Titre : La Justice / dir. G. Clemenceau ; réd. Camille Pelletan
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1892-03-09
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32802914p
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 09 mars 1892 09 mars 1892
Description : 1892/03/09 (Numéro 4438). 1892/03/09 (Numéro 4438).
Description : Collection numérique : Fonds régional :... Collection numérique : Fonds régional : Provence-Alpes-Côte d'Azur
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Source : Bibliothèque nationale de France
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 10/02/2011
Treizième année. - H' 4438
Un Numéro : 10 o. Paris ©t Départements
Mercredi 9 Mars 1892
Directeur PoUtupu t
6. CLEMENCEAU
ABONNEMENTS
«un ( TROIS MOIS 10
- / 5 MOU *> .
? ?tunum ( UK 40 ?
IwMn iê t* Rédaction, M, A. CTltVANT
iraoxcis «t.. un. p. DaLLwam M ®
i«. awSt m Borna du Journal, 10, Faubourg t£ontraartra
LA JUSTICE
Rtdactiiur en Chtf:
CAMILLE PELLETAN
ABONNEMENTS
( TROIS MOIS I8 FR.
] Six MOIS 80 .
( UN AN 52 »
idTMier 161 mandats à l'AdminiitratMir
M. t. THÉBUTIEH
W, III 4U FFCUBOIIIE'M on TA UOT, !.»
Blods cmmoiiceminN Wn pro-
eliatnement 1» puhllcation de «
UNE
DEMOISELLE DE CMPJG1
roman spécialement écrit pour LA
JUSTICE par M. ARISTIDE FRÉ-
MI^TË, que nous n'avons pas à
présenter à nos lecteurs. Ils n'ont
pu oublier, en elTet, ni D0M LE PRÉ-
VOST, ni MONSIEUR PHÊ FONT AINE.
LIS UNIVERSITES
Le débat qui va s'ouvrir devant le Sé-
nat, sur le projet de loi portant création
d'Universités, est d'une importance ca-
pitale pour les intérêts supérieurs de la
République,et il faut le considérer comme
une des phases les plus notables du con-
flit éternel de la science et de la Coi.
On veut, en effet, faire enfin une tenta-
tive d'Etat, dans le sens de la pensée
philosophique du dix-huitième siècle,
pour opposer à l'influence religieuse or-
ganisée, l'enseignement organisé de la
science.
Ce n est pas que ce but soit formelle-
ment indiqué, ni dans le remarquable
projet du gouvernement, ni dans le rap-
port de M. Bardoux : le ministre de l'ins-
truction publique n'a pas osé faire voir
les conséquences politiques et anticatho-
liques de l'organisation projetée.et l'âme
académique du rapporteur a répugné à
un tel scandale.
Quoi qu'il en soit, le projet de M.Bour-
geois, même amendé par la commission
sénatoriale, fait revivre l'idée philoso-
phique et laïque par excellence de créer
des établissements encyclopédiques ou-
verts à toutes les sciences, les distribuant
et les groupant selon leurs affinités et
leurs liaisons, de véritables universités,
où on enseignera, non pas les sciences,
mais la science, j'entends la science se
suffisant à elle-même, satisfaisant tout
l'homme dans ses instincts supérieurs et
éliminant, par le fait même de cette sa-
tisfaction donnée à l'âme entière, 1 in-
fluence des religions positives.
Ces idées avaient été formulées avec
éclat, en 1702, par le plus éminent dépo-
sitaire de la tradition encyclopédiste,
par Condorcet, qui, au nom du Comité
d'instruction publique de la Législative,
avait demandé la création en France
d'un petit nombre de lycées, « où toutes
les sciences seraient enseignées dans
toute leur étendue. »
La Convention accepta d'abord ce pian :
mais l'abbé Sieyès, cet empêcheur mo-
rose, en fit manquer la réalisation. On
morcela l'enseignement supérieur, on le
particularisa, on créa, au lieu d'Univer-
sités, des écoles fermées, isolées, sans
communication entre elles, Ecole poly-
technique, Ecoles normales, Ecoles de
santé, Ecoles de droit, et Napoléon con-
solida, en bon despote, ces barrières éle-
vées dans les sciences et dans les âmes
comme pour empêcher l'homme de s'u-
nifier lui-môme contre le despotisme et
la religion. Ce fut là l'idée qui présida à
la fondation de l'Université impériale, de
cette Université dont les révolutionnai-
res badauds admirèrent la forte unité,
mais qui en réalité ne fut établie que
pour affaiblir, en la divisant, la raison
humaine, et la plier, ainsi affaiblie, au
respect de ce qui l'opprime.
11 faut donc mettre en lumière, plus
que ne l'ont fait le gouvernement et la
commission, cet office anticlérical et ré-
publicain que doivent remplir les futu-
res Universités. Je sais bien que d'abord
le personnel enseignant n'aura pas tout
entier conscience de ces vues. Mais la
science, ainsi organisée en un tout vi-
vant, convertira peu à peu à elle-même
non seulement les élèves, mais les pro-
fesseurs. Il arrivera aussi que, lors du
retour presque inévitable d'un moment
de despotisme ou de réaction cléricale,
ces Universités, si on les constitue for-
tement, pourront être, rien que par leur
existence, des barrières contrôles agres-
sions de l'esprit du passé.
Il ne s'agit pas d'improviser de tels
organismes par des lois ou des déerets,
mais de consacrer cette union des Fa-
cultés entra elles, qui a commencé à se
former depuis 188D. Aujourd'hui, les
divers enseignements ne sont plus isolés
comme ils l'étaient : il y a une coordi-
nation des cours, un rapprochement des
maîtres entre eux, des élèves entre eux :
il V a des Conseils généraux de Facul-
tés, des Associations d'étudiants, un ef-
fort sincère pour rappeler l'idée de l'u-
nité de la science. Il no faut créer des
Université! que In. où ces tentatives ont
réussi, là où il existe une vie scientifique
intense, dans quatre ou cinq grandes
villes dont les noms sont sur toutes les
lèvres. En créer partout où il y a une
Académie, ce serait n'en point créer du
tout, ce serait faire avorter l'idée même
du projet : aussi vous verrez que tout
l'effort des catholiques, unis aux répu-
blicains dégoûtés, tendra â multiplier le
nombre des Universités. On fera appel
aux. intérêts de clocher, qui d'ailleurs
crient déjà : mais ces voix égoïstes sont
dangereuses aux intérêts supérieurs de
la science et de la République.
Qu'on ne dise pas, d'autre part, que le
mot Université sent trop son moyen-âge.
Ce mot signifiera excellemment que la
science tout entière sera enseignée, com-
me il exprimait jadis à merveille que
toutes les sciences découlaient de la re-
ligion.
11 est peut-être de très libres esprits
qui redoutent ici l'accroissement des
mandarinats, qui craignent de voir créer
des corporations enseignantes trop mai-
tresses et trop fermées ; l'institution des
tours libres répond â ces craintes. Tout
Français instruit et ayant quelque chose
à dire aura une chaire ouverte dans les
futures Universités, soit pour compléter,
soit pour contredire l'enseignement offi-
ciel. Donc point do routine, point d'or-
thodoxie à craindra. L'opinion aura ses
libres entrées dans les Universités.
Sans doute, nous aurons à revenir sur
plus d'un détail important, nous aurons
plus d'une critique à faire. Ainsi, com-
ment se fait-il qu'on veuille laisser le
Collège de France, l'Ecole normale,
l'Ecole polytechnique,en dehors de l'Uni-
versité de Paris ? Seraitrce supprimer ou
disqualifier ces établissements que de
les introduire dans la brillante unité que
l'on rêve ? Les isoler do l'Université,
n'est-ce pas manquer gravement au prin-
cipe même du projet? Pourra-t-on vrai-
ment donner le nom d'Université à des
chaires où ne professeront ni M. Renan,
ni M. Berthelot, et qui ne grouperont
pas autour d'elles la partie de la jeu-
nesse que retiendront les écoles spé-
ciales ï C'est là un point faible, auquel
l'initiative parlementaire pourra remé-
dier, surtout en ce qui concerne l'Ecole
polytechnique : le ministre de l'instruc-
tion publique ne l'a sans doute laissée
en dehors de son projet que parce qu'elle
est en dehors de son ministère. On oon-
nait l'esprit de cette Ecole : il n'est que
temps de faire tomber les barrières qui
isolent ses maîtres, ses élèves et son en-
seignement du reste de l'Université, non
pour détruire l'Ecole polytechnique, mais
pour la retromper et l'élargir dans la
science et dans la vie.
En tout cas, ce projet, qu'il ne tient
qu'aux Chambres de perfectionner, a une
portée considérable an point de vue, non
seulement scientifique, mais politique et
religieux. Il faut considérer cette loi sur
les Universités comme une grande loi de
préservation de la science contre la reli-
gion. Sans doute, ce point de vue n'est
pas d'une utilité électorale immédiate :
aussi n'espérons-nous y rallier que ceux
qui ont à coeur de fonder la République,
je ne dis pas dans tel arrondissement
départemental, mais dans l'âme de la
France.
Santhonax.
DERNIÈRE HEURE
Une proposition de désarmement
Budapesth, 8 mars.
A la Chambre des députés, M. EoetVoes,
dans le discours qu'il a prononcé pour ap-
puyer le projet d'adresse des indépendants,
s'est attaché & taire ressortir que, sî les
préparatifs belliqueux devaient continuer,
ils finiraient par causer ta ruine du bien-
être des peuples.
L'orateur a exprimé l'espoir que le roi de
Hongrie» tort de l'appui de ses puissants et
fidèles alliés, prendrait l'initiative pour ar-
river, par des moyens pacifiques, à mettre
lia à cet état de choses. Le loyalisme et
rattachement de ses peuples, la "considéra-
tion dont il jouit auprès des autres souve-
rains, eont autant de titres qui désignent,
mieux que toute autre personnalité, le roi
de Hongrie pour remplir cette mission.
LA
JOURNÉE
AU PALAIS BOURBON
DANS LES COULOIRS
« Avons-nous un sous-secrétaire d'Etat?»
C'était par cette question que l'on s'abor-
dait en pénétrant dans les couloirs. Le con-
seil de cabinet avait délibéré le matin
sur la question. Mais, contrairement h un
usage constant, le compte rendu des délibé-
rations du conseil n'avait pas été commu-
niqué à la presse, à l'issue de la réunion.
Ce n'est que vers trois heures que l'on a
appris que M. Thomson refusait le sous-
secrétariat des colonies et que M. Jamais
l'acceptait.
On apprenait en même temps que les co-
lonies passaient, du ministère du commerce
au ministère de la marine. Cette nouvelle,
qu'aucune communication ministérielle n'a-
vait fait prévoir, était accueillie aveo sur-
prise et commentée avec vivacité. Elle pro-
duisait dans presque tous les groupes une
impression des plus défavorables.
La séparation des Eglises et de
l'Etat
La dix-huitième commission d'initiative char-
gée d'examiner les deux propositions de loi de
M. Pichon et plusieurs de ses collègues, de M.
Paul Lafargue, tendant à la séparation des Egli-
ses et de l'Etat, a nommé M. Emile Moreau
rapporteur.
Le rapporteur conclut à la prise en considé-
ration ; il demande, en raison de l'importance
des questions soulevées par ces projets, que
l'examen en soit confié à une commission de
Vingt-deux membres.
Le sous-secrétariat des colonies
M. Thompson, de nouveau pressenti hier par
II. Loubet, avant la réunion des ministres, pour
la succession de M- Etienne au sous-secréta-
riat des colonies, a décliné cette offre en indi-
quant que, dais sa pensée, le nouveau minis-
tère devrait profiter de son avènement pour réa-
liser ridée ancienne de la eréation d'un minis-
tère spécial des colonies, à la tète duquel pour-
rait être placé l'un des cinq ou six membres du
Parlement qui font autorité en matière colo-
niale.
Les ministres s'étant prononcés en conseil
pour le maintien du sous-secrétariat d'Etat, il a
été décidé en outre que l'administration des co-
lonies, actuellement rattachée au ministère du
commerce, passerait au ministère de la marine,
dont elle faisait déjà partie avant l'arrivée de
M. Jules Roche aux affaires.
A l'issue du conseil, des offres ont été faites,
pour la succession de M. Etienne, à M. Emile
Jamais, député du Gard, qui les a acceptées.
MARINE ET COLONIES
Le ministère est enfin arrivé ù nom-
mer un sous-secrétaire d'Etat aux co-
lonies. Le nom du député choisi ne réu-
nit que des sympathies : M. Jamais s'est
fait connaître comme orateur de talent
èt comme ferme républicain. Mais en
dehors des objections que soulève, au
point de vue de la politique générale, la
constitution du cabinet dans lequel ii
entre, et sur lesquelles nous n'avons pas
besoin de revenir, la décision prise, en
ce qui le concerne, donne lieu à des cri-
tiques spéciales.
M. Jamais va être sous-secrétaire
d'Etat... de M. Cavaignac. On ramène
les colonies du ministère du Commerce
au ministère de la Marine. C'est un sé-
rieux recul.
On sait si le corps de la marine est
accaparant Même au temps où les colo-
nies en avaient été séparées, ces exi-
gences ont amené plus d'une difficulté.
Il n'avait jamais oublié que nos posses-
sions d'outre-mer avaient été des dépen-
dances de la Hotte. Pendant de longues
années, le parti républicain avait lutté
pour faire disparaître, là-bas, les traces
de gouvernement militaire. Il n'y était
pas encore tout h fait arrivé. Et il suffi-
sait de convenir de l'état de choses aboli,
pour faire naître plus d'un embarras.
M. Jamais n'a certainement pas ac-
cepté, sans revendiquer sa pleine et en-
tière liberté d'action. Peut-être, cepen-
dant, la situation actuelle le condamne-
ra-t-elle à rencontrer des obstacles qu'il
n'a pas prévus. Dans tous les cas, on
cherche en vain pourquoi les colonies,
qui bénéficient du régime civil, ont été
de nouveau annexées à un ministère mi-
litaire.
Nous savons quelles raisons, toutes
personnelles, l'ont fait séparer du minis-
tore du commerce. On avait prononcé,
d'abord, pour le sous-secrétariat d'Etat,
le nom d'un député qui ne le demandait
pas, et quia dû être diablement surpris,
d'abord d'être publiquement désigné, et
ensuite de n'être pas choisi. Mais était-ce
une raison pour renforcer, sur les colo-
nies, l'influence de la marine 1 Personne
ne le croira. Et M. Jamais aura sans
doute à se garder de prétentions qui ne
sont pas encore éteintes.
Camille Pelletan.
LA CHAMBRE
Cette discussion de projet de loi con-
cernant les conseils de prud'hommes ne
passionne guère la Chambre. C'est à tout
petit bruit, devant les banquettes aux
trois quarts vides, un échange d'observa-
tions extrêmement courtes et que je ne
pourrais préciser qu'en reproduisant le
texte des amendements. Le plus souvent
les contestations portent sur un mot, et
l'impression générale qu'on reçoit de ce
débat c'est que ce sont les membres de
la Commission qui continuent entre eux,
à la tribune, les discussions d'ouest sorti
le rapport de M. Lagrange, La Chambre
n'est là que pour les départager et elle
paraît avoir pris le parti de les départa-
ger au petit bonheur.
M. Goujon a remporté quelques avan-
tages en obtenant que la juridiction des
prud'hommes pût être invoquée non seu-
lement pour les différends entre patrons
et ouvriers, mais pour les différends que
les ouvriers peuvent avoir entre eux.
Cette réforme de la loi sur les conseils
de prud'hommes aura pour résultat d'é-
largir cette juridiction spéciale et d'en
étendre le bénéfice à un plus grand nom-
bre de cas de conflits. Un autre résultat,
non moins appréciable, sera de multi-
plier les créations de ces Conseils, et de
es mettre plus à la portée des intéressés.
C'est ainsi, par exemple, que la Cham-
bre a décidé que la création d'un Conseil
de prudhommes serait de droit lors-
qu'elle serait demandée par le Conseil
municipal, sauf avis du Conseil général.
M, Le Senne proposait que le bénéfice
de cette juridiction fût étendu aux ar-
tistes dramatiques, à « ces dames et à
ces messieurs » des choeurs. La Chambre
a laissé ce monde des théâtres hors la
loi. Pour justifier cette exclusion, M. La-
grange, rapporteur, a dit que les Conseils
de prudhommes étaient incompétents,
qu'ils ne pouvaient juger des malfaçons
dans les jetés-battus des danseuses et tes
gargouillades des chanteurs.
La suite à demain.
E.D.
SIMPLE CONSTATATION
M. Tolain vient de prononcer au nom
d'un groupe du Sénat (et d'un groupe
qui n'est pas le plus avancé, comme le
remarque avec raison notre ami Sigis-
mond Lacroix}, un discours où il dé- ;
nonce les tentatives d'alliance avec la
droite, et le rapprochement avec l'E-
glise.
Ah I ça ! Voyons ! Est-ce que les repré- ,
sentants du suffrage universel vont re- 1
cevoir maintenant, de l'Assemblée du
Luxembourg, des leçons de politique
républicaine ?
Ce serait bizarre.
On va répétant partout, maintenant :
« le Sénat est plus anticlérical que la
Chambre ». C'est un peu violent.
C'est d'ailleurs absolument inexact. Il
n'y a qu'une différence. Le Sénat veut ce
qu'il veut. On n'en peut pas dire autant
de la Chambre, malheureusement. Elle
a le tort de ne pas même connaître sa
propre politique- Elle ignore tellement
l'A B C de la Constitution actuelle, qu'elle
aurait cru usurper, en supposant que les
ministres sont responsables devant elle,
et non devant le président.
C'est curieux.
G. P.
CHRONIQUE
LITTÉRAIRE
PHILOSOPHIE
DETACHEES, ' faisant suite aux
souvenirs d'enfance et de jeunesse, par Ernest 1
Renan. (Calmann Lévy, éditeur.)
Ce sont les feuillets publiés çà et là par ;
M.Ernest Renan,les intermèdes pensés,fan- ;
taisistes, plaisants, où il se distrait tout en
menant lentement et savamment à destina-
tion ses grands travaux de critique histori-
que.C'est ainsi que ce volume a été composé
par l'écrivain, sur la prière de son éditeur,
pour occuper l'entr'acte entre l'avant-der-
nier et le dernier volume de l'Histoire du
peuple d'Israël, On y trouvera donc un Re-
nan en promenades, en conversations, pro-
nonçant des discours, envoyant de la copie
aux journaux. C'est le causeur des fins de
dîners celtiques, le discoureur du pays de
Tréguier, à Rosmapamon, à Bréhat, le pré-
sident d'une fête de félibres, le narrateur
d'un compte rendu des fêtes de Pompéï,
le rédacteur des Dëbats -, l'inaugurateur
des statues de Brizeux et d'Edmond About,
le conférencier de l'Alliance pour la pro-
pagation de la langue française, l'acadé-
micien qui répond à M, Jules Claretie,
le maître des cérémonies funéraires de :
Mickiewicz et d'Ernest Havet Mais
c'est toujours M. Renan, son charme
d'écrire, son invariable personnalité nuan-
cée. Bien certainement, la confection et la
publication de livres comme celui-ci sont
nécessaires à la joie dè vivre que l'ëcrivain
aime à proclamer de plus en plus fréquem-
ment. La manière d'être cérébrale et so-
ciale de son individu, c'est là, à n'en pas
douter,un sujet qui intéresse et amuse par-
ticulièrement M. Renan, car il ne se lasse
pas d'y revenir, et ii en fait, d'ailleurs, gen-
timent, ingénument et malicieusement, l'a-
veu.
Il a beau, en effet, écrire ceci : « J'ai re-
proché plusieurs fois aux esprits de notre
temps d'être trop subjectifs, de s'occuper
trop d'eux-mêmes, de n'être pas assez en-
traînés, absorbés par l'objet, c'est-à-dire
par ce qui est devant nous, le monde, la
I nature, l'histoire », - il n'en est pas moins, 1
lui aussi, un illustre et bel exemple de la
! subjectivité. Oui, sans doute, je vois bien
qu'il songe à la nature et qu'il est un histo-
rien. Mais que fait-il autre chose, à propos
de l'Infini, de Jésus, du Christianisme, d'Is-
raël, que fait-il autre chose que raconter
l'histoire de ses idées ? N'a-t-il pas créé
pour lui, une Bretagne, une société, un uni-
vers où il se plaît en supprimant résolu-
ment ou en proclamant indifférent ce qui
peut émouvoir, passionner, occuper les au-
tres hommes? A l'entendre, il est enchanté
de tout, malgré l'énigme de la destinée im-
possible à résoudre, il n'admet pas de pes-
simisme, il voudrait que la jeunesse connût
la sérénité, il affirme à cette jeunesse, après
l'Ecclésiaste, que « ce qui a été» c'est ce qui
; sera ». « Mais, chers enfants, dit-il, c'est
inutile de se donner tant de mal à la tête
pour n'arriver qu'à changer d'erreur. » Il ;
demande pourquoi se disputer la priorité !
de l'erreur. Il est satisfait de ses relations
avec son édi teur , Il a terminé l'Histoire du
peuple d'Israël. A l'Académie des Inscrip-
tions et belles-lettres, le travail sur les rab-
bins touche aussi à son terme...« Tout cela,
dit-il, me cause une grande satisfaction in-
térieure. i»
Tout cela est parfait, et îl n'est pa3 un
chercheur des joies de l'esprit, un rêveur
d'évocations historiques, qui ne prenne res-
pectueusement sa part de cette grande sa-
tisfaction. Mais le problème, résolu pour un
esprit tel que celui d'Ernest Renan, et même
résolu pour tous ceux qui peuvent se satis-
faire des pures spéculations intellectuelles,
ce problème, qui est le problème du désir de
justice ou de l'espoir de bonheur, ne reste-
il pas toujours présent et redoutable pour
l'humanité prise dans son ensemble? Oui, les
illusions parties, les croyances vieillies, les
unes, impossibles à rappeler, les autres, im-
possibles à rajeunir, il faudrait bien taire
accepter aux hommes ce refuge qui est en
eux, ce domaine de la vie intérieure dont
ils ont la libre disposition, d'où ils ne peu-
vent êtreexpulsés.Touefois, l'exemple indi-
viduel, si probant qu'il soit,n'y suffit pas, et
la masse humaine ne se résoudra pas subite-
ment à la résignation joyeuse du profes-
seur au Collège de France. La gai té, mal-
heureusement, ne se décrète pas pour tout
le monde.
M.Renan a beau exciter ses contempo-
rains à vivre, en leur énumérant les choses
qu'ils verront : le développement du ger-
me intérieur de Guillaume II, le conflit des
nationalités européennes, le tour que pren-
dront les questions sociales, Je sort pro-
chain de la papauté, il a beau dire son Hé-
las ! en craignant de ne pas voir tout cela,
il n'a pas chance de convaincre ceux qui ne
trouvent pas la vie si bonne. Les peuples,
s'ils le lisent, pourront être amenés à con-
venir qu'ils ont en effet, pour demain, tout
ce pain sur la planche, mais que ce pain
sera peut-être bien amer, - et M. Renan
lui-même se répond ceci, qui est péremp-
toire î .« Quand on se place au point de vue
du système solaire, nos révolutions ont à
peine l'amplitude de mouvements d'atomes.
Du point de vue de Sirius, c'est moins en-
core. Du point de vue de l'infini, ce n'est
rien. Ce point de vue est le seul d'où l'on
juge bien les choses dans leur vérité. »
Là, ce n'est plus le Renan social, s'accom-
modant de tous les états de choses, qui
parle. C'est le Renan intellectuel, détaché
de croyances et de préjugés, ennemi de
toutes les conventions intolérantes, con-
vaincu de la vanité de tout, et ne consen-
tant pas à être dupe. Car il existe, ce Renan
là, et,j'aime à croire que c'est le vrai. Il
suffit d'avoir entrevu et entendu une fois
l'homme, pour le savoir d'esprit net; dé-
gagé et viril. C'est quand il écrit qu'il est
surtout, comme il le dit à un endroit de ces
Feuilles détachées, prêtre et femme. Quoi-
qu'il dénonce la maladie littéraire, le phyl-
loxéra moral, il n'est pas indemme de la
contagion, et il apparaît bien qu'il se récrée
à se trouver des facettes d'esprit, à déve-
lopper en programme personnel tout ce
qu'il peut imaginer, à propos de lui-même,
d'objections et de tergiversations possibles.
C'est aussi le littérateur, très sûr, très
élégant, d'un art si fluide, qui ne peut se
résoudre à répéter ou à résumer tout uni-
ment nombre d'observations anciennes
comme l'humanité et devenues des lieux
communs philosophiques. Donc, il les ôrnp
de grâce, ii les poétise du mystère souriant
de son style, et il en fait des pages presti-
gieuses et fuyantes.
Tout de même, sa vaillance de pensée et
son amour de la vérité sont visibles dans
ces constatations et ces réflexions :
« Les deux choses qui jusqu'ici ont seules
résisté à la chute du respect, l'armée et I
l'Eglise, seront bientôt entraînées par le
torrent général. »
« La science mettra l'infini de l'espace et
du temps à la place d'un créationisme mes-
quin... »
« Le manichéisme est, je crois, ia seule
erreur que je ne professe pas... »
Prévoyant quelles haines se ranimeront
au jour de sa fin, et quels assauts seront
livrés à sa mémoire, il dit :
« Mon Dieu! que je serai noir! Je le serai
d'autant plus que l'Eglise, quand elle se
sentira perdre, finira par la méchanceté ;
elle mordra comme un chien enragé, »
Alapersonne pieuse, «du côté de Nantes »,
qui lui écrit de temps en temps ces mots :
« H y a un enfer », il répond :
« Je voudrais être sûr qu'il y un enter ;
car je préfère l'hypothèse de l'enfer à celle
du néant. »
Il satirise ainsi ù propos de la vertu :
« Avant mille ans, espérons-le, la terre
aura trouvé le moyen de suppléer au char- ;
bon de terre épuisé, et, jusqu'à un certain
point, à la vertu diminuée, »
« Si la vertu était un bon placement, les
gens d'affaires, qui sont très sagaces, l'au-
raient depuis longtemps remarqué ; ils se-
raient tous vertueux. Non, c'est un mauvais
placement dans l'ordre fini ; mais, à l'in-
fini, les contradictions s'effacent, les néga-
tions s'évanouissent. »
Enfin, sous ce titre : « Peut on travailler
en province'.' » il écrit un fort beau chapi-
tre, où, sans rien diminuer de l'importance
de Paris, il remet, sans souci du Tout-Paris,
les choses en plàce. C'est une page utile à
citer :
« L'amour de la vérité rend solitaire : la
province a la solitude, le repos, la liberté.
J'y ajouterai l'agrément et le sourire de la
nature. Pour ces austères travaux, il faut le
calme et la joie de l'esprit, le loisir, la
pleine possession de soi-même. Une jolie
maison dans les faubourgs d'une grande
j ville ; une longue salle de travail garnie de
! livres, tapissée extérieurement de roses du
Bengale ; un jardin aux allées droites, où
l'on peut se distraire un moment avec ses
fleurs de la conversation de ses livres :
rien de tout cela n'est inutile pour cette
santé de l'âme nécessaire aux travaux de
l'esprit. A moins d'être millionnaire {ce qui
est rare parmi nous), ayez donc cela à
Paris, h un quatrième étage, dans une des
maisons banales, construites par des archi-
tectes qui, pas une fois, ne se sont posé
l'hypothèse d'un locataire lettré ï Nos biblio-
thèques, où nous aimerions tant à nous
promener dans la variété de nos livres et de
nos pensées, sont des cabinets noirs, des<
greniers où. les livres s'entassent sans pro-
duire la moindre lumière. Paris a le Collège
de France ; cela suffit pour m'y attaoher.
Mais, certes, si le Collège de France était,
| comme une abbaye du temps de saint Ber-
nard, perdu au fond des bois, avec de lon-
gues avenues de peupliers, des chênaies,
des ruisseaux, des rochers, un cloître pour
se promener en temps de pluie, des files de
pièces inutiles où viendraient se déposer
sur de longues tables les inscriptions nou-
velles, les moulages, les estampages nou-
veaux, on y attendrait la mort plus douce-
ment, et la production scientifique de réta-
blissement serait supérieure encore à ce
qu'elle est ; car la solitude est bonne inspi-
ratrice, et les travaux valent en proportion
du calme avec lequel en les fait. »
C'est l'influence de son pays de Bretagne
qui a dicté ces lignes à M. Renan. C'est elle
aussi qui lui a fait écrire les chapitres
d'Emma Kosilis, de la Double Prière, l'épi-
sode de Noémi et Néra, qui est une note
ajoutée aux Souvenirs d'enfance et de .jeu-
nesse. C'est en Bretagne aussi, et dès avant
le séminaire, qu'il a trouvé sa conception
de l'amour voluptueux et mystique auprès
de ses petites amies si sérieuses et si ten-
dres, vêtues rie leurs religieux costumes : la
robe noire et la coiffe blanche. Il prononce
un peu vite: « Pas un philosophe qui se
soit occupé de l'amour! ». C'est oublier
Spinoza et Schopenhauer. Mais, certai-
nement, nul ne s'en est occupé avec les
caresses et les effusions qu'il y apporte.
La femme l'occupe et le séduit au point
qu'il va jusqu'à déclarer: « La métempsy-
cose est l'idée qui m'a toujours le moins
souri. Si quelque chose pourtant était con-
cevable en cet ordre de rêves, je demande-
rais, comme récompense de mon oeuvre de
tête, à renaître femme, pour pouvoir étu-
dier les deux façons de vivre la vie humaine
que le Créateur a établies, pour comprendre
les deux poésies des choses. J'ai vraiment
assez raisonné et combiné comme cela. J»
voudrais, dans un autre monde, parler au
féminin, d'une voix de femme, penser en
femme, aimer en femme, prier en femme,
voir comment les femmes ont raison. »
C'est ainsi que s'ingénie à se distraire et
à nous distraire M. Renan. 11 a le bonheur
d'être arrivé à une sérénité faite do douceur
et de raillerie. Ï1 se délecte en causeries, il
ne proscrit pas le comique. Sa vie a été telle
qu'il la voulait. Il est maintenant commodé-
ment installé au carrefour de& opinions, lï
s'y promène comme dans un jardin de pres-
bytère. Il se proclame né pour être curé de
campagne, et il règne tranquillement, en
pape laïque, sur l'anarchie philosophique
et les opinions incertaines."
Gustave Geffroy.
ETIENNE ARAGO
Les obsèques d'Etienne Arago ont eu
lieu hier.
Avec lui disparaît un des hommes qui
furent les plus vaillants soldats de la
cause démocratique aux époques héroï-
ques. C'est, en effet, sous la Restaura-
tion qu'Etienne Arago avait engagé la
lutte. Il était républicain dans un temps
oit le nom de la République était presque,
oublié. Il n'a jamais cessé de défendre
le drapeau sur les champs de bataille,
devant les fusils. Au* .journées de Juillet,
comme sous Louis-Philippe, il était à la
tête de ceux qui allaient au feu.
11 eut l'héroïsme gaulois joyeux at spi
rituel.
Les hommes de notre génération
voyaient avec surprise ce vieillard, qui
portait un nom illustre, qui lui-même
avait, dès le début, pris au théâtre, dans
les lettres, une des places les plus bril-
lantes du monde parisien, et qui, avec
cela, avait été de toutes les batailles du
peuple. Les hommes de notre généra-
tion, dis-je, le voyaient avec surprise, à
une date encore récente, prodigieuse-
ment jeune, gai et étincelant. On était
quelque peu étonné de Be rappeler que
ce brillant et sympathique vieillard avait
eu un frère qui était déjà célèbre et mem-
bre de l'Institut sous le premier Empire.
Etienne Arago laisse des mémoires,
dont nous avons souvent causé avec lui,
et qui, certainement, auront un intérêt
exceptionnel pour l'histoire de ce temps,
à la fois par la façon dont il a été mêlé
aux événements du siècle, et par le rare
talent du narrateur.
Il a bien rempli sa vie; il pouvait
partir sans regrets. La démocratie gar-
dera sa mémoire.
Camille Pelletan.
Les médecins du général Brugère vien-
nent de lui donner un excellent conseil. Ils
l'ont engagé !i quitter Paris et à se rendre à
Canne* pour s'y reposer.
M. Brugère est parti, hier soir.
L'Agence, Havas dit que son absence ser»
de courte durée.
LE SÉNAT
Un seul débat, fort court d'ailleurs, et qui
s'est terminé par la débâcle du projet en
discussion. M. Thizard proposait de réser-
ver un privilège de préemption (est-ce de
préemption ou de rachat?) au vendeur
d'offices ministériels. M. Ricard, ministre
de la justice, a combattu le projet et il a de-
mandé au Sénat de le repousser purement
et simplement. L'article l"*-ayant été rejeté,
le débat s'est éteint.
E. D.
LE BUDGET DE 1893
Les ministres ont tenu un conseil de ca-
binet, hier malin, au ministère des finan-
ces, sous la présidence de M. Loubet, au
lieu du conseil qui a lieu habituellement
à l'Elysée le mardi matin. Ce changement
avait pour but de permettre à M. Bouvier
- que la rigueur de la température empê-
che actuellement de sortir - d'exposer à
ses collègues le plan du projet de budget
pour 1893, dont il vient d'achever l'élabora-
tion.
Ce projet a reçu l'approbation du conseil
et sera déposé cette semaine sur je bureau
de la Chambre. Voici quelles en sont les
grandes lignes :
En dressant ce projet de budget, M. Bou-
vier s'est proposé m triple but;
1° Continuer la politique de dégrève-
ment ;
2* Parfaire l'oeuvre de l'unification budgé-
taire;
3* Résoudre la question'du rembourse-
ment des obligations à court terme, non
comprises dans la consolidation du 10 jan-
vier 1801.
En ce qui concerne la politique de dégrè-
vement. il la continue en effectuant la ré-
forme de l'impôt des buissons, qui consacre
un dégrèvement des boissons hygiéniques
s'élevant à 75 millions.
L'oeuvre de l'unification budgétaire est
parachevée par la réintégration au budget,
ordinaire des subventions de la caisse des
écoles et par la suppression du budget sur
ressources spéciales.
Enfin, le remboursement des obligations
Un Numéro : 10 o. Paris ©t Départements
Mercredi 9 Mars 1892
Directeur PoUtupu t
6. CLEMENCEAU
ABONNEMENTS
«un ( TROIS MOIS 10
- / 5 MOU *> .
? ?tunum ( UK 40 ?
IwMn iê t* Rédaction, M, A. CTltVANT
iraoxcis «t.. un. p. DaLLwam M ®
i«. aw
LA JUSTICE
Rtdactiiur en Chtf:
CAMILLE PELLETAN
ABONNEMENTS
( TROIS MOIS I8 FR.
] Six MOIS 80 .
( UN AN 52 »
idTMier 161 mandats à l'AdminiitratMir
M. t. THÉBUTIEH
W, III 4U FFCUBOIIIE'M on TA UOT, !.»
Blods cmmoiiceminN Wn pro-
eliatnement 1» puhllcation de «
UNE
DEMOISELLE DE CMPJG1
roman spécialement écrit pour LA
JUSTICE par M. ARISTIDE FRÉ-
MI^TË, que nous n'avons pas à
présenter à nos lecteurs. Ils n'ont
pu oublier, en elTet, ni D0M LE PRÉ-
VOST, ni MONSIEUR PHÊ FONT AINE.
LIS UNIVERSITES
Le débat qui va s'ouvrir devant le Sé-
nat, sur le projet de loi portant création
d'Universités, est d'une importance ca-
pitale pour les intérêts supérieurs de la
République,et il faut le considérer comme
une des phases les plus notables du con-
flit éternel de la science et de la Coi.
On veut, en effet, faire enfin une tenta-
tive d'Etat, dans le sens de la pensée
philosophique du dix-huitième siècle,
pour opposer à l'influence religieuse or-
ganisée, l'enseignement organisé de la
science.
Ce n est pas que ce but soit formelle-
ment indiqué, ni dans le remarquable
projet du gouvernement, ni dans le rap-
port de M. Bardoux : le ministre de l'ins-
truction publique n'a pas osé faire voir
les conséquences politiques et anticatho-
liques de l'organisation projetée.et l'âme
académique du rapporteur a répugné à
un tel scandale.
Quoi qu'il en soit, le projet de M.Bour-
geois, même amendé par la commission
sénatoriale, fait revivre l'idée philoso-
phique et laïque par excellence de créer
des établissements encyclopédiques ou-
verts à toutes les sciences, les distribuant
et les groupant selon leurs affinités et
leurs liaisons, de véritables universités,
où on enseignera, non pas les sciences,
mais la science, j'entends la science se
suffisant à elle-même, satisfaisant tout
l'homme dans ses instincts supérieurs et
éliminant, par le fait même de cette sa-
tisfaction donnée à l'âme entière, 1 in-
fluence des religions positives.
Ces idées avaient été formulées avec
éclat, en 1702, par le plus éminent dépo-
sitaire de la tradition encyclopédiste,
par Condorcet, qui, au nom du Comité
d'instruction publique de la Législative,
avait demandé la création en France
d'un petit nombre de lycées, « où toutes
les sciences seraient enseignées dans
toute leur étendue. »
La Convention accepta d'abord ce pian :
mais l'abbé Sieyès, cet empêcheur mo-
rose, en fit manquer la réalisation. On
morcela l'enseignement supérieur, on le
particularisa, on créa, au lieu d'Univer-
sités, des écoles fermées, isolées, sans
communication entre elles, Ecole poly-
technique, Ecoles normales, Ecoles de
santé, Ecoles de droit, et Napoléon con-
solida, en bon despote, ces barrières éle-
vées dans les sciences et dans les âmes
comme pour empêcher l'homme de s'u-
nifier lui-môme contre le despotisme et
la religion. Ce fut là l'idée qui présida à
la fondation de l'Université impériale, de
cette Université dont les révolutionnai-
res badauds admirèrent la forte unité,
mais qui en réalité ne fut établie que
pour affaiblir, en la divisant, la raison
humaine, et la plier, ainsi affaiblie, au
respect de ce qui l'opprime.
11 faut donc mettre en lumière, plus
que ne l'ont fait le gouvernement et la
commission, cet office anticlérical et ré-
publicain que doivent remplir les futu-
res Universités. Je sais bien que d'abord
le personnel enseignant n'aura pas tout
entier conscience de ces vues. Mais la
science, ainsi organisée en un tout vi-
vant, convertira peu à peu à elle-même
non seulement les élèves, mais les pro-
fesseurs. Il arrivera aussi que, lors du
retour presque inévitable d'un moment
de despotisme ou de réaction cléricale,
ces Universités, si on les constitue for-
tement, pourront être, rien que par leur
existence, des barrières contrôles agres-
sions de l'esprit du passé.
Il ne s'agit pas d'improviser de tels
organismes par des lois ou des déerets,
mais de consacrer cette union des Fa-
cultés entra elles, qui a commencé à se
former depuis 188D. Aujourd'hui, les
divers enseignements ne sont plus isolés
comme ils l'étaient : il y a une coordi-
nation des cours, un rapprochement des
maîtres entre eux, des élèves entre eux :
il V a des Conseils généraux de Facul-
tés, des Associations d'étudiants, un ef-
fort sincère pour rappeler l'idée de l'u-
nité de la science. Il no faut créer des
Université! que In. où ces tentatives ont
réussi, là où il existe une vie scientifique
intense, dans quatre ou cinq grandes
villes dont les noms sont sur toutes les
lèvres. En créer partout où il y a une
Académie, ce serait n'en point créer du
tout, ce serait faire avorter l'idée même
du projet : aussi vous verrez que tout
l'effort des catholiques, unis aux répu-
blicains dégoûtés, tendra â multiplier le
nombre des Universités. On fera appel
aux. intérêts de clocher, qui d'ailleurs
crient déjà : mais ces voix égoïstes sont
dangereuses aux intérêts supérieurs de
la science et de la République.
Qu'on ne dise pas, d'autre part, que le
mot Université sent trop son moyen-âge.
Ce mot signifiera excellemment que la
science tout entière sera enseignée, com-
me il exprimait jadis à merveille que
toutes les sciences découlaient de la re-
ligion.
11 est peut-être de très libres esprits
qui redoutent ici l'accroissement des
mandarinats, qui craignent de voir créer
des corporations enseignantes trop mai-
tresses et trop fermées ; l'institution des
tours libres répond â ces craintes. Tout
Français instruit et ayant quelque chose
à dire aura une chaire ouverte dans les
futures Universités, soit pour compléter,
soit pour contredire l'enseignement offi-
ciel. Donc point do routine, point d'or-
thodoxie à craindra. L'opinion aura ses
libres entrées dans les Universités.
Sans doute, nous aurons à revenir sur
plus d'un détail important, nous aurons
plus d'une critique à faire. Ainsi, com-
ment se fait-il qu'on veuille laisser le
Collège de France, l'Ecole normale,
l'Ecole polytechnique,en dehors de l'Uni-
versité de Paris ? Seraitrce supprimer ou
disqualifier ces établissements que de
les introduire dans la brillante unité que
l'on rêve ? Les isoler do l'Université,
n'est-ce pas manquer gravement au prin-
cipe même du projet? Pourra-t-on vrai-
ment donner le nom d'Université à des
chaires où ne professeront ni M. Renan,
ni M. Berthelot, et qui ne grouperont
pas autour d'elles la partie de la jeu-
nesse que retiendront les écoles spé-
ciales ï C'est là un point faible, auquel
l'initiative parlementaire pourra remé-
dier, surtout en ce qui concerne l'Ecole
polytechnique : le ministre de l'instruc-
tion publique ne l'a sans doute laissée
en dehors de son projet que parce qu'elle
est en dehors de son ministère. On oon-
nait l'esprit de cette Ecole : il n'est que
temps de faire tomber les barrières qui
isolent ses maîtres, ses élèves et son en-
seignement du reste de l'Université, non
pour détruire l'Ecole polytechnique, mais
pour la retromper et l'élargir dans la
science et dans la vie.
En tout cas, ce projet, qu'il ne tient
qu'aux Chambres de perfectionner, a une
portée considérable an point de vue, non
seulement scientifique, mais politique et
religieux. Il faut considérer cette loi sur
les Universités comme une grande loi de
préservation de la science contre la reli-
gion. Sans doute, ce point de vue n'est
pas d'une utilité électorale immédiate :
aussi n'espérons-nous y rallier que ceux
qui ont à coeur de fonder la République,
je ne dis pas dans tel arrondissement
départemental, mais dans l'âme de la
France.
Santhonax.
DERNIÈRE HEURE
Une proposition de désarmement
Budapesth, 8 mars.
A la Chambre des députés, M. EoetVoes,
dans le discours qu'il a prononcé pour ap-
puyer le projet d'adresse des indépendants,
s'est attaché & taire ressortir que, sî les
préparatifs belliqueux devaient continuer,
ils finiraient par causer ta ruine du bien-
être des peuples.
L'orateur a exprimé l'espoir que le roi de
Hongrie» tort de l'appui de ses puissants et
fidèles alliés, prendrait l'initiative pour ar-
river, par des moyens pacifiques, à mettre
lia à cet état de choses. Le loyalisme et
rattachement de ses peuples, la "considéra-
tion dont il jouit auprès des autres souve-
rains, eont autant de titres qui désignent,
mieux que toute autre personnalité, le roi
de Hongrie pour remplir cette mission.
LA
JOURNÉE
AU PALAIS BOURBON
DANS LES COULOIRS
« Avons-nous un sous-secrétaire d'Etat?»
C'était par cette question que l'on s'abor-
dait en pénétrant dans les couloirs. Le con-
seil de cabinet avait délibéré le matin
sur la question. Mais, contrairement h un
usage constant, le compte rendu des délibé-
rations du conseil n'avait pas été commu-
niqué à la presse, à l'issue de la réunion.
Ce n'est que vers trois heures que l'on a
appris que M. Thomson refusait le sous-
secrétariat des colonies et que M. Jamais
l'acceptait.
On apprenait en même temps que les co-
lonies passaient, du ministère du commerce
au ministère de la marine. Cette nouvelle,
qu'aucune communication ministérielle n'a-
vait fait prévoir, était accueillie aveo sur-
prise et commentée avec vivacité. Elle pro-
duisait dans presque tous les groupes une
impression des plus défavorables.
La séparation des Eglises et de
l'Etat
La dix-huitième commission d'initiative char-
gée d'examiner les deux propositions de loi de
M. Pichon et plusieurs de ses collègues, de M.
Paul Lafargue, tendant à la séparation des Egli-
ses et de l'Etat, a nommé M. Emile Moreau
rapporteur.
Le rapporteur conclut à la prise en considé-
ration ; il demande, en raison de l'importance
des questions soulevées par ces projets, que
l'examen en soit confié à une commission de
Vingt-deux membres.
Le sous-secrétariat des colonies
M. Thompson, de nouveau pressenti hier par
II. Loubet, avant la réunion des ministres, pour
la succession de M- Etienne au sous-secréta-
riat des colonies, a décliné cette offre en indi-
quant que, dais sa pensée, le nouveau minis-
tère devrait profiter de son avènement pour réa-
liser ridée ancienne de la eréation d'un minis-
tère spécial des colonies, à la tète duquel pour-
rait être placé l'un des cinq ou six membres du
Parlement qui font autorité en matière colo-
niale.
Les ministres s'étant prononcés en conseil
pour le maintien du sous-secrétariat d'Etat, il a
été décidé en outre que l'administration des co-
lonies, actuellement rattachée au ministère du
commerce, passerait au ministère de la marine,
dont elle faisait déjà partie avant l'arrivée de
M. Jules Roche aux affaires.
A l'issue du conseil, des offres ont été faites,
pour la succession de M. Etienne, à M. Emile
Jamais, député du Gard, qui les a acceptées.
MARINE ET COLONIES
Le ministère est enfin arrivé ù nom-
mer un sous-secrétaire d'Etat aux co-
lonies. Le nom du député choisi ne réu-
nit que des sympathies : M. Jamais s'est
fait connaître comme orateur de talent
èt comme ferme républicain. Mais en
dehors des objections que soulève, au
point de vue de la politique générale, la
constitution du cabinet dans lequel ii
entre, et sur lesquelles nous n'avons pas
besoin de revenir, la décision prise, en
ce qui le concerne, donne lieu à des cri-
tiques spéciales.
M. Jamais va être sous-secrétaire
d'Etat... de M. Cavaignac. On ramène
les colonies du ministère du Commerce
au ministère de la Marine. C'est un sé-
rieux recul.
On sait si le corps de la marine est
accaparant Même au temps où les colo-
nies en avaient été séparées, ces exi-
gences ont amené plus d'une difficulté.
Il n'avait jamais oublié que nos posses-
sions d'outre-mer avaient été des dépen-
dances de la Hotte. Pendant de longues
années, le parti républicain avait lutté
pour faire disparaître, là-bas, les traces
de gouvernement militaire. Il n'y était
pas encore tout h fait arrivé. Et il suffi-
sait de convenir de l'état de choses aboli,
pour faire naître plus d'un embarras.
M. Jamais n'a certainement pas ac-
cepté, sans revendiquer sa pleine et en-
tière liberté d'action. Peut-être, cepen-
dant, la situation actuelle le condamne-
ra-t-elle à rencontrer des obstacles qu'il
n'a pas prévus. Dans tous les cas, on
cherche en vain pourquoi les colonies,
qui bénéficient du régime civil, ont été
de nouveau annexées à un ministère mi-
litaire.
Nous savons quelles raisons, toutes
personnelles, l'ont fait séparer du minis-
tore du commerce. On avait prononcé,
d'abord, pour le sous-secrétariat d'Etat,
le nom d'un député qui ne le demandait
pas, et quia dû être diablement surpris,
d'abord d'être publiquement désigné, et
ensuite de n'être pas choisi. Mais était-ce
une raison pour renforcer, sur les colo-
nies, l'influence de la marine 1 Personne
ne le croira. Et M. Jamais aura sans
doute à se garder de prétentions qui ne
sont pas encore éteintes.
Camille Pelletan.
LA CHAMBRE
Cette discussion de projet de loi con-
cernant les conseils de prud'hommes ne
passionne guère la Chambre. C'est à tout
petit bruit, devant les banquettes aux
trois quarts vides, un échange d'observa-
tions extrêmement courtes et que je ne
pourrais préciser qu'en reproduisant le
texte des amendements. Le plus souvent
les contestations portent sur un mot, et
l'impression générale qu'on reçoit de ce
débat c'est que ce sont les membres de
la Commission qui continuent entre eux,
à la tribune, les discussions d'ouest sorti
le rapport de M. Lagrange, La Chambre
n'est là que pour les départager et elle
paraît avoir pris le parti de les départa-
ger au petit bonheur.
M. Goujon a remporté quelques avan-
tages en obtenant que la juridiction des
prud'hommes pût être invoquée non seu-
lement pour les différends entre patrons
et ouvriers, mais pour les différends que
les ouvriers peuvent avoir entre eux.
Cette réforme de la loi sur les conseils
de prud'hommes aura pour résultat d'é-
largir cette juridiction spéciale et d'en
étendre le bénéfice à un plus grand nom-
bre de cas de conflits. Un autre résultat,
non moins appréciable, sera de multi-
plier les créations de ces Conseils, et de
es mettre plus à la portée des intéressés.
C'est ainsi, par exemple, que la Cham-
bre a décidé que la création d'un Conseil
de prudhommes serait de droit lors-
qu'elle serait demandée par le Conseil
municipal, sauf avis du Conseil général.
M, Le Senne proposait que le bénéfice
de cette juridiction fût étendu aux ar-
tistes dramatiques, à « ces dames et à
ces messieurs » des choeurs. La Chambre
a laissé ce monde des théâtres hors la
loi. Pour justifier cette exclusion, M. La-
grange, rapporteur, a dit que les Conseils
de prudhommes étaient incompétents,
qu'ils ne pouvaient juger des malfaçons
dans les jetés-battus des danseuses et tes
gargouillades des chanteurs.
La suite à demain.
E.D.
SIMPLE CONSTATATION
M. Tolain vient de prononcer au nom
d'un groupe du Sénat (et d'un groupe
qui n'est pas le plus avancé, comme le
remarque avec raison notre ami Sigis-
mond Lacroix}, un discours où il dé- ;
nonce les tentatives d'alliance avec la
droite, et le rapprochement avec l'E-
glise.
Ah I ça ! Voyons ! Est-ce que les repré- ,
sentants du suffrage universel vont re- 1
cevoir maintenant, de l'Assemblée du
Luxembourg, des leçons de politique
républicaine ?
Ce serait bizarre.
On va répétant partout, maintenant :
« le Sénat est plus anticlérical que la
Chambre ». C'est un peu violent.
C'est d'ailleurs absolument inexact. Il
n'y a qu'une différence. Le Sénat veut ce
qu'il veut. On n'en peut pas dire autant
de la Chambre, malheureusement. Elle
a le tort de ne pas même connaître sa
propre politique- Elle ignore tellement
l'A B C de la Constitution actuelle, qu'elle
aurait cru usurper, en supposant que les
ministres sont responsables devant elle,
et non devant le président.
C'est curieux.
G. P.
CHRONIQUE
LITTÉRAIRE
PHILOSOPHIE
DETACHEES, ' faisant suite aux
souvenirs d'enfance et de jeunesse, par Ernest 1
Renan. (Calmann Lévy, éditeur.)
Ce sont les feuillets publiés çà et là par ;
M.Ernest Renan,les intermèdes pensés,fan- ;
taisistes, plaisants, où il se distrait tout en
menant lentement et savamment à destina-
tion ses grands travaux de critique histori-
que.C'est ainsi que ce volume a été composé
par l'écrivain, sur la prière de son éditeur,
pour occuper l'entr'acte entre l'avant-der-
nier et le dernier volume de l'Histoire du
peuple d'Israël, On y trouvera donc un Re-
nan en promenades, en conversations, pro-
nonçant des discours, envoyant de la copie
aux journaux. C'est le causeur des fins de
dîners celtiques, le discoureur du pays de
Tréguier, à Rosmapamon, à Bréhat, le pré-
sident d'une fête de félibres, le narrateur
d'un compte rendu des fêtes de Pompéï,
le rédacteur des Dëbats -, l'inaugurateur
des statues de Brizeux et d'Edmond About,
le conférencier de l'Alliance pour la pro-
pagation de la langue française, l'acadé-
micien qui répond à M, Jules Claretie,
le maître des cérémonies funéraires de :
Mickiewicz et d'Ernest Havet Mais
c'est toujours M. Renan, son charme
d'écrire, son invariable personnalité nuan-
cée. Bien certainement, la confection et la
publication de livres comme celui-ci sont
nécessaires à la joie dè vivre que l'ëcrivain
aime à proclamer de plus en plus fréquem-
ment. La manière d'être cérébrale et so-
ciale de son individu, c'est là, à n'en pas
douter,un sujet qui intéresse et amuse par-
ticulièrement M. Renan, car il ne se lasse
pas d'y revenir, et ii en fait, d'ailleurs, gen-
timent, ingénument et malicieusement, l'a-
veu.
Il a beau, en effet, écrire ceci : « J'ai re-
proché plusieurs fois aux esprits de notre
temps d'être trop subjectifs, de s'occuper
trop d'eux-mêmes, de n'être pas assez en-
traînés, absorbés par l'objet, c'est-à-dire
par ce qui est devant nous, le monde, la
I nature, l'histoire », - il n'en est pas moins, 1
lui aussi, un illustre et bel exemple de la
! subjectivité. Oui, sans doute, je vois bien
qu'il songe à la nature et qu'il est un histo-
rien. Mais que fait-il autre chose, à propos
de l'Infini, de Jésus, du Christianisme, d'Is-
raël, que fait-il autre chose que raconter
l'histoire de ses idées ? N'a-t-il pas créé
pour lui, une Bretagne, une société, un uni-
vers où il se plaît en supprimant résolu-
ment ou en proclamant indifférent ce qui
peut émouvoir, passionner, occuper les au-
tres hommes? A l'entendre, il est enchanté
de tout, malgré l'énigme de la destinée im-
possible à résoudre, il n'admet pas de pes-
simisme, il voudrait que la jeunesse connût
la sérénité, il affirme à cette jeunesse, après
l'Ecclésiaste, que « ce qui a été» c'est ce qui
; sera ». « Mais, chers enfants, dit-il, c'est
inutile de se donner tant de mal à la tête
pour n'arriver qu'à changer d'erreur. » Il ;
demande pourquoi se disputer la priorité !
de l'erreur. Il est satisfait de ses relations
avec son édi teur , Il a terminé l'Histoire du
peuple d'Israël. A l'Académie des Inscrip-
tions et belles-lettres, le travail sur les rab-
bins touche aussi à son terme...« Tout cela,
dit-il, me cause une grande satisfaction in-
térieure. i»
Tout cela est parfait, et îl n'est pa3 un
chercheur des joies de l'esprit, un rêveur
d'évocations historiques, qui ne prenne res-
pectueusement sa part de cette grande sa-
tisfaction. Mais le problème, résolu pour un
esprit tel que celui d'Ernest Renan, et même
résolu pour tous ceux qui peuvent se satis-
faire des pures spéculations intellectuelles,
ce problème, qui est le problème du désir de
justice ou de l'espoir de bonheur, ne reste-
il pas toujours présent et redoutable pour
l'humanité prise dans son ensemble? Oui, les
illusions parties, les croyances vieillies, les
unes, impossibles à rappeler, les autres, im-
possibles à rajeunir, il faudrait bien taire
accepter aux hommes ce refuge qui est en
eux, ce domaine de la vie intérieure dont
ils ont la libre disposition, d'où ils ne peu-
vent êtreexpulsés.Touefois, l'exemple indi-
viduel, si probant qu'il soit,n'y suffit pas, et
la masse humaine ne se résoudra pas subite-
ment à la résignation joyeuse du profes-
seur au Collège de France. La gai té, mal-
heureusement, ne se décrète pas pour tout
le monde.
M.Renan a beau exciter ses contempo-
rains à vivre, en leur énumérant les choses
qu'ils verront : le développement du ger-
me intérieur de Guillaume II, le conflit des
nationalités européennes, le tour que pren-
dront les questions sociales, Je sort pro-
chain de la papauté, il a beau dire son Hé-
las ! en craignant de ne pas voir tout cela,
il n'a pas chance de convaincre ceux qui ne
trouvent pas la vie si bonne. Les peuples,
s'ils le lisent, pourront être amenés à con-
venir qu'ils ont en effet, pour demain, tout
ce pain sur la planche, mais que ce pain
sera peut-être bien amer, - et M. Renan
lui-même se répond ceci, qui est péremp-
toire î .« Quand on se place au point de vue
du système solaire, nos révolutions ont à
peine l'amplitude de mouvements d'atomes.
Du point de vue de Sirius, c'est moins en-
core. Du point de vue de l'infini, ce n'est
rien. Ce point de vue est le seul d'où l'on
juge bien les choses dans leur vérité. »
Là, ce n'est plus le Renan social, s'accom-
modant de tous les états de choses, qui
parle. C'est le Renan intellectuel, détaché
de croyances et de préjugés, ennemi de
toutes les conventions intolérantes, con-
vaincu de la vanité de tout, et ne consen-
tant pas à être dupe. Car il existe, ce Renan
là, et,j'aime à croire que c'est le vrai. Il
suffit d'avoir entrevu et entendu une fois
l'homme, pour le savoir d'esprit net; dé-
gagé et viril. C'est quand il écrit qu'il est
surtout, comme il le dit à un endroit de ces
Feuilles détachées, prêtre et femme. Quoi-
qu'il dénonce la maladie littéraire, le phyl-
loxéra moral, il n'est pas indemme de la
contagion, et il apparaît bien qu'il se récrée
à se trouver des facettes d'esprit, à déve-
lopper en programme personnel tout ce
qu'il peut imaginer, à propos de lui-même,
d'objections et de tergiversations possibles.
C'est aussi le littérateur, très sûr, très
élégant, d'un art si fluide, qui ne peut se
résoudre à répéter ou à résumer tout uni-
ment nombre d'observations anciennes
comme l'humanité et devenues des lieux
communs philosophiques. Donc, il les ôrnp
de grâce, ii les poétise du mystère souriant
de son style, et il en fait des pages presti-
gieuses et fuyantes.
Tout de même, sa vaillance de pensée et
son amour de la vérité sont visibles dans
ces constatations et ces réflexions :
« Les deux choses qui jusqu'ici ont seules
résisté à la chute du respect, l'armée et I
l'Eglise, seront bientôt entraînées par le
torrent général. »
« La science mettra l'infini de l'espace et
du temps à la place d'un créationisme mes-
quin... »
« Le manichéisme est, je crois, ia seule
erreur que je ne professe pas... »
Prévoyant quelles haines se ranimeront
au jour de sa fin, et quels assauts seront
livrés à sa mémoire, il dit :
« Mon Dieu! que je serai noir! Je le serai
d'autant plus que l'Eglise, quand elle se
sentira perdre, finira par la méchanceté ;
elle mordra comme un chien enragé, »
Alapersonne pieuse, «du côté de Nantes »,
qui lui écrit de temps en temps ces mots :
« H y a un enfer », il répond :
« Je voudrais être sûr qu'il y un enter ;
car je préfère l'hypothèse de l'enfer à celle
du néant. »
Il satirise ainsi ù propos de la vertu :
« Avant mille ans, espérons-le, la terre
aura trouvé le moyen de suppléer au char- ;
bon de terre épuisé, et, jusqu'à un certain
point, à la vertu diminuée, »
« Si la vertu était un bon placement, les
gens d'affaires, qui sont très sagaces, l'au-
raient depuis longtemps remarqué ; ils se-
raient tous vertueux. Non, c'est un mauvais
placement dans l'ordre fini ; mais, à l'in-
fini, les contradictions s'effacent, les néga-
tions s'évanouissent. »
Enfin, sous ce titre : « Peut on travailler
en province'.' » il écrit un fort beau chapi-
tre, où, sans rien diminuer de l'importance
de Paris, il remet, sans souci du Tout-Paris,
les choses en plàce. C'est une page utile à
citer :
« L'amour de la vérité rend solitaire : la
province a la solitude, le repos, la liberté.
J'y ajouterai l'agrément et le sourire de la
nature. Pour ces austères travaux, il faut le
calme et la joie de l'esprit, le loisir, la
pleine possession de soi-même. Une jolie
maison dans les faubourgs d'une grande
j ville ; une longue salle de travail garnie de
! livres, tapissée extérieurement de roses du
Bengale ; un jardin aux allées droites, où
l'on peut se distraire un moment avec ses
fleurs de la conversation de ses livres :
rien de tout cela n'est inutile pour cette
santé de l'âme nécessaire aux travaux de
l'esprit. A moins d'être millionnaire {ce qui
est rare parmi nous), ayez donc cela à
Paris, h un quatrième étage, dans une des
maisons banales, construites par des archi-
tectes qui, pas une fois, ne se sont posé
l'hypothèse d'un locataire lettré ï Nos biblio-
thèques, où nous aimerions tant à nous
promener dans la variété de nos livres et de
nos pensées, sont des cabinets noirs, des<
greniers où. les livres s'entassent sans pro-
duire la moindre lumière. Paris a le Collège
de France ; cela suffit pour m'y attaoher.
Mais, certes, si le Collège de France était,
| comme une abbaye du temps de saint Ber-
nard, perdu au fond des bois, avec de lon-
gues avenues de peupliers, des chênaies,
des ruisseaux, des rochers, un cloître pour
se promener en temps de pluie, des files de
pièces inutiles où viendraient se déposer
sur de longues tables les inscriptions nou-
velles, les moulages, les estampages nou-
veaux, on y attendrait la mort plus douce-
ment, et la production scientifique de réta-
blissement serait supérieure encore à ce
qu'elle est ; car la solitude est bonne inspi-
ratrice, et les travaux valent en proportion
du calme avec lequel en les fait. »
C'est l'influence de son pays de Bretagne
qui a dicté ces lignes à M. Renan. C'est elle
aussi qui lui a fait écrire les chapitres
d'Emma Kosilis, de la Double Prière, l'épi-
sode de Noémi et Néra, qui est une note
ajoutée aux Souvenirs d'enfance et de .jeu-
nesse. C'est en Bretagne aussi, et dès avant
le séminaire, qu'il a trouvé sa conception
de l'amour voluptueux et mystique auprès
de ses petites amies si sérieuses et si ten-
dres, vêtues rie leurs religieux costumes : la
robe noire et la coiffe blanche. Il prononce
un peu vite: « Pas un philosophe qui se
soit occupé de l'amour! ». C'est oublier
Spinoza et Schopenhauer. Mais, certai-
nement, nul ne s'en est occupé avec les
caresses et les effusions qu'il y apporte.
La femme l'occupe et le séduit au point
qu'il va jusqu'à déclarer: « La métempsy-
cose est l'idée qui m'a toujours le moins
souri. Si quelque chose pourtant était con-
cevable en cet ordre de rêves, je demande-
rais, comme récompense de mon oeuvre de
tête, à renaître femme, pour pouvoir étu-
dier les deux façons de vivre la vie humaine
que le Créateur a établies, pour comprendre
les deux poésies des choses. J'ai vraiment
assez raisonné et combiné comme cela. J»
voudrais, dans un autre monde, parler au
féminin, d'une voix de femme, penser en
femme, aimer en femme, prier en femme,
voir comment les femmes ont raison. »
C'est ainsi que s'ingénie à se distraire et
à nous distraire M. Renan. 11 a le bonheur
d'être arrivé à une sérénité faite do douceur
et de raillerie. Ï1 se délecte en causeries, il
ne proscrit pas le comique. Sa vie a été telle
qu'il la voulait. Il est maintenant commodé-
ment installé au carrefour de& opinions, lï
s'y promène comme dans un jardin de pres-
bytère. Il se proclame né pour être curé de
campagne, et il règne tranquillement, en
pape laïque, sur l'anarchie philosophique
et les opinions incertaines."
Gustave Geffroy.
ETIENNE ARAGO
Les obsèques d'Etienne Arago ont eu
lieu hier.
Avec lui disparaît un des hommes qui
furent les plus vaillants soldats de la
cause démocratique aux époques héroï-
ques. C'est, en effet, sous la Restaura-
tion qu'Etienne Arago avait engagé la
lutte. Il était républicain dans un temps
oit le nom de la République était presque,
oublié. Il n'a jamais cessé de défendre
le drapeau sur les champs de bataille,
devant les fusils. Au* .journées de Juillet,
comme sous Louis-Philippe, il était à la
tête de ceux qui allaient au feu.
11 eut l'héroïsme gaulois joyeux at spi
rituel.
Les hommes de notre génération
voyaient avec surprise ce vieillard, qui
portait un nom illustre, qui lui-même
avait, dès le début, pris au théâtre, dans
les lettres, une des places les plus bril-
lantes du monde parisien, et qui, avec
cela, avait été de toutes les batailles du
peuple. Les hommes de notre généra-
tion, dis-je, le voyaient avec surprise, à
une date encore récente, prodigieuse-
ment jeune, gai et étincelant. On était
quelque peu étonné de Be rappeler que
ce brillant et sympathique vieillard avait
eu un frère qui était déjà célèbre et mem-
bre de l'Institut sous le premier Empire.
Etienne Arago laisse des mémoires,
dont nous avons souvent causé avec lui,
et qui, certainement, auront un intérêt
exceptionnel pour l'histoire de ce temps,
à la fois par la façon dont il a été mêlé
aux événements du siècle, et par le rare
talent du narrateur.
Il a bien rempli sa vie; il pouvait
partir sans regrets. La démocratie gar-
dera sa mémoire.
Camille Pelletan.
Les médecins du général Brugère vien-
nent de lui donner un excellent conseil. Ils
l'ont engagé !i quitter Paris et à se rendre à
Canne* pour s'y reposer.
M. Brugère est parti, hier soir.
L'Agence, Havas dit que son absence ser»
de courte durée.
LE SÉNAT
Un seul débat, fort court d'ailleurs, et qui
s'est terminé par la débâcle du projet en
discussion. M. Thizard proposait de réser-
ver un privilège de préemption (est-ce de
préemption ou de rachat?) au vendeur
d'offices ministériels. M. Ricard, ministre
de la justice, a combattu le projet et il a de-
mandé au Sénat de le repousser purement
et simplement. L'article l"*-ayant été rejeté,
le débat s'est éteint.
E. D.
LE BUDGET DE 1893
Les ministres ont tenu un conseil de ca-
binet, hier malin, au ministère des finan-
ces, sous la présidence de M. Loubet, au
lieu du conseil qui a lieu habituellement
à l'Elysée le mardi matin. Ce changement
avait pour but de permettre à M. Bouvier
- que la rigueur de la température empê-
che actuellement de sortir - d'exposer à
ses collègues le plan du projet de budget
pour 1893, dont il vient d'achever l'élabora-
tion.
Ce projet a reçu l'approbation du conseil
et sera déposé cette semaine sur je bureau
de la Chambre. Voici quelles en sont les
grandes lignes :
En dressant ce projet de budget, M. Bou-
vier s'est proposé m triple but;
1° Continuer la politique de dégrève-
ment ;
2* Parfaire l'oeuvre de l'unification budgé-
taire;
3* Résoudre la question'du rembourse-
ment des obligations à court terme, non
comprises dans la consolidation du 10 jan-
vier 1801.
En ce qui concerne la politique de dégrè-
vement. il la continue en effectuant la ré-
forme de l'impôt des buissons, qui consacre
un dégrèvement des boissons hygiéniques
s'élevant à 75 millions.
L'oeuvre de l'unification budgétaire est
parachevée par la réintégration au budget,
ordinaire des subventions de la caisse des
écoles et par la suppression du budget sur
ressources spéciales.
Enfin, le remboursement des obligations
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