Une académie de beaux espritsMolière, Les Précieuses ridicules, scène X, 1659

 

Mascarille, Magdelon et Cathos.

MASCARILLE.- Vous recevez beaucoup de visites ? quel bel esprit est des vôtres ?
MAGDELON.- Hélas nous ne sommes pas encore connues ; mais nous sommes en passe de l’être, et nous avons une amie particulière, qui nous a promis d’amener ici tous ces messieurs du Recueil des Pièces Choisies.
CATHOS.- Et certains autres, qu’on nous a nommés aussi, pour être les arbitres souverains des belles choses.
MASCARILLE.- C’est moi qui ferai votre affaire mieux que personne ; ils me rendent tous visite, et je puis dire que je ne me lève jamais, sans une demi-douzaine de beaux esprits.
MAGDELON.- Eh ! mon Dieu, nous vous serons obligées de la dernière obligation ; si vous nous faites cette amitié : car enfin il faut avoir la connaissance de tous ces Messieurs-là, si l’on veut être du beau monde. Ce sont eux qui donnent le branle à la réputation dans Paris ; et vous savez qu’il y en a tel, dont il ne faut que la seule fréquentation, pour vous donner bruit de connaisseuse, quand il n’y aurait rien autre chose que cela. Mais pour moi ce que je considère particulièrement, c’est que par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses, qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit. On apprend par-là, chaque jour, les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose, et de vers. On sait à point nommé, « Un tel a composé la plus jolie pièce du monde, sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel air ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur une infidélité ; Monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à Mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un tel auteur a fait un tel dessein ; celui-là en est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse » : c’est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l’on ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir.
CATHOS.- En effet je trouve que c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit, et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et pour moi j’aurais toutes les hontes du monde, s’il fallait qu’on vînt à me demander, si j’aurais vu quelque chose de nouveau, que je n’aurais pas vu.
MASCARILLE.- Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine, je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris, que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je veux, et vous verrez courir de ma façon dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes, et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits.
MAGDELON.- Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits ; je ne vois rien de si galant que cela.
MASCARILLE.- Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond. Vous en verrez de ma manière, qui ne vous déplairont pas.
CATHOS.- Pour moi j’aime terriblement les énigmes.
MASCARILLE.- Cela exerce l’esprit, et j’en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.
MAGDELON.- Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.
MASCARILLE.- C’est mon talent particulier, et je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine.
MAGDELON.- Ah ! certes, cela sera du dernier beau, j’en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer.
MASCARILLE.- Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition ; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires, qui me persécutent.
MAGDELON.- Je m’imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.
MASCARILLE.- Sans doute ; mais à propos, il faut que je vous dise un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies, que je fus visiter ; car je suis diablement fort sur les impromptus.
CATHOS.- L’impromptu est justement la pierre de touche de l’esprit.