À propos de l’œuvreJean-Marc Hovasse

L'homme qui rit

Un roman théâtral, poétique et philosophique

Après une quinzaine d’années d’exil et l’interdiction de toute représentation de ses pièces sur les scènes de France, Victor Hugo se rattrape, ou se console, avec L’homme qui rit. Le titre est tiré d’un vers de son Roi s’amuse (1832) où le bouffon Triboulet disait, en comparant son destin à celui d’un exécuteur rencontré : « Je suis l’homme qui rit, il est l’homme qui tue. » Dans L’homme qui rit, c’est le rire qui tue. Gwynplaine, le héros du roman, n’est certes pas un bouffon, mais il a été défiguré dans son enfance, et sa bouche fendue jusqu’à ses oreilles fait croire qu’il rit. Recueilli dans son enfance avec la jeune aveugle Dea par Ursus, le philosophe cynique et bonimenteur, et son loup Homo, ils forment une petite troupe de comédiens ambulants qui se produit dans les foires. Comme Ruy Blas, mais encore plus spectaculairement que lui puisque c’est à la faveur d’un coup de théâtre concernant sa naissance, Gwynplaine passe du néant à la gloire, de sa vie de saltimbanque à celle de pair d’Angleterre. Comme Ruy Blas, il essaye alors d’incarner la figure du peuple à la cour, et comme lui, il échoue lamentablement dans cette tentative trop en avance sur l’histoire.
Au reste, ainsi que le précisait une note de l’auteur finalement écartée, les circonstances de l’histoire importent peu : « Le sujet de ce livre, pour ceux qui voudront bien lire ces volumes avec attention, est humain. Il est philosophique, et non historique. Si ce livre se rattache à quelque chose, c’est au côté éternel de l’homme, et non au côté passager. L’action sans doute, et c’est la loi du drame comme c’est la loi de la vie, se passe dans un pays et dans un temps, mais elle se passe surtout dans l’âme humaine. Le reflet d’histoire spéciale qui nous éclaire tous nous localise, mais ne nous circonscrit pas. L’infini du cœur n’est d’aucun siècle. L’homme n’est point daté. » Un autre essai de préface, plus bref, disait simplement : « J’ai senti le besoin d’affirmer l’âme. »

Judex

De même qu’un cycle important de poèmes des Chansons des rues et des bois (1865) pouvait s’appeler « L’éternel petit roman », ce grand roman est bien un drame éternel où, comme dans Les Travailleurs de la mer, l’homme est en lutte contre lui-même et contre les éléments naturels. Évoquant à la fois Shakespeare et Calderón, l’intrigue baroque transporte le lecteur de la mer agitée à la côte enneigée, de la campagne anglaise aux bas-fonds de Londres, de la chambre des lords aux palais royaux, laissant au lecteur une impression fantastique et noire, entre le songe et le cauchemar. Si « Hamlet est le chef-d’œuvre de la tragédie rêve » (William Shakespeare, II, II, 4), L’homme qui rit est bien le chef-d’œuvre du roman rêve.
Sur une structure que l’on dirait dramaturgique tant l’action, divisée en deux brèves périodes séparées par une quinzaine d’années, est resserrée dans le temps, se greffe une écriture noire, à la fois somptueuse et dépouillée, tour à tour énumérative et minimale, lyrique et sèche, très caractéristique du style de Victor Hugo dans ces années-là, plus proche de William Shakespeare et des proses philosophiques que des Misérables et même de Quatrevingt-Treize, pourtant ultérieur. Comme l’écrit Théodore de Banville dans Le National, « il est devenu tout muscles comme un Hercule, sobre d’épithètes et d’ornements, il emploie toujours le mot juste et qui frappe, et le met à une place décisive ».

L'homme qui rit

Parution, illustrations, adaptations

L’homme qui rit, dont les quatre tomes parurent au printemps de 1869, fut pourtant l’un des échecs les plus sévères de Victor Hugo. Une partie de la faute en revient à ses éditeurs belges, qui plombèrent le lancement par toute une série d’initiatives malheureuses qui mirent fin à leur collaboration commencée avec Les Misérables ; mais l’auteur ne renia pas non plus sa propre responsabilité, comme il apparaît dans plusieurs notes de ses carnets, dont celle-ci : « J’ai voulu abuser du roman, j’ai voulu en faire une épopée. J’ai voulu forcer le lecteur à penser à chaque ligne. De là une sorte de colère du public contre moi. »
Mais il eut quand même tout de suite des lecteurs admiratifs, aussi bien Zola, qui tomba chez son éditeur, avant la sortie du livre, sur un premier tirage du premier tome dont il apprit par cœur quelques passages, que Rimbaud, qui dans sa lettre dite du voyant (15 mai 1871) a retenu la leçon des comprachicos (les trafiquants d’enfants). Et le vingtième siècle s’en est emparé à son tour, dans des genres très différents : beaucoup considèrent avec quelque semblant de raison le film expressionniste américain de Paul Leni (The Man Who Laughs, 1928) comme la plus belle adaptation d’une œuvre de Victor Hugo au cinéma ; James Ellroy a pour ainsi dire transposé son intrigue dans Le Dahlia noir (1987 en Amérique, 1988 en France). Quant à la postérité de Gwynplaine, elle est assurée par la figure du Joker dans la série des Batman, qui descend tout droit de lui en passant par le film de Paul Leni. Le vingt et unième siècle continue les adaptations en bande-dessinée, manga, cinéma, théâtre...

Le phare d’Eddystone

Plusieurs dessins de Victor Hugo ont accompagné de près ou de loin la genèse de ce roman, dont le célèbre phare d’Eddystone, conservé à la Maison de Victor Hugo place des Vosges, mais l’auteur ne les intégra pas dans son manuscrit comme pour Les Travailleurs de la mer. La première édition illustrée parut en 1876 ; Daniel Vierge l’accompagna de 103 dessins. Dix ans plus tard fut lancée à grands renforts de belles affiches une nouvelle édition chez Eugène Hugues, abondamment illustrée par le même Daniel Vierge (dont une composition hors texte) et Georges Rochegrosse (dont seize compositions hors texte, à commencer par le frontispice).

 

 
L'homme qui rit
La cave pénale
Ursus et Homo