre esprit et le bonheur de nos reparties. Nous nous protégerons par des signes de tête mutuels. Tu brilleras aujourd’hui, demain tu seras mon second. »