Dans le cycle des Conférences du CNLJ, la conteuse Praline Gay-Para donne une conférence contée le 19 avril 2019 intitulée « Les sœurs de Blanche-Neige dans le monde ». Au-delà de la figure rendue célèbre par les frères Grimm (et par Disney), elle s’intéresse depuis de longues années aux nombreuses versions issues de différentes traditions orales, qui viennent s’éclairer les unes les autres.
Plus de 200 récits sont publiés par les frères Jacob et Wilhelm Grimm dans les Contes de l’enfance et du foyer entre 1812 et 1857. Dans le contexte du romantisme allemand, les frères Grimm font appel à un vaste réseau de correspondants pour rassembler des contes populaires d’une tradition orale sur le point de disparaître. Ils fixent leur forme par un travail d’écriture littéraire (au fil des rééditions successives) et mettent en avant la valeur et l’intérêt du conte populaire qui devient pour la première fois un objet d’étude. Les frères Grimm sont ainsi à l’origine des collectes entreprises dans une grande partie des nations européennes au XIXe siècle.
L’histoire de Blanche-Neige figure dans toutes les éditions du recueil des frères Grimm, dès sa première version manuscrite en 1810, où il avait pour sous-titre « L’enfant malheureuse ». Blanche-Neige, qui s’appelle en allemand Sneewittchen dans la première édition de 1812, se prénommait initialement Schneeweiβchen : ce nom a été conservé pour un conte ajouté dans la 3e édition du recueil en 1837, mettant en scène deux sœurs, « Neigeblanche et Roserouge ».
Une sélection de contes est traduite en anglais dès 1823 sous le titre German Popular Stories. C’est sur ce texte que se fonde la première traduction française publiée en 1824, sous le titre Vieux contes pour l’amusement des grands et des petits enfants, pour laquelle l’éditeur reprend les gravures de l’illustrateur anglais Georges Cruikchank (1792-1878), dans une veine humoristique. D’autres traductions à partir du texte allemand se multiplient, dont celle de Frédéric Baudry en 1855 chez Hachette, qui reste longtemps canonique. Au XXe et XXIe siècle, des traductions plus fidèles au texte original viendront améliorer la connaissance que nous avons de ces textes.
Depuis des années, combien de bons amis ne suis-je pas faits parmi les enfants en leur racontant, de vive voix, les Contes des frères Grimm ! Au début de ces racontages, les grandes personnes présentes ne manquent pas de sourire, comme pour empêcher qu’on suppose qu’elles en croient un traître mot ; puis le moment d’après elles se sentent captivées elles-mêmes, et c’est alors mon tour de sourire. Max Buchon, traducteur
Dans la première traduction française de 1824, le conte est intitulé Boule de neige. Le traducteur Frédéric Baudry ne retient pas l’histoire de Blanche-Neige, mais propose un autre conte, Blancheneige et Rougerose, illustré par Bertall. D’autres recueils juxtaposent les deux histoires, comme les Contes populaires de l’Allemagne, qui mettent l’accent sur des contes « négligés par l’édition Hachette ».
Alexandre Dumas publie trois recueils de contes entre 1857 et 1890, la plupart d’inspiration germanique, collectés par l’auteur sur les bords du Rhin en 1838. Certains sont publiés par Hetzel dans Le Nouveau Magasin des enfants. Dans ses Contes pour les grands et les petits enfants publiés en 1859 à Leipzig dans la « Collection Hetzel », il livre une version inspirée des Grimm, intitulée Blanche de neige. Ce texte est disponible dans l’application Gallicadabra.
Petit miroir, petit miroir chéri, quelle est la plus belle de tout le pays ?
Mais connaissons-nous si bien ce conte, tant les adaptations ont pu modifier notre perception ? Cheminons à présent dans le récit pour mettre en lumière quelques étapes marquantes étudiées par Praline Gay-Para, même si les version illustrées sont malheureusement assez rares dans Gallica.
La petite Blanche-Neige et autres contes de fées / par les frères Grimm ; adaptation française par Mlle Latappy. Paris : Larousse, 1910
Face à Blanche-Neige se trouve la méchante reine, puisque ce conte évoque le désir absolu et impérieux pour une femme de rester la plus belle, du refus de vieillir et de se laisser détrôner par une jeune fille plus jeune. Alors mère ou marâtre ? Lors de la deuxième édition du conte en 1819, le personnage de la mère de Blanche-Neige est remplacé par celui d’une belle-mère. Cette « marâtre » est sous doute un détour, un leurre plus facilement acceptable, la partie obscure du personnage de la mère.
Dévorée par la jalousie et refusant de vieillir, cette femme a pour seul interlocuteur un miroir qui dit toujours la vérité et doit la rassurer sur sa beauté. Dans d’autres versions que celle de Grimm, c’est le regard désirant d’un homme qui va déclencher la rivalité.
Vient alors le moment de l’abandon, sur l’ordre de la reine, qui est souvent accompli par un auxiliaire chargé de lui rapporter une preuve de mort. Le chasseur (ou une servante, un soldat…) emmène la fille loin du monde organisé par les humains et finit par lui laisser la vie sauve.
Peu d’enfants d’aujourd’hui le savent sans doute, mais dans la première version du conte, la reine mange le poumon et le foie de Blanche-Neige (en réalité ceux d’un marcassin rapportés par le chasseur).
La forêt est souvent le cadre privilégié de l’abandon, qui peut aussi avoir lieu dans un endroit désert hors du monde (un puits, une caverne), où la jeune fille échappe aux bêtes sauvages et se retrouve seule. Symboliquement, elle est entre deux statuts : elle est éloignée de la société humaine petite fille, et n’y revient que pour devenir femme et se marier. Ce lieu charnière où le temps semble suspendu symbolise aussi le passage de l’enfance à l’âge adulte. L’héroïne y découvre un lieu refuge (une maison, une grotte, un lieu souterrain) parallèle à celui des humains, dans lequel elle fait des rencontres (des nains chez les Grimm, mais aussi des génies ou des ogres…). Dans la version bretonne intitulée «
La petite Toute-belle », ce sont trois dragons qui recueillent la jeune fille. Quels que soient les personnages chez lesquels elle est recueillie, elle vit chez eux enfermée, coupée du monde extérieur.
La marâtre revient alors pour tenter une nouvelle fois de la faire disparaître. Elle se déguise et apporte à la jeune fille des objets empoisonnés, souvent des attributs de la féminité (un lacet, un peigne) qui représentent la tentation de la coquetterie. Blanche-Neige défie la mort : elle est sauvée deux fois par les nains mais ne résiste pas au troisième piège, la pomme. L’héroïne transgresse l’interdit qui lui est posé par ses frères ou pères adoptifs : celui de n’ouvrir à personne. Cette transgression est essentielle pour qu’elle ne se retrouve pas dans un nouvel enfermement.
Dans la plupart des versions, la jeune fille est comme morte mais garde son aspect intact. Ses compagnons refusent de voir disparaître le corps. Celui-ci est exposé, souvent en hauteur, paré et déposé dans une châsse, un coffre ou un cercueil (de verre). L’héroïne est ainsi suspendue entre ciel et terre, entre l’état de jeune fille et celui de femme mariée. Le conte est construit pour la mener à l'endroit où elle rencontre celui avec lequel elle va devenir femme adulte.
Chez Grimm, c’est le prince qui découvre et emporte son corps, mais ce n’est qu’à la faveur d’un accident que le morceau de pomme coincé dans sa gorge va sortir, lui permettant de revenir à la vie… et non pas le baiser du prince.
Si tous les récits se terminent par le mariage du prince et de Blanche-Neige, le destin de la reine est plus contrasté. « Elle étouffa de rage, tomba malade et mourut » dans la première traduction française, alors que la fin publiée par les Grimm est plus violente. Invitée au mariage, la reine doit chausser des pantoufles de fer chauffées sur un brasier : « force lui fut […] de danser avec jusqu’à ce qu’elle finit par tomber morte ».
Disney a cependant voulu atténuer les éléments terrifiants qui figurent dans l’histoire originale. […] Dans le conte, la mort de la méchante reine est suivie de grandes réjouissances en l’honneur du mariage de la princesse. Cette nuance de cruauté risquant de paraître peu en harmonie avec le beau caractère de Blanche-Neige, ne paraît pas dans le film. La princesse n’assiste pas à la mort de la reine, qui est plus rapide.
Premier long métrage des studios Disney en 1937, le film d’animation transforme certains éléments du conte (les nains deviennent burlesques, la jeune fille chante « un jour mon prince viendra » et se réveille grâce au baiser de celui-ci, etc.) et en propose une version très édulcorée (le cœur de la biche au lieu du foie du marcassin). Les coupures de presse accompagnant la sortie du film en France en 1938 pointent naturellement cette transformation pour un public familial. Elles rappellent aussi les quatre ans nécessaires pour aboutir à cette production, l’orchestre de 80 musiciens, les 600 dessinateurs ayant réalisé des centaines de milliers de dessins…
Pour aller plus loin
Praline Gay-Para, "
Les soeurs de Blanche-Neige dans le monde", 2018.
Dossier « Blanche-Neige »,
La grande oreille, mai 2018, n°73.
Ghislaine Chagrot, « Comment Sara révèle Blancheneige»,
La Revue des livres pour enfants, juin 2018, n° 301.
Dictionnaire du livre de jeunesse : la littérature d'enfance et de jeunesse en France / sous la direction de Isabelle Nières-Chevrel et Jean Perrot. Paris : Éd. du Cercle de la librairie, 2013.
Les expositions virtuelles
Babar, Harry Potter et Cie et
Contes de fées
Christiane Connan-Pintado, Catherine Tauveron (dir.),
Fortune des "Contes" des Grimm en France : formes et enjeux des rééditions, reformulations, réécritures dans la littérature de jeunesse. Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2013.
Ernest Tonnelat,
Les contes des frères Grimm : étude sur la composition et le style du recueil des "Kinder- und Hausmärchen". Paris : Armand Colin, 1912.