Jugements et critiques

Sainte-Beuve

Sainte-Beuve

« Élève de Jean-Jacques pour l’impulsion première et le style, comme Madame de Staël et M. de Chateaubriand, mais, comme eux, élève original et transformé, quoique demeuré plus fidèle, l’auteur des Rêveries [sur la nature primitive de l’Homme], alors qu’il composait Obermann, ignorait que des collatéraux si brillants, et si marqués par la gloire, lui fussent déjà suscités ; il n’avait lu ni l’Influence des Passions sur le Bonheur, ni René ; il suivait sa ligne intérieure ; il s’absorbait dans ses pensées d’amertume, de désappointement aride, de destinée manquée et brisée, de petitesse et de stupeur en présence de la nature infinie. Obermann creusait et exprimait tout cela ; l’auteur n’y retraçait aucunement sa biographie exacte, comme quelques-uns l’ont cru ; au contraire, il altérait à dessein les conditions extérieures, il transposait les scènes, il dépaysait autant que possible. Mais si Obermann ne répondait que vaguement à la biographie de l’auteur, il répondait en plein à sa psychologie, à sa disposition mélancolique et souffrante, à l’effort fatigué de ses facultés sans but, à son étreinte de l’impossible, à son ennui. Ce mot d’ennui, pris dans l’acception la plus générale et la plus philosophique, est le trait distinctif et le mal d’Obermann ; ç’a été en partie le mal du siècle, et Obermann se trouve ainsi l’un des livres les plus vrais de ce siècle, l’un des plus sincères témoignages, dans lequel bien des âmes peuvent se reconnaître ».
(Oberman, préface à l’édition de 1833)

 

George Sand

George Sand

« Il est impossible de comparer Obermann à des types de souffrance tels que Faust, Manfred, Childe-Harold , Conrad et Lara. Ces variétés de douleur signifient, dans Goethe, le
vertige de l'ambition intellectuelle ; et dans Byron, successivement , d'abord un vertige pareil (Manfred) ; puis la satiété de la débauche (Childe-Harold) ; puis le dégoût de la vie sociale et le besoin de l'activité matérielle (Conrad); puis, enfin, la tristesse du remords dans une grande âme qui a pu espérer un instant trouver dans le crime un développement sublime de la force, et qui, rentrée en elle-même, se demande si elle ne s'est pas misérablement trompée (Lara).
Obermann, au contraire, c’est la rêverie dans l’impuissance, la perpétuité du désir ébauché. Une pareille donnée psychologique ne peut être confondue avec aucune autre. C’est une douleur très spéciale, peu éclatante, assez difficile à observer, mais curieuse, et qui ne pouvait être poétisée que par un homme en qui le souvenir vivant de ses épreuves personnelles nourrissait le feu de l’inspiration. C’est un chant triste et incessant sur lui-même, sur sa grandeur invisible, irrévélable, sur sa perpétuelle oisiveté. C’est une mâle poitrine avec de faibles bras ; c’est une âme ascétique avec un doute rongeur qui trahit sa faiblesse, au lieu de marquer son audace. C’est un philosophe à qui la force a manqué de peu pour devenir un saint. Werther est le captif qui doit mourir étouffé dans sa cage ; René, l’aigle blessé qui reprendra son vol ; Obermann est cet oiseau des récifs à qui la nature a refusé des ailes, et qui exhale sa plainte calme et mélancolique sur les grèves d’où partent les navires et où reviennent les débris. […] La poésie britannique nous révéla le doute incarné sous la figure de Byron ; puis la littérature allemande, quoique plus mystique, nous conduisit au même résultat par un sentiment de rêverie plus profond. Ces causes, et d’autres, transformèrent rapidement l’esprit de notre nation, et pour caractère principal lui infligèrent le doute. Or le doute, c’est Obermann, et Obermann, né trop tôt de trente années, est réellement la traduction de l’esprit général depuis 1830. […]
Mais le mal d’Obermann, ressenti jadis par un petit nombre d’organisations précoces, s’est répandu peu à peu depuis, et au temps où nous sommes beaucoup peut-être en sont atteints ; car notre époque se signale par une grande multiplicité de maladies morales, jusqu’alors inobservées, désormais contagieuses et mortelles ».
(Revue des Deux Mondes, 15 juin 1833, et préface à l’édition Charpentier, 1840-1852)