Titre : Le XIXe siècle : journal quotidien politique et littéraire / directeur-rédacteur en chef : Gustave Chadeuil
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1885-02-23
Contributeur : Chadeuil, Gustave (1821-1896). Directeur de publication
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Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
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Description : 23 février 1885 23 février 1885
Description : 1885/02/23 (A15,N4796). 1885/02/23 (A15,N4796).
Droits : Consultable en ligne
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Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-199
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 09/04/2013
Ouinziëme année. -AB-N° 4796
Prix du numéro à Paris 15 centimes = Départements: 20 centimes
Lundi 23 Février 1885
:1
JOURNAL REPUBLICAIN CONSERVATEUR
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PARIS, 22 FÉVRIER 1885
Sauf les cas exceptionnels, les com-
missions de la Chambre des députés
se composent d'un membre par bureau,
soit onze membres. Comment se fait-il
que, si souvent, nous apprenions que
tels ou tels membres d'une commis-
sion étaient absents au moment même
où ladite commission devait prendre
une décision importante ? Il n'est pour-
tant pas si difficile d'être exact ! Dans
les commissions de vingt-deux ou de
trente-trois membres, — la commission
du budget, par exemple, - les inexac-
titudes sont constantes, sans doute parce
que ceux qui vont se promener comp-
tent sur les autres et supposent que
leurs collègues se trouveront toujours
en nombre pour délibérer. Mauvaise
raison, comme l'a démontré souvent la
pratique. Mais, dans une commission
de onze membres, — telle que celle du
scrutin de liste ou celle des tarifs de
douane, — la négligence des absents
est encore plus inexcusable.
L'autre jour, la commission du scru-
tin de liste s'est prononcée sur la date
des élections par cinq voix contre trois
et une abstention, c'est-à-dire que neuf
membres seulement étaient présents ;
qui peut répondre qu'elle ne se fût pas
prononcée dans le sens contraire si les
onze membres qui la composent avaient
pris part à la délibération? Pour la
commission des tarifs douaniers, il s'y
est passé, si nous en croyons le Rappel,
quelque chose de tout à fait extraordi-
naire. Deux membres partisans d'un
droit sur les blés étaient absents lors-
que la commission a adopté l'amende-
ment Germain, et c'est par là que s'ex-
plique le revirement aussi incroyable
que soudain en vertu duquel un nou-
veau rapporteur, M. Raoul Duval, a
brusquement pris la place de M: Graux,
rapporteur ancien. Joignez à cela qu'un
des membres qui avaient primitivement
adhéré à l'amendement Germain, —
c'est M. Lechevallier, député de la
Seine-Inférieure, — vient de retirer son
adhésion et de se rallier définitivement
au droit sur les blés. Si bien que la
commission a passé par trois états dif-
férents : 1* une majorité pour le droit
sur les céréales ; 2° une majorité aban-
donnant le droit sur les céréales et adop-
tant l'amendement Germain ; 3° une ma-
jorité contraire à l'amendement Ger-
main et se déclarant de nouveau en
faveur du droit sur les céréales. Trois
transformations ! On a eu M. Graux
poupporleur de la première manière
de voir ; M. Raoul Duval, pour rappor-
teur de la deuxième. Qui sera rappor-
teur de la troisième ?Nous ne le savons
pas au moment où nous écrivons.
Ce , qui est certain, c'est,lue de tels
procédés ne sont bons qu a porter le
trouble dans l'esprit du public et la con-
fusion dans les délibérations de la
Chambre. Ceci ne sera-t-il pas un aver-
tissement pour les membres des com-
missions parlementaires et aussi pour
les bureaux qui les nomment? Il devrait
être entendu que l'on ne confiera ce
mandat de commissaire qu'à des hom-
mes disposés à l'exercer sérieusement,
et les commissaires, une fois nommés,
devraient tenir à honneur de ne jamais
manquer aux séances où ils sont con-
voqués. Autrement, les travaux des
commissaires et, par suite, les délibé-
rations parlementaires iront à la dérive ;
les commissions fourniront un, deux,
trois, quatre rapports alternativement
dans des sens contraires, au hasard des
absences et selon l'éphémère majorité
du jour. Et ceci n'est pas propre à aug-
menter l'autorité de la Chambre, qui,
pourtant, aurait grand besoin de ne pas
laisser dépérir son crédit.
EUG. LIÉBERT.
LE PARLEMENT
COURRIER DE LA CHAMBRE
Paris, 21 février 1885.
Nous l'avions bien prédit à M. Rouvier :
on lui fait la vie dure.
Aujourd'hui, à propos d'un crédit de
trois millions à ouvrir au ministère du
commerce, pour subventions à la marine
marchande, M. G. Périn se met à déployer
une obstination qui ne saurait s'expli-
quer que par la voluptueuse sensation
que certains éprouvent à planter des épin-
gles dans la peau d'un membre du gou-
vernement.
En effet, il disait : « Je serais heureux
que M. le ministre du commerce, par
exemple., autrefois adversaire déclaré des
primes à la marine marchande, chargé
aujourd'hui de les distribuer, voulût bien
nous expliquer si la loi a eu de bons ef-
fets ou n'a encore produit aucun résul-
tat. »
Et M. Rouvier n'avait qu'à répondre :
« S'agit-il de connaître mon opinion ?
Non. Il s'agit de sanctionner un crédit
supplémentaire pour dépenses dues à des
armateurs en vertu d'une loi votée pour
dix ans et que je suis tenu, en ma qualité
de ministre du commerce, d'exécuter. »
Il est clair que la manœuvre n'avait
aucune raison d'être, si ce n'est de pren-
dre M. Rouvier, réduit à l'état passif,
comme pelote à épingles.
Cette fois, c'était piquer dans le son.
Mais, une heure après, au cours de la
discussion sur les céréales, survenait M.
Achard (de Bordeaux) qui citait les pa-
roles prononcées par M. Rouvier en juil-
let 1884 : « J'ai la profonde douleur d'en-
tendre répéter que le gouvernement de
la République ose discuter dans ses con-
seils des droits sur le blé, sur la viande.»
Et M. Achard ajoutait : « Je suis étonné
de ne pas voir M. le ministre du Com-
merce à son banc, car j'ai eu l'honneur
de le prévenir que je m'appuierais sur
son autorité. »
Dame 1 on riait ferme.
M. Rouvier n'a pu prendre .part à cet
accès de gaieté, étant absent pour l'ins-
tant. Il a dû bien regretter de ne pou-
voir rentrer dans la salle que cinq mi-
nutes plus tard, juste a temps pour ali-
gner son bulletin dans le scrutin qui a
repoussé, par 309 voix contre 171, le droit
de cinq francs sur le blé.
C'est ce qu'on peut appeler suivre une
discussion dans l'embrasure de la porte.
Donc, le droit de cinq francs est écarté.
M. des Rotours se présente avec un
léger rabais, 4 fr. 20. Ne vous effarouchez
pas ; il s'agit uniquement de placer un
vieux discours, un des cinquante inscrits
dJavafftfe,'gueTimpîtûyâbîe clôture a ren-
trés dans la gorge des orateurs ; nous
pouvons sans inconvénient le laisser de
côté. ,
Quant au droit de 4 francs proposé en-
suite par M. Demarçay, il nous fait l'effet
d'être planté là comme un clou destiné
à accrocher un discours de M. Develle.
En vérité, c'eût été grand dommage que
le clou vînt à manquer.
Voilà trois semaines bientôt que ce
débat se traîne dans des redites et que la
lassitude nerveuse de l'auditoire n'est
combattue que par l'intérêt très vif qui
pour chacun s'attache à la question. M.
Develle paraît, prononce quelques paro-
les et, pendant cinq quarts d'heure, la
salle entière écoute, silencieuse, recueil-
lie, pour éclater finalement en longs
applaudissements.
- L'étude est non seulement très fouillée,
mais encore elle sort tout à fait de la ba-
nalité : des recherches consciencieuses sur
les conditions économiques de la France
par rapport à l'Amérique et à l'Inde mè-
nent fatalement à cette conclusion que le
producteur de blé français est dans un
état d'infériorité incontestable ; la criti-
que, très fine, dirigée contre les théoriciens
du libre-échange qui conseillent dogmati-
quement aux paysans de se transformer
en industriels, en chimistes, en savants,
aboutit à cette constatation que, si l'ave-
nir est bon à préparer, le remède au mal
présent, pour venir à temps, doit être
immédiat ; enfin la direction imprimée
par l'homme politique aux pensées de ses
collègues force ceux-ci à éprouver de
l'appréhension à l'idée que l'alimentation
de leur pays peut, faute de producteurs
français, être un jour à la merci soit du
marché anglais, soit du marché de Chi-
cago, où l'accaparement est possible.
La pensée maîtresse du discours tient
dans cette phrase : « Oui, avec les che-
mins de fer qui vont s'allongeant, avec
les isthmes qui se percent, avec les tun-
nels qui se creusent, l'état économique
des peuples se transforme. La bataille in-
ternationale s'impose; arrangeons-nous
pour ne pas la livrer dans des conditions
certaines de défaite. »
M. Develle est un modeste; il se relè-
gue si volontiers dans l'ombre, à l'écart
des discussions bruyantes, que bien des
journalistes, autour de nous, semblaient
le découvrir aujourd'hui comme orateur.
Pour le lecteur qui nous a fait l'hon-
neur de parcourir ce Courrier depuis des
années, M. Develle reprend tout simple-
ment sa place au premier rang.
Nous dirons même que, cette fois, il
s'est surpassé ; il y avait en lui quelque
chose de plus que cette possession de
soi, cette clarté de langue, cette sûreté
de jugement, qui constituent l'orateur
capable de s'imposer à un auditoire
même harassé. il y avait peut-être cet
instinct de la rivalité qui pousse l'homme
de talent à se montrer tout à fait supé-
rieur.
En face de M. Develle est assis le rap-
porteur de la commission, M. Raoul Du-
val. M. Develle, républicain, et M. Raoul
Duval, bonapartiste, sont tous deux dé-
putés de l'Eure ; entre eux la lutte est
engagée depuis des années, lutte cour-
toise, mais acharnée, dont le prix est
l'un des plus beaux départements de
France. M. Raoul Duval, nature à flafla,
affiche des prétentions bruyantes à être
pris pour un économiste de premier or-
dre, grâce aux boniments qu'il improvise
à tort et à travers. M. Develle, nature
plus réservée, n'était probablement pas
fâché, tenant l'autre au coin d'un chau-
me, d'établir la comparaison entre l'hom-
me politique qui sait mûrir ses idées et
celui qui passe sa vie à les secouer toules
vertes.
Ce fut tout uniment un triomphe, avec
double, triple rappel, triomphe tel pour
l'orateur, que même certains de ceux qui
sont opposés au droit sur le blé y ont
franchement pris part.
Et, alors, les quatre francs vont être
votés?. Mais non, puisque nous vous
avons dit, dès le début, que ce seraient
les trois francs !
PAUL LAFARGUE.
COURRIER DU SENAT
A la bonne heure 1 M. Blavier, de Maine-
et-Loire. constitue pour les réactionnai-
res une recrue sérieuse. Il a entassé
dans ses malles tous les clichés usés qui
circulent dans les journaux monarchistes,
et comme cela, tout à coup, à peine ins-
tallé, il nous les jette par les jambes, au
déballage.
Et sachez d'abord que M. Chesnelong
est porté à l'atténuation par le long en-
croûtement de la vie parlementaire. Il
ne signale pour l'exercice 1885 qu'un dé-
ficit de 300 millions. C'est 350 millions
qu'il fallait dire ; M. Blavier, avec la vue
perçante d'un néophyte, a saisi tout de
suite la différence et naturellement, pour
couvrir 350 millions, il en faut demander
à l'emprunt 700, minimum.
Arrêtons-nous sur ce chiffre, de grâce,
monsieur le sénateur! une phrase de
plus et nous en arriverions à 1,400 mil-
lions, ce qui serait la ruine définitive!
Donc M. Blavier fait preuve d'une cer-
taine modération en s'arrêtant à 350 mil-
lions de déficit et 700 millions d'emprunt.
Mais il est navré quand il compare la si-
tuation actuelle à celles que nous avaient
léguées l'Empire et même l'Assemblée
nationale. En 1870, dit-il, les impôts for-
maient une moyenne de 44 francs par
tête ; cette moyenne, en 1876, était déjà
montée à 70 francs.
— Qui en est responsable, interrompt
une voix à gauche, sinon l'Empire ?
Ah ! bien oui ; il est naïf, le républicain,
s'il s'imagine déferrer M. Blavier avec de
semblables arguments 1 L'Empire sans
doute a bien une petite responsabilité
dans la guerre ; mais « c'est le gouverne-
ment du Quatre Septembre qui, par son
système de guerre à outrance, nous a fait
perdre une province et a augmenté notre
rançon de trois milliards » !
Il me semble avoir déjà entendu cela
quelque part. L'effet cependant n'est pas
épuisé, paraît-il, puisque M. Blavier ob-
tient les honneurs d'un petit tumulte.
Mis en goût par ce premier succès,
l'aimable réactionnaire prend exactement
ses mesures pour provoquer un joli scan-
dale. Après quelques considérations sur
la crise industrielle et commerciale, il
accuse le Journal des Débats d'avoir si-
gnalé « la démoralisation de l'armée » -
Ces sortes de coups ont une. portée
sûre..
Voilà le président debout, qui proteste
contre de semblables paroles. Elles sont
odieuses au moment où nos troupes
combattent si vaillamment dans l'Extrême-
Orient !
Tandis que la Gauche applaudit à tout
rompre, M. de Carayon-Latour, de sa voix
bourrue, renvoie l'observation au jour-
nal cité, et M. de Ravignan, à force de ges-
ticulations, embourse un rappel à l'or-
dre, dans l'enthousiasme que lui cause
celte diversion ingénieuse.
C'est suffisant, n'est-ce pas? pour un
débutant, d'avoir indigné le président et
procuré une punition réglementaire à un
ami.
Aussi M. Blavier juge-t-il sa mission
terminée. Il ne lui reste plus qu'à abou-
tir; il place ses conclusions sitô invoca-
tione beati. sous le patronage de M.
Chesnelong. Pour sortir de nos embar-
ras, il n'est qu'une voie : passer ur le
corps de la République.
Et nos réactionnaires sont enchantés
d'avoir fait une recrue si précieuse.
Ils ne sont pas difficiles.
Pour en finir une bonne fois avec cette
comédie, disons tout de suite que M. de
Ravignan a imploré miséricorde à la fin
de la séance, demandant à s'expliquer
sur le rappel à l'ordre dont il avait été
frappé. Ses explications ayant paru veni-
meuses, et ses interruptions d'ailleurs
ayant été continuelles, le rappel à l'ordre
a été maintenu.
La discussion générale du budget est
complétée par une fort belle étude de M.
Clamageran sur l'état de nos finances et
notre mécanisme budgétaire. Comme il
n'y a là rien que de très sérieux et de
très digne, l'opposition n'y trouve pas
l'application de ses facultés bruyantes et
aucun incident ne surgit.
Le silence est ponctué seulement par
des bravos et par des marques d'approba-
tion parties de la majorité.
On passe immédiatement au vote des
chapitres. Les 105 premiers numéros du
ministère des finances sont adoptés ; et
la suite est renvoyée à lundi.
PAUL PELLEGRIN.
A L'ÉCOLE
M. Carriot, directeur de l'enseigne-
ment primaire pour le département de
la Seine, vient de donner l'ordre de
placarder dans les écoles de la ville de
Paris la Déclaration des droits de fhom-
me. Cette mesure a déplu aux journaux
réactionnaires; nous n'avons pas lieu
de nous en étonner. Les uns se sont
fâchés; les autres ont essayé de railler
agréablement. La Déclaration des droits
de l'homme n'est pas faite pour avoir
leurs sympathies.
Tel n'est pas le cas du Journal des
Débats. Celui-ci ne dissimule pas son
admiration pour l'œuvre de l'Assemblée
constituante. « C'est un beau document,
écrit-il, que la Déclaration des droits
de l'homme ; nous le disons très sincè-
rement, très sérieusement et sans la
moindre arrière-pensée. Les principes
qui y sont énoncés nous semblent au-
jourd'hui des vérités banales ; ils font
partie du domaine public de l'huma-
nité ; mais ils étaient nouveaux en 1789;
l'Assemblée qui les a inscrits en tête
de la première Constitution française
n'a pas fait, quoi qu'on en ait dit, une
manifestation inutile. La Déclaration
est autre chose qu'un exercice de rhé-
torique, et il en faut parler avec res-
pect. M
Il semble, d'après ces paroles, que le
Journal des Débats ne puisse qu'ap-
prouver la décision prise par M. Car-
riot. Point du tout ; le Journal des Dé-
bats conclut que la mesure est « gro-
tesque ». Grotesque, vous avez bien lu.
Et pourquoi donc est-elle « grotes-
que »? Voici les raisons du Journal des
Débats: « Parmi les dix-sept articles
de la Déclaration, il n'en est pas un
seul qu'un élève des écoles primaires
soit en état de comprendre ; il n'en est
pas un seul qui, appris machinalement
par cœur et pris à la lettre, ne puisse
fausser absolument le cerveau d'un en-
fant de douze ou de quatorze ans ».
Que la Déclaration des droits de
l'homme, « apprise machinalement et
prise à la lettre », puisse à l'occasion
fausser un cerveau, la chose se peut ;
quel est l'enseignement qui dans ces
conditions ne risque d'être malsain ?
Faut-il donc ne rien enseigner? Et à
quoi sert le maître justement, sinon à
expliquer et à faire comprendre ce qu'il
est chargé d'enseigner?
Mais quant à prétendre qu'il n'est
« pas un seul article» de la Déclaration
des droits de Tlîomme qui ne dépasse
l'intelligence d'un enfant de douze à
quatorze ans, nous osons dire que le
Journal des Débats se trompe en cela
et qu'il n'a pas bien relu cette profes-
sion de foi de la conscience française
gui lui inspire une si vive admiration.
L'enfant sans doute n'y verra point tout
ce qu'y voit un homme de quarante ans,
pas plus qu'un paysan n'y aperçoit tout
ce qu'y découvre un philosophe. Mais il
entendra fort bien le sens général de
ces dix-sept articles ; et s'il n'en était
capable, c'est l'instruction civique
elle-même et tout entière qu'il faudrait
bannir de l'école primaire. Nous ne
pensons pas que le Journal dés Débats
aille jusque-là. Quaut à nous, il nous
semble fort bon que, dès l'école, or
parle aux petits Français de leurs droits
d'hommes et de citoyeue, à la condi-
tion qu'en même temps on leur parle
aussi de leurs devoirs.
Le Journal des Débats ajoute: « Quelle
singulière idée il faut avoir de l'éduca-
tion et de ses conditions essentielles
pour recommander aux méditations
journalières des élèves des écoles une
œuvre qui a sa valeur, mais qui, d'un
bout à l'autre, est une série de formu-
les abstraites, et qui est assez vague
pour avoir fourni, tour à tour, un
préambule à la Constitution de 1791 et
à celle de 1852 ! »
Laissons de côté la Constitution de
1852 qui n'a rien à faire ici ; le Jour-
nal des Débats sait bien pourquoi. Bor-
nons-nous à la question « d'éducation»
qu'il pose. Notre confrère nous accor-
dera bien que l'Eglise est une remar-
quable éducatrice, et qu'elle entend, à
son point de vue du moins et à'son
profit, « les conditions essentielles
de l'éducation ». Eh bien ! quand
l'Eglise parle aux enfants de ses dog-
mes abstraits, peut-elle avoir la pré-
tention qu'à dix ou onze ans, à 1 âge
du catéchisnie, ils les entendent parfai-
tement? Sur les dix commandements de
la loi, il en est deux au moins qui ne
peuvent avoir de sens pour des enfants,
qui semblent plutôt faits pour éveiller
en eux des curiosités dangereuses. L'E -
glise leur expose cependant ses dog-
mes, elle les entretient des dix com-
mandements. Et pourquoi? C'est qu'elle
sait bien que l'enfant grandira; elle
tient à déposer en lui de bonne heure
des germes qui se développeront ; elle
sait bien que ce que l'on retient le
mieux, c'est ce qu'on a d'abord appris.
Si l'on est, comme nous, d'avis qu'il
est bon pour la dignité et même pour
la prospérité d'un pays que les ci-
toyens aiment la liberté et connaissent
leurs droits et leurs devoirs, on ne
trouvera pas mauvais que la Républi-
que fasse, de son côté, ce que l'Eglise
a toujours eu grand soin de faire. La
Déclaration des droits de r homme,
c'est la table de la loi de la France
laïque.
CHARLES BIGOT.
————— —————
Nouvelles parlementaires
CHAMBRE DES DÉPUTÉS
L-e commission du budget a entendu, hier,
le ministre de la justice, au sujet du projet
de loi sur l'extension de la compétence des
Feuilleton du Xix. SIÉCLE
Du 23 Février 1885
(9)
UNE FOLIE
vu
- suite -i
Le mariage civil se fit très simple-
ment, en présence des témoins stricte-
ment nécessaires. Cela semblait quelque
chose comme un contrat qu'on signait,
et Fleurette était sérieuse, mais non pas
émue. Cela n'était pa:) pour elle le ma-
riage, et lorsqu'un des témoins l'appela
ensuite « madame », eliele regarda tout
étonnée. C'était un jour de liberté et de
tendresse qu'on lui volait ; un jour à pas-
ser à la ville par une chaleur accablante,
en présence de gens qu'elle ne connais-
sait pas, avec qui il fallait subir le dîner
banal du restaurant. Elle regrettait la
fraîcheur, les parfums du jardin, les
causeries sans fin avec son fiancé.
Aussi était-elle silencieuse et absor-
bée ; comme elle n'avait pas envie de
causer, elle se taisait tout bonnement.
Maurice la regardait, étonné de ce mu-
tisme qui, dans le monde où il devait la
mener, serait peut-être mal interprété.
Que deviendrait la société si l'on ne par-
lait que lorsqu'on avait quelque chose à
dire ?
Mais lui aussi en avait assez de son
neau-père et des amis de son beau-père,
et il réussit à écourter le dessert. A la
grille delà villa, il s'arrêta, et Fleurette
seule en franchit le seuil. Mais avant de
lalaisser aller, son fiancé, son mari plutôt,
la prit dans ses bras :
- Ma femme !.
Elle s'enfuit avec un petit cri effaré.
Le mariage de la « signorina » était un
événement pour tout le voisinage. On la
Jlenroûuçtîoa !nterd!teji
eonnaissait depuis sa naissance ; on
l'avait vue, toute petite, tenant sa mère
par la main ; le luxe de la villa était un
sujet de fierté pour les voisins pauvres,
de profits également; la « marchesa »
s'était toujours montrée généreuse et on
l'aimait. On l'avait pleurée, et sa fille,
perdue au fond de la villa solitaire et
pauvre, était toujours restée la « marche-
sina »; elle ne pouvait plus rien donner,
mais on l'aimait pour ses jolies façons,
pour sa douceur, pour sa beauté aussi.
Dès le matin, le bout de route qui
allait de la villa à la chap" elle était jon-
ché de feuilles de roses, de myrte, de
fleurs sauvages: cela faisait un tapis
épais et odorant. La chapelle n'était
qu'un bouquet de Verdure semé de fleurs,
et tous les gens des environs étaient en
habits de fête.
La couturière de Paris avait envoyé une
robe de satin blanc qui aurait figuré di-
gnement à un grand mariage mondain ;
aussi quand Fleurette parut au bras de
son père tout rayonnant, il y eut un
murmure d'admiration. La jeune fille,
pâle et émue, était très belle sous sa
couronne blanche et son long voile trans-
parent.
Ce fut une petite cérémonie très courte,
très simple. Le vieux prêtre mettait des
intonations attendries dans le latin de
ses oraisons. La chapelle ne pouvait con-
tenir tout le monde venu au mariage de
la « marchesina » ; quelques amis de son
père la dévisageaient curieusement; la
paternité du joyeux marquis était tou-
jours restée chose vague pour ses com-
pagnons de plaisir. On ne connaissait pas
Fleurette, et cette jolie mariée leur sem-
blait une apparition. Elle même était
comme dans* un rêve, quoique de temps
à autre il y eût un regard effarouché au
fond de ses beaux yeux : ce n'était après
tout qu'une fleur sauvage poussée entre
deux rochers au bord de la mer.
Fleurette, la messe finie, oubliait de se
lever ; son mari dut la toucher légèrement
du bout du doigt, et ce frôlement la fit
tressaillir.
La grille était grande ouverte pour re -
cevoir les mariés ; les invités, les amis
s'arrêtèrent au seuil. Le marquis les ac-
compagna jusqu'au tournant de la route,
et, là, il embrassa sa fille avec une émo-
tion véritable.
— Sois heureuse, mon enfant chérie ;
puisse le bonheur qui te viendra de ton
mari te faire oublier que ton père aurait
pu t'en donner davantage !
Elle voulait le retenir, mais il s'échappa
et les nouveaux époux restèrent seuls. A
travers les sentiers sauvages du jardin,
ils marchèrent silencieusement. Maurice
regardait sa femme, fier de sa beauté, se
disant que, si tous les sceptiques de Paris,
et sa sœur elle-même, la voyaient ainsi,
ils comprendraient sa passion et excuse-
raient sa folie.
Fleurette rentra pour changer de cos-
tume ; mais Lisa ne lui permit pas de re-
monter dans sa chambrette de la tourelle,
et la prit par la main pour la conduire à
son nouvel appartement. Evidemment,
faute de pouvoir arracher une parole à
la jeune fille, Maurice s'était entendu
avec la vieille servante et la plus gaie des
chambres donnant sur la mer avait été
arrangée tant bien que mal. Fleurette se
laissa enlever sa couronne et son voile et
passa une robe blanche toute simple.
— Carina ! fit la vieille de sa voix cas-
sée, c'est moi qui ai reçu ici ta mère,
jeune mariée comme toi. C'est ici que je
t'ai prise toi-même dans mes bras, à ta
naissance. C'est ici que j'ai fait la der-
nière toilette de la chère marchesa. Mais
la tristesse s'en est allée maintenant, puis-
que l'amour de nouveau est entré sous
le'vieux toit.
Fleurette reçut, sans mot dire, le baiser
de la pauvre femme qui, pendant tant
d'années, avait été seule à l'aimer. Et tout
d'un coup elle disparut, glissant comme
une ombre. Lisa haussa les épaules en
souriant, d'un mouvement de maternelle
indulgence.
Mais Fleurette ne cherchait pas à re-
joindre son mari, qui, très ému, l'atten-
dait ; elle passa près de lui rapidement,
sans tourner la tête lorsqu'il l'appela. Il
eut de la peine à la suivre d'assez près
pour ne pas la perdre de vue ; elle se sau-
vait du côté de la mer.
— Fleurette, Fleurette !. Vous ne
l m'imez donc plus ?
Il la rejoignit enfin, au milieu des ro-
chers près de l'eau. Elle était très pâle et
son regard à demi farouche arrêta le
jeune mari.
— Parlez-moi, Fleurette!. Dis-moi un
mot, ma femme adorée 1 Que t'ai-je
fait? Moi qui t'aime follement.
Fleurette jeta un regard autour d'elle ;
à la mer toute bleue, au jardin familier,
où, libre jusqu'à ce jour, elle avait erré
toule sa vie. Pourtant, lorsqu'il s'appro-
cha d'elle, elle ne s'enfuit plus.
— Dis-moi que tu m'aimes, Fleurette,
ou je croirai que tu ne veux plus de
moi, de ton mari, et alors je m'éloigne-
rai. M'aimes-tu ?
— Je ne sais pas. Je ne sais plus.
— Tu as donc oublié les douces heu-
res passées au bois d'orangers? Allons-
là, - ces rochers me font peur. Là-bas,
le fruit d'or pend aux branches, le fruit
du jardin des Hespérides, tu sais ? Les
monstres sont vaincus - et je viens à
toi, fier et joyeux.
— J'ai peur!. fit-elle.
— Tu ne m'aimes pas, alors?
— Peut-être que non. Je ne suis qu'une
sauvage ; j'ai besoin d'être libre pour
respirer. Je ne connais pas votre monde à
vous, et je voudrais le fuir. On ne veut
pas de moi là-bas, je le comprends main-
tenant,puisque aucun mot des vôtres n'est
arrivé jusqu'à moi. Je ne pensais d'a-
bord qu'à vous aimer; je vous ai donné
mon cœur sans y songer ; c'était chose
toute simple et naturelle, du moins je
le croyais. Je vous ai vu un soir, où les
rayons du soleil couchant vous donnaient
un air de jeune dieu ; vous m'avez ap-
pelée sirène. vous m'avez fait oublier
que je n'étais qu'une fille de la terre.
Tout a été un éblouissement, une ivresse.
Mais maintenant je suis votre femme,
vous pouvez faire de moi ce que vous
voulez. Vous me conduirez dans un
pays que je ne connais pas ; parmi des
gens qui me repoussent d'avance : on
vous dira que vous avez eu tort de m'ai-
mer, de me prendre.
— Eh! qu'importe, puisque je vous
défendrai contre tous 1
— J'ai peur. j'ai si geutt
Elle tremblait si fort qu'il dut la sou-
tenir.
— Dites-moi seulement que vous m'ai-
mez, lui murmura-t-il ; tout le reste sera
facile.
Fleurette, encore toute pâle et frisson-
nante, leva les yeux sur les siens. Alors
elle cessa de trembler, et toute sa ten-
dresse effarouchée lui revint ; elle deve-
nait femme sous le regard ardent de son
mari.
— Je vous aime. fit-elle. Et elle ajouta
avec une sorte de sanglot : Soyez bon
pour moi, Maurice. Pensez que toute
ma vie est entre vos mains, que je ne
puis connaître le bonheur que par vous.
Je suis bien ignorante, instruisez-moi.
Je suis bien faible, soutenez-moi. Je n'ai
que vous au monde. Je vous aime ; je
n'ai jamais éprouvé d'autre sentiment
que cet amour ; il sera unique dans mon
cœur ; ne lé méprisez pas, c'est le seul
trésor que je puisse vous apporter, croyez
qu'il a son prix. Je ne suis qu'une
pauvre fleurette. mais vous m'avez
cueillie, gardez-moi, protégez-moi.
— Ah ! je n'échangerais pas ma Fleu-
rette contre le monde entier ! Ecoutez-
moi, ma femme, vous que j'ai choisie et
que j'aime pour votre innocence comme
pour votre beauté ; écoutez-moi : si ja-
mais j'oublie le don sacré que vous me
faites de voire radieuse jeunesse, et si
je fais pleurer ces beaux yeux — que je
sois maudit et que vos souffrances, ma
bien aimée, retombent sur moi 1
Il était à ses genoux, humble et trem-
blant à son tour, cherchant à lui faire
oublier qu'il était le maître de sa desti-
née. Le Parisien, l'ambitieux, avait dis-
paru. Fleurette n'avait devant elle qu'un
amoureux sincère, soumis, passionné,
implorant son regard.
Avec un sourire tout noyé de larmes,
elle mit ses deux mains dans les mains
de son mari..
VIII
Les beaux jours de la chaude saison
étaient oubliés déjà. La vapeur blanche
du train qui passait en sitûant se roulai
et se traînait sur le sol détrempé, ou s'ac.
crochait aux branches des arbres, dont
les feuilles, roussies par les premières
gelées, se détachaient au moindre vent,
et jonchaient la terre. On traversait un
paysage tout plat ; des champs dénudés
s'étendaient au loin, sous le ciel bas et
gris. Fleurette, blottie dans un coin du
wagon, regardait à travers la vitre en
frissonnant. C'était donc là « ce beau pays
de France » que, toute sa vie, elle avait
entendu vanter ?
Il y avait plusieurs mois qu'elle S'aDped
lait Mme Malleville, et son mari l'emme-
nait à Paris, où désormais ils vivraient
côte à côte. C'était chose toute simple, et
cependant cette chose toute simple l'é-
pouvantait. Elle ne semblait plus bien
elle-même ; Maurice, assis en face, ab-
sorbé par la lecture d'un journal, ne sem-
blait pas bien Maurice. Elle cherchait à
rassembler ses souvenirs, à comprendre,
à se préparer pour cet avenir qui lui fai-
sait peur.
Jusqu'à présent, rien ne l'y avait pré-
parée. Les premiers temps de lew ma-
riage avaient été, pour tous les deux, un
rêve de bonheur exquis, étrange. Le
temps avait passé, et ils n'en savaient
rien ; pas plus Maurice qu'elle-même.
Perdus dans leur solitude bénie, ils
avaient appris à se connallre, à s'aimer
éperdûment. Ils faisaient de temps à au-
tre de petits voyages dans les environs ;
ils étaient allés même jusqu'à Ischia;
avaient passé une grande semaine à cou-
rir parmi les rochers de Capri, — heu-
reux comme deux enfants en vacances.
Mais c'était toujours le retour à la villa qui
leur donnait le bonheur le plus parfait.
Ailleurs on les regardait parfois avec un
sourire moitié moqueur, moitié bien-
veiUant, et les mots chuchotés : « nuovi
sposi», faisaient rougir Fleurette. Ail-
leurs, le soleil implacable brûlait, dévass,
tait. A l'ombre des grands arbres, ils
trouvaient la fraîcheur ; on ne les dévisa*
geait pas : ils étaient chez eux.,
JSÀIWE MAJREÏ>
A iuiprel
Prix du numéro à Paris 15 centimes = Départements: 20 centimes
Lundi 23 Février 1885
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Tunis 486 37.
PARIS, 22 FÉVRIER 1885
Sauf les cas exceptionnels, les com-
missions de la Chambre des députés
se composent d'un membre par bureau,
soit onze membres. Comment se fait-il
que, si souvent, nous apprenions que
tels ou tels membres d'une commis-
sion étaient absents au moment même
où ladite commission devait prendre
une décision importante ? Il n'est pour-
tant pas si difficile d'être exact ! Dans
les commissions de vingt-deux ou de
trente-trois membres, — la commission
du budget, par exemple, - les inexac-
titudes sont constantes, sans doute parce
que ceux qui vont se promener comp-
tent sur les autres et supposent que
leurs collègues se trouveront toujours
en nombre pour délibérer. Mauvaise
raison, comme l'a démontré souvent la
pratique. Mais, dans une commission
de onze membres, — telle que celle du
scrutin de liste ou celle des tarifs de
douane, — la négligence des absents
est encore plus inexcusable.
L'autre jour, la commission du scru-
tin de liste s'est prononcée sur la date
des élections par cinq voix contre trois
et une abstention, c'est-à-dire que neuf
membres seulement étaient présents ;
qui peut répondre qu'elle ne se fût pas
prononcée dans le sens contraire si les
onze membres qui la composent avaient
pris part à la délibération? Pour la
commission des tarifs douaniers, il s'y
est passé, si nous en croyons le Rappel,
quelque chose de tout à fait extraordi-
naire. Deux membres partisans d'un
droit sur les blés étaient absents lors-
que la commission a adopté l'amende-
ment Germain, et c'est par là que s'ex-
plique le revirement aussi incroyable
que soudain en vertu duquel un nou-
veau rapporteur, M. Raoul Duval, a
brusquement pris la place de M: Graux,
rapporteur ancien. Joignez à cela qu'un
des membres qui avaient primitivement
adhéré à l'amendement Germain, —
c'est M. Lechevallier, député de la
Seine-Inférieure, — vient de retirer son
adhésion et de se rallier définitivement
au droit sur les blés. Si bien que la
commission a passé par trois états dif-
férents : 1* une majorité pour le droit
sur les céréales ; 2° une majorité aban-
donnant le droit sur les céréales et adop-
tant l'amendement Germain ; 3° une ma-
jorité contraire à l'amendement Ger-
main et se déclarant de nouveau en
faveur du droit sur les céréales. Trois
transformations ! On a eu M. Graux
poupporleur de la première manière
de voir ; M. Raoul Duval, pour rappor-
teur de la deuxième. Qui sera rappor-
teur de la troisième ?Nous ne le savons
pas au moment où nous écrivons.
Ce , qui est certain, c'est,lue de tels
procédés ne sont bons qu a porter le
trouble dans l'esprit du public et la con-
fusion dans les délibérations de la
Chambre. Ceci ne sera-t-il pas un aver-
tissement pour les membres des com-
missions parlementaires et aussi pour
les bureaux qui les nomment? Il devrait
être entendu que l'on ne confiera ce
mandat de commissaire qu'à des hom-
mes disposés à l'exercer sérieusement,
et les commissaires, une fois nommés,
devraient tenir à honneur de ne jamais
manquer aux séances où ils sont con-
voqués. Autrement, les travaux des
commissaires et, par suite, les délibé-
rations parlementaires iront à la dérive ;
les commissions fourniront un, deux,
trois, quatre rapports alternativement
dans des sens contraires, au hasard des
absences et selon l'éphémère majorité
du jour. Et ceci n'est pas propre à aug-
menter l'autorité de la Chambre, qui,
pourtant, aurait grand besoin de ne pas
laisser dépérir son crédit.
EUG. LIÉBERT.
LE PARLEMENT
COURRIER DE LA CHAMBRE
Paris, 21 février 1885.
Nous l'avions bien prédit à M. Rouvier :
on lui fait la vie dure.
Aujourd'hui, à propos d'un crédit de
trois millions à ouvrir au ministère du
commerce, pour subventions à la marine
marchande, M. G. Périn se met à déployer
une obstination qui ne saurait s'expli-
quer que par la voluptueuse sensation
que certains éprouvent à planter des épin-
gles dans la peau d'un membre du gou-
vernement.
En effet, il disait : « Je serais heureux
que M. le ministre du commerce, par
exemple., autrefois adversaire déclaré des
primes à la marine marchande, chargé
aujourd'hui de les distribuer, voulût bien
nous expliquer si la loi a eu de bons ef-
fets ou n'a encore produit aucun résul-
tat. »
Et M. Rouvier n'avait qu'à répondre :
« S'agit-il de connaître mon opinion ?
Non. Il s'agit de sanctionner un crédit
supplémentaire pour dépenses dues à des
armateurs en vertu d'une loi votée pour
dix ans et que je suis tenu, en ma qualité
de ministre du commerce, d'exécuter. »
Il est clair que la manœuvre n'avait
aucune raison d'être, si ce n'est de pren-
dre M. Rouvier, réduit à l'état passif,
comme pelote à épingles.
Cette fois, c'était piquer dans le son.
Mais, une heure après, au cours de la
discussion sur les céréales, survenait M.
Achard (de Bordeaux) qui citait les pa-
roles prononcées par M. Rouvier en juil-
let 1884 : « J'ai la profonde douleur d'en-
tendre répéter que le gouvernement de
la République ose discuter dans ses con-
seils des droits sur le blé, sur la viande.»
Et M. Achard ajoutait : « Je suis étonné
de ne pas voir M. le ministre du Com-
merce à son banc, car j'ai eu l'honneur
de le prévenir que je m'appuierais sur
son autorité. »
Dame 1 on riait ferme.
M. Rouvier n'a pu prendre .part à cet
accès de gaieté, étant absent pour l'ins-
tant. Il a dû bien regretter de ne pou-
voir rentrer dans la salle que cinq mi-
nutes plus tard, juste a temps pour ali-
gner son bulletin dans le scrutin qui a
repoussé, par 309 voix contre 171, le droit
de cinq francs sur le blé.
C'est ce qu'on peut appeler suivre une
discussion dans l'embrasure de la porte.
Donc, le droit de cinq francs est écarté.
M. des Rotours se présente avec un
léger rabais, 4 fr. 20. Ne vous effarouchez
pas ; il s'agit uniquement de placer un
vieux discours, un des cinquante inscrits
dJavafftfe,'gueTimpîtûyâbîe clôture a ren-
trés dans la gorge des orateurs ; nous
pouvons sans inconvénient le laisser de
côté. ,
Quant au droit de 4 francs proposé en-
suite par M. Demarçay, il nous fait l'effet
d'être planté là comme un clou destiné
à accrocher un discours de M. Develle.
En vérité, c'eût été grand dommage que
le clou vînt à manquer.
Voilà trois semaines bientôt que ce
débat se traîne dans des redites et que la
lassitude nerveuse de l'auditoire n'est
combattue que par l'intérêt très vif qui
pour chacun s'attache à la question. M.
Develle paraît, prononce quelques paro-
les et, pendant cinq quarts d'heure, la
salle entière écoute, silencieuse, recueil-
lie, pour éclater finalement en longs
applaudissements.
- L'étude est non seulement très fouillée,
mais encore elle sort tout à fait de la ba-
nalité : des recherches consciencieuses sur
les conditions économiques de la France
par rapport à l'Amérique et à l'Inde mè-
nent fatalement à cette conclusion que le
producteur de blé français est dans un
état d'infériorité incontestable ; la criti-
que, très fine, dirigée contre les théoriciens
du libre-échange qui conseillent dogmati-
quement aux paysans de se transformer
en industriels, en chimistes, en savants,
aboutit à cette constatation que, si l'ave-
nir est bon à préparer, le remède au mal
présent, pour venir à temps, doit être
immédiat ; enfin la direction imprimée
par l'homme politique aux pensées de ses
collègues force ceux-ci à éprouver de
l'appréhension à l'idée que l'alimentation
de leur pays peut, faute de producteurs
français, être un jour à la merci soit du
marché anglais, soit du marché de Chi-
cago, où l'accaparement est possible.
La pensée maîtresse du discours tient
dans cette phrase : « Oui, avec les che-
mins de fer qui vont s'allongeant, avec
les isthmes qui se percent, avec les tun-
nels qui se creusent, l'état économique
des peuples se transforme. La bataille in-
ternationale s'impose; arrangeons-nous
pour ne pas la livrer dans des conditions
certaines de défaite. »
M. Develle est un modeste; il se relè-
gue si volontiers dans l'ombre, à l'écart
des discussions bruyantes, que bien des
journalistes, autour de nous, semblaient
le découvrir aujourd'hui comme orateur.
Pour le lecteur qui nous a fait l'hon-
neur de parcourir ce Courrier depuis des
années, M. Develle reprend tout simple-
ment sa place au premier rang.
Nous dirons même que, cette fois, il
s'est surpassé ; il y avait en lui quelque
chose de plus que cette possession de
soi, cette clarté de langue, cette sûreté
de jugement, qui constituent l'orateur
capable de s'imposer à un auditoire
même harassé. il y avait peut-être cet
instinct de la rivalité qui pousse l'homme
de talent à se montrer tout à fait supé-
rieur.
En face de M. Develle est assis le rap-
porteur de la commission, M. Raoul Du-
val. M. Develle, républicain, et M. Raoul
Duval, bonapartiste, sont tous deux dé-
putés de l'Eure ; entre eux la lutte est
engagée depuis des années, lutte cour-
toise, mais acharnée, dont le prix est
l'un des plus beaux départements de
France. M. Raoul Duval, nature à flafla,
affiche des prétentions bruyantes à être
pris pour un économiste de premier or-
dre, grâce aux boniments qu'il improvise
à tort et à travers. M. Develle, nature
plus réservée, n'était probablement pas
fâché, tenant l'autre au coin d'un chau-
me, d'établir la comparaison entre l'hom-
me politique qui sait mûrir ses idées et
celui qui passe sa vie à les secouer toules
vertes.
Ce fut tout uniment un triomphe, avec
double, triple rappel, triomphe tel pour
l'orateur, que même certains de ceux qui
sont opposés au droit sur le blé y ont
franchement pris part.
Et, alors, les quatre francs vont être
votés?. Mais non, puisque nous vous
avons dit, dès le début, que ce seraient
les trois francs !
PAUL LAFARGUE.
COURRIER DU SENAT
A la bonne heure 1 M. Blavier, de Maine-
et-Loire. constitue pour les réactionnai-
res une recrue sérieuse. Il a entassé
dans ses malles tous les clichés usés qui
circulent dans les journaux monarchistes,
et comme cela, tout à coup, à peine ins-
tallé, il nous les jette par les jambes, au
déballage.
Et sachez d'abord que M. Chesnelong
est porté à l'atténuation par le long en-
croûtement de la vie parlementaire. Il
ne signale pour l'exercice 1885 qu'un dé-
ficit de 300 millions. C'est 350 millions
qu'il fallait dire ; M. Blavier, avec la vue
perçante d'un néophyte, a saisi tout de
suite la différence et naturellement, pour
couvrir 350 millions, il en faut demander
à l'emprunt 700, minimum.
Arrêtons-nous sur ce chiffre, de grâce,
monsieur le sénateur! une phrase de
plus et nous en arriverions à 1,400 mil-
lions, ce qui serait la ruine définitive!
Donc M. Blavier fait preuve d'une cer-
taine modération en s'arrêtant à 350 mil-
lions de déficit et 700 millions d'emprunt.
Mais il est navré quand il compare la si-
tuation actuelle à celles que nous avaient
léguées l'Empire et même l'Assemblée
nationale. En 1870, dit-il, les impôts for-
maient une moyenne de 44 francs par
tête ; cette moyenne, en 1876, était déjà
montée à 70 francs.
— Qui en est responsable, interrompt
une voix à gauche, sinon l'Empire ?
Ah ! bien oui ; il est naïf, le républicain,
s'il s'imagine déferrer M. Blavier avec de
semblables arguments 1 L'Empire sans
doute a bien une petite responsabilité
dans la guerre ; mais « c'est le gouverne-
ment du Quatre Septembre qui, par son
système de guerre à outrance, nous a fait
perdre une province et a augmenté notre
rançon de trois milliards » !
Il me semble avoir déjà entendu cela
quelque part. L'effet cependant n'est pas
épuisé, paraît-il, puisque M. Blavier ob-
tient les honneurs d'un petit tumulte.
Mis en goût par ce premier succès,
l'aimable réactionnaire prend exactement
ses mesures pour provoquer un joli scan-
dale. Après quelques considérations sur
la crise industrielle et commerciale, il
accuse le Journal des Débats d'avoir si-
gnalé « la démoralisation de l'armée » -
Ces sortes de coups ont une. portée
sûre..
Voilà le président debout, qui proteste
contre de semblables paroles. Elles sont
odieuses au moment où nos troupes
combattent si vaillamment dans l'Extrême-
Orient !
Tandis que la Gauche applaudit à tout
rompre, M. de Carayon-Latour, de sa voix
bourrue, renvoie l'observation au jour-
nal cité, et M. de Ravignan, à force de ges-
ticulations, embourse un rappel à l'or-
dre, dans l'enthousiasme que lui cause
celte diversion ingénieuse.
C'est suffisant, n'est-ce pas? pour un
débutant, d'avoir indigné le président et
procuré une punition réglementaire à un
ami.
Aussi M. Blavier juge-t-il sa mission
terminée. Il ne lui reste plus qu'à abou-
tir; il place ses conclusions sitô invoca-
tione beati. sous le patronage de M.
Chesnelong. Pour sortir de nos embar-
ras, il n'est qu'une voie : passer ur le
corps de la République.
Et nos réactionnaires sont enchantés
d'avoir fait une recrue si précieuse.
Ils ne sont pas difficiles.
Pour en finir une bonne fois avec cette
comédie, disons tout de suite que M. de
Ravignan a imploré miséricorde à la fin
de la séance, demandant à s'expliquer
sur le rappel à l'ordre dont il avait été
frappé. Ses explications ayant paru veni-
meuses, et ses interruptions d'ailleurs
ayant été continuelles, le rappel à l'ordre
a été maintenu.
La discussion générale du budget est
complétée par une fort belle étude de M.
Clamageran sur l'état de nos finances et
notre mécanisme budgétaire. Comme il
n'y a là rien que de très sérieux et de
très digne, l'opposition n'y trouve pas
l'application de ses facultés bruyantes et
aucun incident ne surgit.
Le silence est ponctué seulement par
des bravos et par des marques d'approba-
tion parties de la majorité.
On passe immédiatement au vote des
chapitres. Les 105 premiers numéros du
ministère des finances sont adoptés ; et
la suite est renvoyée à lundi.
PAUL PELLEGRIN.
A L'ÉCOLE
M. Carriot, directeur de l'enseigne-
ment primaire pour le département de
la Seine, vient de donner l'ordre de
placarder dans les écoles de la ville de
Paris la Déclaration des droits de fhom-
me. Cette mesure a déplu aux journaux
réactionnaires; nous n'avons pas lieu
de nous en étonner. Les uns se sont
fâchés; les autres ont essayé de railler
agréablement. La Déclaration des droits
de l'homme n'est pas faite pour avoir
leurs sympathies.
Tel n'est pas le cas du Journal des
Débats. Celui-ci ne dissimule pas son
admiration pour l'œuvre de l'Assemblée
constituante. « C'est un beau document,
écrit-il, que la Déclaration des droits
de l'homme ; nous le disons très sincè-
rement, très sérieusement et sans la
moindre arrière-pensée. Les principes
qui y sont énoncés nous semblent au-
jourd'hui des vérités banales ; ils font
partie du domaine public de l'huma-
nité ; mais ils étaient nouveaux en 1789;
l'Assemblée qui les a inscrits en tête
de la première Constitution française
n'a pas fait, quoi qu'on en ait dit, une
manifestation inutile. La Déclaration
est autre chose qu'un exercice de rhé-
torique, et il en faut parler avec res-
pect. M
Il semble, d'après ces paroles, que le
Journal des Débats ne puisse qu'ap-
prouver la décision prise par M. Car-
riot. Point du tout ; le Journal des Dé-
bats conclut que la mesure est « gro-
tesque ». Grotesque, vous avez bien lu.
Et pourquoi donc est-elle « grotes-
que »? Voici les raisons du Journal des
Débats: « Parmi les dix-sept articles
de la Déclaration, il n'en est pas un
seul qu'un élève des écoles primaires
soit en état de comprendre ; il n'en est
pas un seul qui, appris machinalement
par cœur et pris à la lettre, ne puisse
fausser absolument le cerveau d'un en-
fant de douze ou de quatorze ans ».
Que la Déclaration des droits de
l'homme, « apprise machinalement et
prise à la lettre », puisse à l'occasion
fausser un cerveau, la chose se peut ;
quel est l'enseignement qui dans ces
conditions ne risque d'être malsain ?
Faut-il donc ne rien enseigner? Et à
quoi sert le maître justement, sinon à
expliquer et à faire comprendre ce qu'il
est chargé d'enseigner?
Mais quant à prétendre qu'il n'est
« pas un seul article» de la Déclaration
des droits de Tlîomme qui ne dépasse
l'intelligence d'un enfant de douze à
quatorze ans, nous osons dire que le
Journal des Débats se trompe en cela
et qu'il n'a pas bien relu cette profes-
sion de foi de la conscience française
gui lui inspire une si vive admiration.
L'enfant sans doute n'y verra point tout
ce qu'y voit un homme de quarante ans,
pas plus qu'un paysan n'y aperçoit tout
ce qu'y découvre un philosophe. Mais il
entendra fort bien le sens général de
ces dix-sept articles ; et s'il n'en était
capable, c'est l'instruction civique
elle-même et tout entière qu'il faudrait
bannir de l'école primaire. Nous ne
pensons pas que le Journal dés Débats
aille jusque-là. Quaut à nous, il nous
semble fort bon que, dès l'école, or
parle aux petits Français de leurs droits
d'hommes et de citoyeue, à la condi-
tion qu'en même temps on leur parle
aussi de leurs devoirs.
Le Journal des Débats ajoute: « Quelle
singulière idée il faut avoir de l'éduca-
tion et de ses conditions essentielles
pour recommander aux méditations
journalières des élèves des écoles une
œuvre qui a sa valeur, mais qui, d'un
bout à l'autre, est une série de formu-
les abstraites, et qui est assez vague
pour avoir fourni, tour à tour, un
préambule à la Constitution de 1791 et
à celle de 1852 ! »
Laissons de côté la Constitution de
1852 qui n'a rien à faire ici ; le Jour-
nal des Débats sait bien pourquoi. Bor-
nons-nous à la question « d'éducation»
qu'il pose. Notre confrère nous accor-
dera bien que l'Eglise est une remar-
quable éducatrice, et qu'elle entend, à
son point de vue du moins et à'son
profit, « les conditions essentielles
de l'éducation ». Eh bien ! quand
l'Eglise parle aux enfants de ses dog-
mes abstraits, peut-elle avoir la pré-
tention qu'à dix ou onze ans, à 1 âge
du catéchisnie, ils les entendent parfai-
tement? Sur les dix commandements de
la loi, il en est deux au moins qui ne
peuvent avoir de sens pour des enfants,
qui semblent plutôt faits pour éveiller
en eux des curiosités dangereuses. L'E -
glise leur expose cependant ses dog-
mes, elle les entretient des dix com-
mandements. Et pourquoi? C'est qu'elle
sait bien que l'enfant grandira; elle
tient à déposer en lui de bonne heure
des germes qui se développeront ; elle
sait bien que ce que l'on retient le
mieux, c'est ce qu'on a d'abord appris.
Si l'on est, comme nous, d'avis qu'il
est bon pour la dignité et même pour
la prospérité d'un pays que les ci-
toyens aiment la liberté et connaissent
leurs droits et leurs devoirs, on ne
trouvera pas mauvais que la Républi-
que fasse, de son côté, ce que l'Eglise
a toujours eu grand soin de faire. La
Déclaration des droits de r homme,
c'est la table de la loi de la France
laïque.
CHARLES BIGOT.
————— —————
Nouvelles parlementaires
CHAMBRE DES DÉPUTÉS
L-e commission du budget a entendu, hier,
le ministre de la justice, au sujet du projet
de loi sur l'extension de la compétence des
Feuilleton du Xix. SIÉCLE
Du 23 Février 1885
(9)
UNE FOLIE
vu
- suite -i
Le mariage civil se fit très simple-
ment, en présence des témoins stricte-
ment nécessaires. Cela semblait quelque
chose comme un contrat qu'on signait,
et Fleurette était sérieuse, mais non pas
émue. Cela n'était pa:) pour elle le ma-
riage, et lorsqu'un des témoins l'appela
ensuite « madame », eliele regarda tout
étonnée. C'était un jour de liberté et de
tendresse qu'on lui volait ; un jour à pas-
ser à la ville par une chaleur accablante,
en présence de gens qu'elle ne connais-
sait pas, avec qui il fallait subir le dîner
banal du restaurant. Elle regrettait la
fraîcheur, les parfums du jardin, les
causeries sans fin avec son fiancé.
Aussi était-elle silencieuse et absor-
bée ; comme elle n'avait pas envie de
causer, elle se taisait tout bonnement.
Maurice la regardait, étonné de ce mu-
tisme qui, dans le monde où il devait la
mener, serait peut-être mal interprété.
Que deviendrait la société si l'on ne par-
lait que lorsqu'on avait quelque chose à
dire ?
Mais lui aussi en avait assez de son
neau-père et des amis de son beau-père,
et il réussit à écourter le dessert. A la
grille delà villa, il s'arrêta, et Fleurette
seule en franchit le seuil. Mais avant de
lalaisser aller, son fiancé, son mari plutôt,
la prit dans ses bras :
- Ma femme !.
Elle s'enfuit avec un petit cri effaré.
Le mariage de la « signorina » était un
événement pour tout le voisinage. On la
Jlenroûuçtîoa !nterd!teji
eonnaissait depuis sa naissance ; on
l'avait vue, toute petite, tenant sa mère
par la main ; le luxe de la villa était un
sujet de fierté pour les voisins pauvres,
de profits également; la « marchesa »
s'était toujours montrée généreuse et on
l'aimait. On l'avait pleurée, et sa fille,
perdue au fond de la villa solitaire et
pauvre, était toujours restée la « marche-
sina »; elle ne pouvait plus rien donner,
mais on l'aimait pour ses jolies façons,
pour sa douceur, pour sa beauté aussi.
Dès le matin, le bout de route qui
allait de la villa à la chap" elle était jon-
ché de feuilles de roses, de myrte, de
fleurs sauvages: cela faisait un tapis
épais et odorant. La chapelle n'était
qu'un bouquet de Verdure semé de fleurs,
et tous les gens des environs étaient en
habits de fête.
La couturière de Paris avait envoyé une
robe de satin blanc qui aurait figuré di-
gnement à un grand mariage mondain ;
aussi quand Fleurette parut au bras de
son père tout rayonnant, il y eut un
murmure d'admiration. La jeune fille,
pâle et émue, était très belle sous sa
couronne blanche et son long voile trans-
parent.
Ce fut une petite cérémonie très courte,
très simple. Le vieux prêtre mettait des
intonations attendries dans le latin de
ses oraisons. La chapelle ne pouvait con-
tenir tout le monde venu au mariage de
la « marchesina » ; quelques amis de son
père la dévisageaient curieusement; la
paternité du joyeux marquis était tou-
jours restée chose vague pour ses com-
pagnons de plaisir. On ne connaissait pas
Fleurette, et cette jolie mariée leur sem-
blait une apparition. Elle même était
comme dans* un rêve, quoique de temps
à autre il y eût un regard effarouché au
fond de ses beaux yeux : ce n'était après
tout qu'une fleur sauvage poussée entre
deux rochers au bord de la mer.
Fleurette, la messe finie, oubliait de se
lever ; son mari dut la toucher légèrement
du bout du doigt, et ce frôlement la fit
tressaillir.
La grille était grande ouverte pour re -
cevoir les mariés ; les invités, les amis
s'arrêtèrent au seuil. Le marquis les ac-
compagna jusqu'au tournant de la route,
et, là, il embrassa sa fille avec une émo-
tion véritable.
— Sois heureuse, mon enfant chérie ;
puisse le bonheur qui te viendra de ton
mari te faire oublier que ton père aurait
pu t'en donner davantage !
Elle voulait le retenir, mais il s'échappa
et les nouveaux époux restèrent seuls. A
travers les sentiers sauvages du jardin,
ils marchèrent silencieusement. Maurice
regardait sa femme, fier de sa beauté, se
disant que, si tous les sceptiques de Paris,
et sa sœur elle-même, la voyaient ainsi,
ils comprendraient sa passion et excuse-
raient sa folie.
Fleurette rentra pour changer de cos-
tume ; mais Lisa ne lui permit pas de re-
monter dans sa chambrette de la tourelle,
et la prit par la main pour la conduire à
son nouvel appartement. Evidemment,
faute de pouvoir arracher une parole à
la jeune fille, Maurice s'était entendu
avec la vieille servante et la plus gaie des
chambres donnant sur la mer avait été
arrangée tant bien que mal. Fleurette se
laissa enlever sa couronne et son voile et
passa une robe blanche toute simple.
— Carina ! fit la vieille de sa voix cas-
sée, c'est moi qui ai reçu ici ta mère,
jeune mariée comme toi. C'est ici que je
t'ai prise toi-même dans mes bras, à ta
naissance. C'est ici que j'ai fait la der-
nière toilette de la chère marchesa. Mais
la tristesse s'en est allée maintenant, puis-
que l'amour de nouveau est entré sous
le'vieux toit.
Fleurette reçut, sans mot dire, le baiser
de la pauvre femme qui, pendant tant
d'années, avait été seule à l'aimer. Et tout
d'un coup elle disparut, glissant comme
une ombre. Lisa haussa les épaules en
souriant, d'un mouvement de maternelle
indulgence.
Mais Fleurette ne cherchait pas à re-
joindre son mari, qui, très ému, l'atten-
dait ; elle passa près de lui rapidement,
sans tourner la tête lorsqu'il l'appela. Il
eut de la peine à la suivre d'assez près
pour ne pas la perdre de vue ; elle se sau-
vait du côté de la mer.
— Fleurette, Fleurette !. Vous ne
l m'imez donc plus ?
Il la rejoignit enfin, au milieu des ro-
chers près de l'eau. Elle était très pâle et
son regard à demi farouche arrêta le
jeune mari.
— Parlez-moi, Fleurette!. Dis-moi un
mot, ma femme adorée 1 Que t'ai-je
fait? Moi qui t'aime follement.
Fleurette jeta un regard autour d'elle ;
à la mer toute bleue, au jardin familier,
où, libre jusqu'à ce jour, elle avait erré
toule sa vie. Pourtant, lorsqu'il s'appro-
cha d'elle, elle ne s'enfuit plus.
— Dis-moi que tu m'aimes, Fleurette,
ou je croirai que tu ne veux plus de
moi, de ton mari, et alors je m'éloigne-
rai. M'aimes-tu ?
— Je ne sais pas. Je ne sais plus.
— Tu as donc oublié les douces heu-
res passées au bois d'orangers? Allons-
là, - ces rochers me font peur. Là-bas,
le fruit d'or pend aux branches, le fruit
du jardin des Hespérides, tu sais ? Les
monstres sont vaincus - et je viens à
toi, fier et joyeux.
— J'ai peur!. fit-elle.
— Tu ne m'aimes pas, alors?
— Peut-être que non. Je ne suis qu'une
sauvage ; j'ai besoin d'être libre pour
respirer. Je ne connais pas votre monde à
vous, et je voudrais le fuir. On ne veut
pas de moi là-bas, je le comprends main-
tenant,puisque aucun mot des vôtres n'est
arrivé jusqu'à moi. Je ne pensais d'a-
bord qu'à vous aimer; je vous ai donné
mon cœur sans y songer ; c'était chose
toute simple et naturelle, du moins je
le croyais. Je vous ai vu un soir, où les
rayons du soleil couchant vous donnaient
un air de jeune dieu ; vous m'avez ap-
pelée sirène. vous m'avez fait oublier
que je n'étais qu'une fille de la terre.
Tout a été un éblouissement, une ivresse.
Mais maintenant je suis votre femme,
vous pouvez faire de moi ce que vous
voulez. Vous me conduirez dans un
pays que je ne connais pas ; parmi des
gens qui me repoussent d'avance : on
vous dira que vous avez eu tort de m'ai-
mer, de me prendre.
— Eh! qu'importe, puisque je vous
défendrai contre tous 1
— J'ai peur. j'ai si geutt
Elle tremblait si fort qu'il dut la sou-
tenir.
— Dites-moi seulement que vous m'ai-
mez, lui murmura-t-il ; tout le reste sera
facile.
Fleurette, encore toute pâle et frisson-
nante, leva les yeux sur les siens. Alors
elle cessa de trembler, et toute sa ten-
dresse effarouchée lui revint ; elle deve-
nait femme sous le regard ardent de son
mari.
— Je vous aime. fit-elle. Et elle ajouta
avec une sorte de sanglot : Soyez bon
pour moi, Maurice. Pensez que toute
ma vie est entre vos mains, que je ne
puis connaître le bonheur que par vous.
Je suis bien ignorante, instruisez-moi.
Je suis bien faible, soutenez-moi. Je n'ai
que vous au monde. Je vous aime ; je
n'ai jamais éprouvé d'autre sentiment
que cet amour ; il sera unique dans mon
cœur ; ne lé méprisez pas, c'est le seul
trésor que je puisse vous apporter, croyez
qu'il a son prix. Je ne suis qu'une
pauvre fleurette. mais vous m'avez
cueillie, gardez-moi, protégez-moi.
— Ah ! je n'échangerais pas ma Fleu-
rette contre le monde entier ! Ecoutez-
moi, ma femme, vous que j'ai choisie et
que j'aime pour votre innocence comme
pour votre beauté ; écoutez-moi : si ja-
mais j'oublie le don sacré que vous me
faites de voire radieuse jeunesse, et si
je fais pleurer ces beaux yeux — que je
sois maudit et que vos souffrances, ma
bien aimée, retombent sur moi 1
Il était à ses genoux, humble et trem-
blant à son tour, cherchant à lui faire
oublier qu'il était le maître de sa desti-
née. Le Parisien, l'ambitieux, avait dis-
paru. Fleurette n'avait devant elle qu'un
amoureux sincère, soumis, passionné,
implorant son regard.
Avec un sourire tout noyé de larmes,
elle mit ses deux mains dans les mains
de son mari..
VIII
Les beaux jours de la chaude saison
étaient oubliés déjà. La vapeur blanche
du train qui passait en sitûant se roulai
et se traînait sur le sol détrempé, ou s'ac.
crochait aux branches des arbres, dont
les feuilles, roussies par les premières
gelées, se détachaient au moindre vent,
et jonchaient la terre. On traversait un
paysage tout plat ; des champs dénudés
s'étendaient au loin, sous le ciel bas et
gris. Fleurette, blottie dans un coin du
wagon, regardait à travers la vitre en
frissonnant. C'était donc là « ce beau pays
de France » que, toute sa vie, elle avait
entendu vanter ?
Il y avait plusieurs mois qu'elle S'aDped
lait Mme Malleville, et son mari l'emme-
nait à Paris, où désormais ils vivraient
côte à côte. C'était chose toute simple, et
cependant cette chose toute simple l'é-
pouvantait. Elle ne semblait plus bien
elle-même ; Maurice, assis en face, ab-
sorbé par la lecture d'un journal, ne sem-
blait pas bien Maurice. Elle cherchait à
rassembler ses souvenirs, à comprendre,
à se préparer pour cet avenir qui lui fai-
sait peur.
Jusqu'à présent, rien ne l'y avait pré-
parée. Les premiers temps de lew ma-
riage avaient été, pour tous les deux, un
rêve de bonheur exquis, étrange. Le
temps avait passé, et ils n'en savaient
rien ; pas plus Maurice qu'elle-même.
Perdus dans leur solitude bénie, ils
avaient appris à se connallre, à s'aimer
éperdûment. Ils faisaient de temps à au-
tre de petits voyages dans les environs ;
ils étaient allés même jusqu'à Ischia;
avaient passé une grande semaine à cou-
rir parmi les rochers de Capri, — heu-
reux comme deux enfants en vacances.
Mais c'était toujours le retour à la villa qui
leur donnait le bonheur le plus parfait.
Ailleurs on les regardait parfois avec un
sourire moitié moqueur, moitié bien-
veiUant, et les mots chuchotés : « nuovi
sposi», faisaient rougir Fleurette. Ail-
leurs, le soleil implacable brûlait, dévass,
tait. A l'ombre des grands arbres, ils
trouvaient la fraîcheur ; on ne les dévisa*
geait pas : ils étaient chez eux.,
JSÀIWE MAJREÏ>
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