Toute la terre est couverte de Nations dont nous ne connaissons que les nomsRousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes

Note X : Toute la terre est couverte de Nations dont nous ne connaissons que les noms

Les Académiciens qui ont parcouru les parties Septentrionales de l’Europe et Méridionales de l’Amérique avaient plus pour objet de les visiter en Géomètres qu’en Philosophes. Cependant, comme ils étaient à la fois l’un et l’autre, on ne peut pas regarder comme tout à fait inconnues les régions qui ont été vues et décrites par les La Condamine et les Maupertuis. Le Joaillier Chardin qui a voyagé comme Platon, n’a rien laissé à dire sur la Perse : la Chine paraît avoir été bien observée par les Jésuites. Kempfer donne une idée passable du peu qu’il a vu dans le Japon. À ces relations près, nous ne connaissons point les Peuples des Indes Orientales, fréquentées uniquement par des Européens plus curieux de remplir leurs bourses que leurs têtes. L’Afrique entière et ses nombreux habitants, aussi singuliers par leur caractère que par leur couleur, sont encore à examiner ; toute la terre est couverte de Nations dont nous ne connaissons que les noms, et nous nous mêlons de juger le genre humain ! Supposons un Montesquieu, un Buffon, un Diderot, un Duclos, un d’Alembert, un Condillac ou des hommes de cette trempe voyageant pour instruire leurs compatriotes, observant et décrivant comme ils savent faire, la Turquie, l’Égypte, La Barbarie, l’Empire de Maroc, la Guinée, le pays des Caffres, l’intérieur de l’Afrique et ses côtes Orientales, les Malabares, le Mogol, les rives du Gange, les Royaumes de Siam, de Pegu et d’Ava, la Chine, la Tartane et surtout le Japon : puis dans l’autre Hémisphère le Mexique, le Pérou, le Chili, les Terres Magellaniques, sans oublier les Patagons vrais ou faux, le Tucuman, le Paraguay s’il était possible, le Brésil, enfin les Caraïbes, la Floride et toutes les contrées sauvages, voyage le plus important de tous et celui qu’il faudrait faire avec le plus de soin : supposons que ces nouveaux Hercules, de retour de ces courses mémorables fissent ensuite à loisir l’Histoire naturelle Morale et Politique de ce qu’ils auraient vu, nous verrions même sortir un monde nouveau de dessous leur plume, et nous apprendrions ainsi à connaître le nôtre…