L'usurier

Chapitre VIII

Un capitaine et un usurier

Commencez, je vous prie, par ce capitaine qui se botte : il faut qu’il ait quelque affaire de conséquence qui l’appelle loin d’ici.— C’est, répartit le boiteux, un capitaine prêt à sortir de Madrid. Ses chevaux l’attendent dans la rue ; il va partir pour la Catalogne, où son régiment est commandé.
Comme il n’avait point d’argent, il s’adressa hier à un usurier : « Seigneur Sanguisuela, lui dit-il, ne pourriez-vous pas me prêter mille ducats ? — Seigneur capitaine, répondit l’usurier d’un air doux et benin, je ne les ai pas ; mais je me fais fort de trouver un homme qui vous les prêtera, c’est-à-dire qui vous en donnera quatre cents comptant ; vous ferez votre billet de mille, et sur lesdits quatre cents que vous recevrez, j’en toucherai, s’il vous plaît, soixante pour le droit de courtage. L’argent est si rare aujourd’hui !…— Quelle usure, interrompit brusquement l’officier ! demander six cent soixante ducats pour trois cent quarante ! quelle friponnerie ! il faudrait pendre des hommes si durs.
— Point d’emportement, Seigneur capitaine, repris d’un grand sang-froid l’usurier : Voyez ailleurs. De quoi vous plaignez-vous ? est-ce que je vous force à recevoir les trois cent quarante ducats ? il vous est libre de les prendre ou de les refuser. Le capitaine, n’ayant rien à répliquer à ce discours, se retira ; mais, après avoir fait réflexion qu’il fallait partir, que le temps pressait, et qu’enfin il ne pouvait se passer d’argent, il est retourné ce matin chez l’usurier, qu’il a rencontré à sa porte en manteau noir, en rabat et en cheveux courts, avec un gros chapelet garni de médailles. « Je reviens à vous, seigneur Sanguisuela, lui a-t-il dit ; j’accepte vos trois cent quarante ducats ; la nécessité où je suis d’avoir de l’argent m’oblige à les prendre.— Je vais à la messe, a répondu gravement l’usurier ; à mon retour, venez, je vous compterai la somme.— Hé, non, non, répliqua le capitaine ; rentrez chez vous, de grâce ; cela sera fait dans un moment : expédiez-moi tout à l’heure ; je suis fort pressé.
— Je ne le puis, répart Sanguisuela ; j’ai coutume d’entendre la messe tous les jours avant que je commence aucune affaire ; c’est une règle que je me suis faite, et que je veux observer religieusement toute ma vie. »
Quelque impatience qu’eût l’officier de toucher son argent, il lui a fallu céder à la règle du pieux Sanguisuela : il s’est armé de patience, et même, comme s’il eût craint que les ducats ne lui échappassent, il a suivi l’usurier à l’église. Il a entendu la messe avec lui ; après cela, il se préparait à sortir ; mais Sanguisuela, s’approchant de son oreille, lui a dit : « Un des plus habiles prédicateurs de Madrid va prêcher ; je ne veux pas perdre son sermon. »
Le capitaine, à qui le temps de la messe n’avait déjà que trop duré, a été au désespoir de ce nouveau retardement : il est pourtant encore demeuré dans l’église. Le prédicateur paraît, et prêche contre l’usure. L’officier en est ravi, et, observant le visage de l’usurier, dit en lui-même : « Si ce juif pouvait se laisser toucher ! S’il me donnait seulement six cents ducats, je partirais content de lui. » Enfin le sermon finit ; l’usurier sort. Le capitaine le joint, et lui dit : « Hé bien, que pensez-vous de ce prédicateur ? Ne trouvez-vous pas qu’il a prêche avec beaucoup de force ? Pour moi, j’en suis tout ému.— J’en porte même jugement que vous, répond l’usurier ; il a parfaitement traité sa matière ; c’est un savant homme ; il a fort bien fait son métier : allons-nous-en faire le nôtre. »

 

Lesage, Le Diable boiteux, 1707.
> Texte intégral : Paris, Lebègue, 1821