Vittorio Veneto, Fiume et la "victoire mutilée"

0
31 octobre 2018

6/6

Le 3 novembre 1918, le Royaume d'Italie signe l'armistice, sans conditions, avec l'Empire austro-hongrois. La guerre est gagnée mais la paix est très vite troublée par de nombreux conflits territoriaux qui surgissent entre les Alliés. Le sentiment d'une certaine partie de l'opinion publique italienne est celui d'avoir combattu pour une "victoire mutilée".

Le Royaume d’Italie était entré en guerre le 24 mai 1915  après dix mois de débats parlementaires et de tensions sociales exacerbées. Cinq millions neuf cents mille soldats avaient été mobilisés. En octobre-novembre 1917, la débâcle de Caporetto avait laissé un profond traumatisme dans la population. Cependant, exactement un an plus tard l’armée italienne emporte, à Vittorio Veneto , l’ultime bataille contre l’Empire austro-hongrois et l’armistice est signé le 3 novembre 1918, à la Villa Giusti, près de Padoue. La guerre était gagnée et pourtant, dès octobre 1918, Gabriele D’Annunzio, publiait dans le Corriere della Sera, une poésie dont les derniers vers sonnaient comme un cri d’alarme contre les dangers qui guettaient la victoire italienne :

Ô victoire, tu nous appartiens,  tu ne seras pas mutilée
Personne ne peut briser tes genoux ni couper tes ailes
Où cours-tu ? Où t’envoles-tu ? Ton élan va au-delà de la nuit
Ton envol va au de-là de l’aurore
Ce qu’en Dieu a été dit, ici est redit : "Les cieux sont moins grands que tes ailes"

En effet, le contexte politique a profondément changé depuis la signature du Traité secret de Londres, en avril 1915, qui prévoyait  d’importantes compensations territoriales et économiques pour le Royaume d’Italie. En 1918, alors que la fin du conflit approche, la dissolution de l’Empire austro-hongrois et la création d’États indépendants yougoslaves sont ouvertement évoquées par les Alliés, notamment par le gouvernement français, réduisant de façon drastique les attentes italiennes, en particulier pour l’Adriatique. La nouvelle configuration de l’échiquier politique européen, qui voit le jour à Versailles, en janvier 1919, confirme  les craintes transalpines d’autant plus que le président américain, W. Wilson, qui n’avait pas souscrit au Traité de Londres, s’oppose à toute forme de compensation.

 

Conférence interalliée de novembre 1918, à Versailles, où furent négociés les termes de l'armistice avec les Empires centraux

À Versailles, les tensions se cristallisent  autour de la question de la Dalmatie et, surtout, de Fiume, port stratégique du sud de l’Istrie et débouché maritime de la Hongrie. La population de la ville, majoritairement italienne, avait demandé l’annexion au Royaume d’Italie dès octobre 1918. Face aux tergiversations des Alliés sur le statut à accorder à la ville, la déception est palpable et le gouvernement de Vittorio E.  Orlando quitte la table des négociations. Le traité de Saint-Germain en Laye, de septembre 1919 ne règle pas complètement le contentieux car, si les frontières italiennes du nord-est font l’objet d’un accord , rien n’est précisé pour les frontières adriatiques (2). C’est alors que le poète-soldat G. D’Annunzio et un groupe de fidèles légionnaires occupent militairement la ville au cri de "Fiume ou la mort", calqué sur le slogan "Rome ou la mort" que Garibaldi avait lancé, à Marsala, aux Chemises Rouges, qui se préparaient à remonter la péninsule pour délivrer Rome, en juillet 1862.

L'entrée de D'Annunzio à Fiume, le 12 septembre 1919

Le mythe de la victoire mutilée devient dès lors une référence incontournable pour l’interventionnisme révolutionnaire qui avait fait de la guerre le début d’une ère nouvelle dans l’histoire de l’Italie et Fiume en est son symbole. Entre septembre 1919 et décembre 1920, D’Annunzio va devenir le Commandante d’un micro-état appelé "La Régence du Carnaro" qui ne sera toutefois jamais reconnu sur le plan international.
Suite au Traité de Rapallo de 1920, entre le Royaume d’Italie et la jeune Yougoslavie (3), Fiume est évacué sous les coups de canon du gouvernement de G. Giolitti (faits connus, en Italie, comme Le Noël de sang) pour devenir une ville libre sous le contrôle de la Société des Nations. En janvier 1924, la ville est rattachée à l’Italie par Benito Mussolini (traité de Rome reconnu par le gouvernement yougoslave). En 1947, Fiume devient définitivement Rijeka (dans l’actuelle Croatie) et est intégré, avec toute l’Istrie, à la République fédérative populaire de Yougoslavie.
Sur le plan historiographique, l’aventure de Fiume et, de façon plus en générale, le sentiment de la "victoire mutilée" ont été très longtemps présentés comme le terreau des idéaux nationalistes du mouvement fasciste naissant et de son chef, Benito Mussolini, qui récupère totalement la force expressive de la rhétorique et de la chorégraphie dannunziennes. Plus récemment,  de nouvelles études historiographiques, libérées des pesanteurs idéologiques qui ont caractérisé l’après fascisme, ont mis en avant une interprétation de l’épisode de Fiume comme une expérience avant-gardiste de démocratie directe qui anticipe, par sa modernité et par les principes d’émancipation des peuples qui y sont énoncés, certains aspects de la Constitution de la République italienne rédigée en 1946 (4).

Emanuela Prosdotti
Chargée de collections en histoire de l'Italie
Département Philosophie, histoire, sciences de l'homme

***

1. C’est nous qui traduisons. Il s’agit de Poesia di Sernaglia, Corriere della Sera, 24/10/1918.  Le texte italien est le suivant : Vittoria nostra, non sarai mutilata/ Nessuno puo’ frangerti i ginocchi né tarparti le penne/ Dove corri ? Dove Sali ? /La  tua corsa è di là della notte/ Il tuo volo è di là dell’aurora/ Quel che in Dio fu detto è ridetto : "I cieli son men vasti delle tue ali".
2. Le Traité de Saint-Germain en Laye reconnaissait au Royaume d’Italie la frontière naturelle du Brenner et, par conséquent, les territoires irrédentistes de Trento e Trentino Alto-Adige. Les vallées  de d’Ampezzo, du Tarvise, et les cols de Dobbiaco e Portebba sont également rattachés au Royaume d’Italie. La Dalmatie septentrionale (promise par le traité de Londres), et le port de Fiume ne sont pas accordés au royaume italien.
3. Le Traité de Rapallo reconnaît au Royaume d’Italie le Frioul oriental, Trieste, une partie de l’Istrie, la ville de Zara et les îles de Cherso, Lussino, Pelagosa et Lagosta. De son côté, le gouvernement italien renonce à son protectorat sur l’Albanie à l’exception de l’îlot de Saseno. En 1923, lors du traité de Lausanne qui voit la naissance de l’État turc,  certaines îles du Dodécanèse, déjà occupées par les troupes italiennes depuis 1912, sont attribuées au Royaume d’Italie malgré les protestations de la Grèce.
4. Pour l’approfondissement de ce sujet, nous renvoyons à la lecture des essais de Carla Salaris, À la fête de la révolution : artistes et libertaires avec D’ Annunzio à Fiume, traduit de l’italien par Philippe Baillet, préface de Michel Ostenc, Monaco, Éditions du Rocher, 2006, 376 p. [Salle J – Histoire et Archéologie – cote 945.084 SALA a]. ; Enrico Serventi Longhi, Alceste De Ambris, l’utopia concreta di un rivoluzionario sindacalista, Milano, F. Angeli, 2011, 303 p. [cote magasin 2012-361570]