Je suis Asmodée

Chapitre I

« Je suis Asmodée »

Seigneur Diable, apprenez- moi, s'il vous plaît, quel rang vous tenez parmi vos confrères? Si vous êtes un démon noble ou roturier ? — Je suis un diable d'importance, répondit la voix, et celui de tous qui a le plus de réputation dans l'un et l'autre monde. — Seriez-vous par hasard, répliqua don Cléofas, le démon qu'on appelle Lucifer ? — Non, repartit l'esprit, c'est le diable des charlatans. — Etes - vous Uriel ? reprit l'écolier. — Fi donc ! interrompit brusquement la voix, c'est le patron des marchands, des tailleurs, des bouchers, des boulangers et des autres voleurs du tiers-état.
— Vous êtes peut-être Belzébut ? dit Léandro. — Vous moquez-vous? répondit l'esprit, c'est le démon des duègnes et des écuyers. — Cela m'étonne, dit Zambullo, je croyais Belzébut un des plus grands personnages de votre compagnie ! — C'est un de ses moindres sujets, repartit le démon; vous n'avez pas d'idées justes de notre enfer.
— Il faut donc, reprit don Cléofas, que vous soyez Léviatan, Belfegôr ou Astarot ? — Oh ! pour ces trois-là, dit la voix, ce sont des diables du premier ordre ; ce sont des esprits de Cour. Ils entrent dans les conseils des princes, animent les ministres, forment des ligues, excitent les soulèvements dans les Etats, et allument les flambeaux de la guerre. Ce ne sont pas là des maroufles, comme les premiers que vous avez nommés.. — Eh ! dites-moi, je vous prie, répliqua l'écolier, quelles sont les fonctions de Flagel ? — Il est l'âme de la chicane et l'esprit du barreau, repartit le démon. C'est lui qui a composé le protocole des huissiers et des notaires. Il inspire les plaideurs, possède les avocats et obsède les juges.
Pour moi, j'ai d'autres occupations : je fais des mariages ridicules, j'unis des barbons avec des mineures, des maîtres avec leurs servantes, et des filles mal dotées avec de tendres amans qui n'ont point de fortune. C'est moi qui ai introduit dans le monde le luxe, la débauche, les jeux de hasard et la chimie. Je suis l'inventeur des carrousels, de la danse, de la musique de la comédie, et de toutes les modes nouvelles de France. En un mot, je m'appelle Asmodée, surnommé le Diable Boiteux.
— Eh quoi! s'écria don Cléofas, vous seriez ce fameux Asmodée, dont il est fait une si glorieuse mention dans Agrippa et dans la Clavicule de Salomon ? Ah ! vraiment, vous ne m'avez pas dit tous vos amusements ; vous avez oublié le meilleur. Je sais que vous vous divertissez quelquefois à soulager les amants malheureux ; a telles enseignes que, l'année passée, un bachelier de mes amis obtint, par votre secours, dans la ville d'Alcala, les bonnes grâces d'un docteur de l'Université.
— Cela est vrai, dit l'esprit, je vous gardais celui-là pour le dernier. Je suis le démon de la luxure, ou, pour parler plus honorablement, le dieu Cupidon ; car les poètes m'ont donné ce joli nom, et ces messieurs me peignent fort avantageusement. Ils disent que j'ai des ailes dorées, un bandeau sur les yeux, un arc à la main, un carquois plein de flèches sur les épaules, et avec cela une beauté ravissante; vous allez voir tout-à-l ‘heure ce qui en est, si vous voulez me mettre en liberté.

 

Lesage, Le Diable boiteux, 1707.
> Texte intégral : Paris, Lebègue, 1821