Titre : Le Monde artiste : théâtre, musique, beaux-arts, littérature
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1898-01-02
Contributeur : Lemoine, Achille (1813-1895). Directeur de publication
Contributeur : Gourdon de Genouillac, Henri (1826-1898). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32818188p
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 19764 Nombre total de vues : 19764
Description : 02 janvier 1898 02 janvier 1898
Description : 1898/01/02 (A38,N1). 1898/01/02 (A38,N1).
Description : Collection numérique : Arts de la marionnette Collection numérique : Arts de la marionnette
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k5456013t
Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Z-1096
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 30/11/2010
6
LE MONDE ARTISTE
Voilà, certes, plus qu'il n'en fallait pour valoir à la
nouvelle oeuvre de l'auteur des Romanesques, de la
Princesse lointaine et de la Samaritaine, l'éclatant
succès qu'elle vient de remporter.
Je ne sais trop — j'ai peur que non — si le Cyrano
de M. Rostand est bien celui de l'histoire. Que dis-je ?
Il est mieux que cela, il est celui de la légende :
quelle épopée que la sienne, et comme ce brave à
trois poils emplit la pièce ! Ne pourrait-on pas dire
qu'il est la pièce, tant gravite toute l'action autour
de ce flamboyant Matamore ?
Nous faisons d'abord sa connaissance à l'hôtel de
Bourgogne, où, de son autorité privée, il inter-
rompt la représentation et chasse de la scène le
comédien Montfleury, en dépit des seigneurs qui le
protègent. Il envoie un coup d'espadon à un jeune
muguet qui a osé parler irrévérencieusement de
son nez. Ah ! pourquoi Pascal a-t-il été immorta-
liser le nez de Cléopâtre ? Celui du sire de Bergerac,
monumental, insolent et difforme, a une bien autre
importance. Joignez que son possesseur est un poéte
prompt à l'improvisation, et qu'il sait envelopper
les passes d'un duel dans les couplets d'une ballade.
Cyrano n'est pas seulement spirituel et valeureux:
il est bon. Amoureux de sa belle cousine Roxane,
il dissimule courageusement une « flamme » que
sa laideur teinterait de ridicule. Il va plus loin, il
protège les amours de Roxane et du brave et timide
Christian de Neuvilette. Il ne s'arrête pas là, il
prête, lui, éloquent et verveux, sa parole et sa
plume au jeune chevalier qui ne sait rien dire,
hormis : « Je vous aime », ce dont ne se console
point la cousine, éprise comme le veut l'époque, du
jargon des Précieuses. Et ceci nous vaut une scène
exquise, alors que, sous le balcon de la dame,
Cyrano, parlant pour Christian, caché dans l'ombre,
s'épanche en brillants aveux, et stoïque jusqu'au
bout, force l'amoureux muet à aller cueillir le
baiser que lui ont mérité l'éloquence et la passion
d'un autre !
Mais le comte de Guiche, soupirant éconduit, ne
tarde pas à se venger, et séparant brusquement
Roxane et Christian qu'un capucin égaré vient de
marier en un tour de main, intime au jeune
homme qui sert sous ses ordres l'injonction de le
suivre en campagne. Heureusement Cyrano accom-
pagnera Christian, veillera sur lui, écrira pour lui !
Hélas ! il écrit trop et trop chaleureusement.
Lorsque la belle Roxane, que sa passion pour son
mari a conduite à travers les rangs ennemis jusqu'au
camp des Français qui assiègent Arras— lorsqu'elle
dit à Christian la fièvre que lui ont causée ses let-
tres incendiaires , le pauvre chevalier comprend
qu'il n'est aimé que par erreur et court se faire
casser la tête par une mousquetade espagnole.
Alors l'héroïque Cyrano devient sublime. Il ne
trahit pas le secret de l'amoureuse correspondance.
La jeune veuve s'est retirée dans un couvent, et
chaque jour, notre héros, précédé de son nez, vient
lui conter la gazette et l'informer des nouvelles de
la cour et de la ville. Mais les haines de ses ennemis
n'ont pas désarmé, et une bûche, traîtreusement
jetée d'une fenêtre, vient le lui prouver cruellement.
Il brave néanmoins le danger et la souffrance pour
ne pas manquer à la cousine qui attend sa visite
quotidienne. Et c'est en achevant de mémoire —
dans un instant d'oubli — la dernière lettre écrite
sous le nom du chevalier de Neuvilette que Cyrano
trahit involontairement le secret si longtemps et si
fidèlement gardé. Que vouliez-vous qu'il fît désor-
mais? Qu'il mourût!... Aussi meurt-il — un peu
longuement et oratoirement à mon gré. J'avoue que
ses invocations à Molière, à Socrate et à Galilée re-
tardent, sans grand profit, son dernier soupir.
Je vous ai rapidement conté la pièce. Mais je n'en
ai rien dit, et il ne me semble guère possible de tra-
duire en un compte rendu les éclatantes et trucu-
lentes visions de la rôtisserie où les poètes affamés
sont généralement régalés par le rôtisseur Rague-
neau, favori des Muses, où les « cadets de Gas-
cogne », épiques comme les capitans de Théophile
Gautier, font cortège au plus étonnant des braves.
Non plus, d'ailleurs, que le camp où ces mêmes
héros narguent la famine et l'ennemi en vers patrio-
tiques, que louerait sans doute M. Paul Déroulède,
mais que peut-être il serait bien empêché d'écrire.
Et que de ravissants détails ! Tel d'Artagan « qui
s'y connaît » venant féliciter Cyrano. Tel ce capucin
ahuri mariant à Christian la jeune fille qu'il était
chargé de conduire au comte de Guiche. Telles les
bouffonnes tirades célébrant le nez-type, le nez-
pivot, le nez-moteur, qui, je l'ai dit, est l'âme même
de la pièce de M. Rostand.
Faut-il faire des réserves ? Oh ! peu nombreuses
et peu importantes, mais qu'en bonne conscience
de critique, j'estime justes. Eh bien ! disons-le, le
quatrième acte est un peu long et fait hors-d'oeuvre,
dans sa première partie s'entend. Les plans straté-
giques de ce solennel imbécile de Guiche n'offrent
pas grand intérêt. L'amoureux Christian est bien
nul. Et, sans doute, il le faut bien, puisque Cyrano
doit attirer tous les regards, mais la question est
précisément de savoir si réellement sa part n'eût pu
être un peu diminuée au bénéfice des autres per-
sonnages. Je le crois, mais alors nous aurions
moins entendu M. Coquelin. Or, jamais il n'a été
plus merveilleux que dans ce maître rôle de Cyrano,
l'un des plus écrasants qui existent au monde.
Toute la lyre ! Et toute la gamme de la lyre ! Et
tous les demi-tons de la gamme ! Diction, geste ;
tout a été parfait, enlevant, émouvant, prodigieuse-
ment lyrique. El donc, comme écrirait mon con-
frère Doumic, « tout est pour le mieux ».
Que dire des vers? Je voudrais accoler à mes
éloges des enfilades d'épithètes. Mais il ne m'en
reste plus. Rimes riches ou d'une négligence voulue,
tours imprévus, assonances réjouissantes et co-
casses, tendresse, passion, poésie ailée : toute la
lyre ! (Voir plus haut).
Le triomphe de M. Coquelin ne nous rendra
injuste, ni pour Mlle Legault, une touchante et spiri-
tuelle Roxane, ni pour M. Volny, qui tire bon parti
d'un rôle médiocre, ni pour M. Desjardins, sobre et
parfait gentilhomme sous le manteau du comte de
Guiche. M. Gravier a dessiné un bon type de capi-
taine gascon, et MM. Jean Coquelin (un très amu-
sant Ragueneau), Péricaud, Mmes Bourgeois et
Blanche Miroir sont dignes de leur donner la
réplique.
La mise en scène est superbe. Les décors et les
costumes sont presque aussi riches que les vers : ce
qui n'est pas peu dire... Encore un coup, succès, et
LE MONDE ARTISTE
Voilà, certes, plus qu'il n'en fallait pour valoir à la
nouvelle oeuvre de l'auteur des Romanesques, de la
Princesse lointaine et de la Samaritaine, l'éclatant
succès qu'elle vient de remporter.
Je ne sais trop — j'ai peur que non — si le Cyrano
de M. Rostand est bien celui de l'histoire. Que dis-je ?
Il est mieux que cela, il est celui de la légende :
quelle épopée que la sienne, et comme ce brave à
trois poils emplit la pièce ! Ne pourrait-on pas dire
qu'il est la pièce, tant gravite toute l'action autour
de ce flamboyant Matamore ?
Nous faisons d'abord sa connaissance à l'hôtel de
Bourgogne, où, de son autorité privée, il inter-
rompt la représentation et chasse de la scène le
comédien Montfleury, en dépit des seigneurs qui le
protègent. Il envoie un coup d'espadon à un jeune
muguet qui a osé parler irrévérencieusement de
son nez. Ah ! pourquoi Pascal a-t-il été immorta-
liser le nez de Cléopâtre ? Celui du sire de Bergerac,
monumental, insolent et difforme, a une bien autre
importance. Joignez que son possesseur est un poéte
prompt à l'improvisation, et qu'il sait envelopper
les passes d'un duel dans les couplets d'une ballade.
Cyrano n'est pas seulement spirituel et valeureux:
il est bon. Amoureux de sa belle cousine Roxane,
il dissimule courageusement une « flamme » que
sa laideur teinterait de ridicule. Il va plus loin, il
protège les amours de Roxane et du brave et timide
Christian de Neuvilette. Il ne s'arrête pas là, il
prête, lui, éloquent et verveux, sa parole et sa
plume au jeune chevalier qui ne sait rien dire,
hormis : « Je vous aime », ce dont ne se console
point la cousine, éprise comme le veut l'époque, du
jargon des Précieuses. Et ceci nous vaut une scène
exquise, alors que, sous le balcon de la dame,
Cyrano, parlant pour Christian, caché dans l'ombre,
s'épanche en brillants aveux, et stoïque jusqu'au
bout, force l'amoureux muet à aller cueillir le
baiser que lui ont mérité l'éloquence et la passion
d'un autre !
Mais le comte de Guiche, soupirant éconduit, ne
tarde pas à se venger, et séparant brusquement
Roxane et Christian qu'un capucin égaré vient de
marier en un tour de main, intime au jeune
homme qui sert sous ses ordres l'injonction de le
suivre en campagne. Heureusement Cyrano accom-
pagnera Christian, veillera sur lui, écrira pour lui !
Hélas ! il écrit trop et trop chaleureusement.
Lorsque la belle Roxane, que sa passion pour son
mari a conduite à travers les rangs ennemis jusqu'au
camp des Français qui assiègent Arras— lorsqu'elle
dit à Christian la fièvre que lui ont causée ses let-
tres incendiaires , le pauvre chevalier comprend
qu'il n'est aimé que par erreur et court se faire
casser la tête par une mousquetade espagnole.
Alors l'héroïque Cyrano devient sublime. Il ne
trahit pas le secret de l'amoureuse correspondance.
La jeune veuve s'est retirée dans un couvent, et
chaque jour, notre héros, précédé de son nez, vient
lui conter la gazette et l'informer des nouvelles de
la cour et de la ville. Mais les haines de ses ennemis
n'ont pas désarmé, et une bûche, traîtreusement
jetée d'une fenêtre, vient le lui prouver cruellement.
Il brave néanmoins le danger et la souffrance pour
ne pas manquer à la cousine qui attend sa visite
quotidienne. Et c'est en achevant de mémoire —
dans un instant d'oubli — la dernière lettre écrite
sous le nom du chevalier de Neuvilette que Cyrano
trahit involontairement le secret si longtemps et si
fidèlement gardé. Que vouliez-vous qu'il fît désor-
mais? Qu'il mourût!... Aussi meurt-il — un peu
longuement et oratoirement à mon gré. J'avoue que
ses invocations à Molière, à Socrate et à Galilée re-
tardent, sans grand profit, son dernier soupir.
Je vous ai rapidement conté la pièce. Mais je n'en
ai rien dit, et il ne me semble guère possible de tra-
duire en un compte rendu les éclatantes et trucu-
lentes visions de la rôtisserie où les poètes affamés
sont généralement régalés par le rôtisseur Rague-
neau, favori des Muses, où les « cadets de Gas-
cogne », épiques comme les capitans de Théophile
Gautier, font cortège au plus étonnant des braves.
Non plus, d'ailleurs, que le camp où ces mêmes
héros narguent la famine et l'ennemi en vers patrio-
tiques, que louerait sans doute M. Paul Déroulède,
mais que peut-être il serait bien empêché d'écrire.
Et que de ravissants détails ! Tel d'Artagan « qui
s'y connaît » venant féliciter Cyrano. Tel ce capucin
ahuri mariant à Christian la jeune fille qu'il était
chargé de conduire au comte de Guiche. Telles les
bouffonnes tirades célébrant le nez-type, le nez-
pivot, le nez-moteur, qui, je l'ai dit, est l'âme même
de la pièce de M. Rostand.
Faut-il faire des réserves ? Oh ! peu nombreuses
et peu importantes, mais qu'en bonne conscience
de critique, j'estime justes. Eh bien ! disons-le, le
quatrième acte est un peu long et fait hors-d'oeuvre,
dans sa première partie s'entend. Les plans straté-
giques de ce solennel imbécile de Guiche n'offrent
pas grand intérêt. L'amoureux Christian est bien
nul. Et, sans doute, il le faut bien, puisque Cyrano
doit attirer tous les regards, mais la question est
précisément de savoir si réellement sa part n'eût pu
être un peu diminuée au bénéfice des autres per-
sonnages. Je le crois, mais alors nous aurions
moins entendu M. Coquelin. Or, jamais il n'a été
plus merveilleux que dans ce maître rôle de Cyrano,
l'un des plus écrasants qui existent au monde.
Toute la lyre ! Et toute la gamme de la lyre ! Et
tous les demi-tons de la gamme ! Diction, geste ;
tout a été parfait, enlevant, émouvant, prodigieuse-
ment lyrique. El donc, comme écrirait mon con-
frère Doumic, « tout est pour le mieux ».
Que dire des vers? Je voudrais accoler à mes
éloges des enfilades d'épithètes. Mais il ne m'en
reste plus. Rimes riches ou d'une négligence voulue,
tours imprévus, assonances réjouissantes et co-
casses, tendresse, passion, poésie ailée : toute la
lyre ! (Voir plus haut).
Le triomphe de M. Coquelin ne nous rendra
injuste, ni pour Mlle Legault, une touchante et spiri-
tuelle Roxane, ni pour M. Volny, qui tire bon parti
d'un rôle médiocre, ni pour M. Desjardins, sobre et
parfait gentilhomme sous le manteau du comte de
Guiche. M. Gravier a dessiné un bon type de capi-
taine gascon, et MM. Jean Coquelin (un très amu-
sant Ragueneau), Péricaud, Mmes Bourgeois et
Blanche Miroir sont dignes de leur donner la
réplique.
La mise en scène est superbe. Les décors et les
costumes sont presque aussi riches que les vers : ce
qui n'est pas peu dire... Encore un coup, succès, et
Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 99.98%.
En savoir plus sur l'OCR
En savoir plus sur l'OCR
Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 99.98%.
- Collections numériques similaires Arts de la marionnette Arts de la marionnette /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=colnum adj "Pam1"
- Auteurs similaires Lemoine Achille Lemoine Achille /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=(dc.creator adj "Lemoine Achille" or dc.contributor adj "Lemoine Achille")36 exercices - études pour piano faisant suite au "Guide du lecteur" de J. B. Duvernoy /ark:/12148/bpt6k310295f.highres Vacanes champêtres : 12 petites pièces de genre pour piano : Op. 80 / par Albert Landry ; hommage très affectueux à Mr. Achille Lemoine ; L. Denis, dessinateur /ark:/12148/btv1b525005973.highresGourdon de Genouillac Henri Gourdon de Genouillac Henri /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=(dc.creator adj "Gourdon de Genouillac Henri" or dc.contributor adj "Gourdon de Genouillac Henri")
-
-
Page
chiffre de pagination vue 9/19
- Recherche dans le document Recherche dans le document https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/search/ark:/12148/bpt6k5456013t/f9.image ×
Recherche dans le document
- Partage et envoi par courriel Partage et envoi par courriel https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/share/ark:/12148/bpt6k5456013t/f9.image
- Téléchargement / impression Téléchargement / impression https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/download/ark:/12148/bpt6k5456013t/f9.image
- Mise en scène Mise en scène ×
Mise en scène
Créer facilement :
- Marque-page Marque-page https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/bookmark/ark:/12148/bpt6k5456013t/f9.image ×
Gérer son espace personnel
Ajouter ce document
Ajouter/Voir ses marque-pages
Mes sélections ()Titre - Acheter une reproduction Acheter une reproduction https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/pa-ecommerce/ark:/12148/bpt6k5456013t
- Acheter le livre complet Acheter le livre complet https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/indisponible/achat/ark:/12148/bpt6k5456013t
- Signalement d'anomalie Signalement d'anomalie https://sindbadbnf.libanswers.com/widget_standalone.php?la_widget_id=7142
- Aide Aide https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/aide/ark:/12148/bpt6k5456013t/f9.image × Aide
Facebook
Twitter
Pinterest