Titre : Le XIXe siècle : journal quotidien politique et littéraire / directeur-rédacteur en chef : Gustave Chadeuil
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1885-01-13
Contributeur : Chadeuil, Gustave (1821-1896). Directeur de publication
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Type : texte texte
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Description : 13 janvier 1885 13 janvier 1885
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Droits : Consultable en ligne
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Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-199
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 09/04/2013
Quinzième année. -AB- N° 4755
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Mardi 13 Janvier 1885
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PARIS, i2 JANVIER 1885.
Disons à notre tour quelques mois
d'une lettre de M. Emile Ollivier dont
la plupart de nos confrères se sont oc-
cupés déjà. Réduit au rôle d'homme po-
litique consultant, de temps en temps
il nous envoie, sous une forme ou sous
une autre, le fruit de ses méditations
de la Moulte. Aujourd'hui, par l'inter-
médiaire de M. Darimon et du Figaro,
il nous révèle ce qu'il importerait de
faire dans l'intérét de la République.
La recette est simple d'ailleurs ; elle
consisterait à supprimer le régime par-
lementaire.
Qu'est-ce que le régime parlemen-
taire ? M. Ollivier commence par le dé-
finir très nettement :
« Régime parlementaire, écrit-il, si-
signifie cette forme de gouvernement
dans laquelle le pouvoir est aux mains
de ministres responsables désignés,
soutenus ou renversés par le vote d'un
Parlement. »
Sous une monarchie, M. Emile Olli-
vier reconnaît que le régime parlemen-
taire est indispensable : « C'est le re-
mède à l'existence d'une royauté ou
d'un empire, le moyen pratique d'en-
lever sans révolution la conduite d'un
peuple à l'intelligence limitée, à la vo-
lonté tôt ou tard défaillante d'un seul.
De là sa légitime popularité, que ses ré-
sultats civilisateurs justifient. »
Mais sous une République il en va
tout autrement: le régime parlementaire
fait non pas du bien, mais du mal ; non
seulement on peut le détruire, mais on
le doit. -
« Une République parlementaire est
une contradiction. Où il n'existe plus
de roi ou d'empereur, le svstème par-
lementaire ne se comprend' plus. Régi-
me parlementaire et République sont
logiquement incompatibles. Je ne parle
pas, bien entendu, de la plaisante Répu-
blique sous laquelle nous vivons, qui
est à la fois une fausse République et
une fausse monarchie; je parle d'une
République sérieuse. Dans une Républi-
que sérieuse, le président est actif et
responsable. Dèslors, nons eulement les
ministres peuvent ne pas dépendre du
vote du Parlement, mais il faut qu'ils en
soient indépendants, et que, comme
aux Etats-Unis, ils soient pris en dehors
des Chambres. Sans quoi le président
cesse d'être actif et responsable, l'on
sort de la République vraie, et l'on re-
vient à la monstruosité actuelle d'un
président irresponsable. La République
ne doit pas être parlementaire. »
Un président responsable et des mi-
nistres irresponsables, choisis par lui,
révocables par lui seulement; un Par-
lement dont le rôle se borne à voter les
lois, mais sans contrôle sur les actes du
pouvoir exécutif, car nous ne supposons
pas que M. Emile Ollivier prétende
aller jusqu'à supprj toute représen-
tation nationale : tel est le programme
républicain de l'ancien ministre de l'Em-
pire. Il invoque l'exemple de l'Amérique
dont la situation a si peu de ressem-
blance avec celle de notre pays.
Nous doutons que les conseils de M.
Emile Ollivier aient de grandes chances
d'être accueillis, et c'est pourquoi nous
nous dispenserons de discuter longue-
ment ses théories. Nous connaissons
fort bien les inconvénients du régime
parlementaire, et dans ce régime, nous
en convenons, les ministres sont sou-
vent trop dociles à l'a majorité; trop sou-
vent aussi on les change par la seule
raison qu'ils ont cessé de plaire. Mais
il faut ici-fras prendre toutes-choses
avec leurs inconvénients comme avec
leurs avantages. Nous n'avons jamais
pris fort au sérieux l'Empire libéral, et
l'Acte additionnel de 1815 ne nous a ja-
mais paru qu'une comédie. Nous nous
méfions, et très fort, des présidents
« responsables » qui ont entre leurs
mains toute l'autorité effective ; nous
avons appris par expérience que ce qui
est au bout, c'est cette dictature dont
aujourd'hui encore l'auteur de la lettre
à M. Darimon déclare ne pas vouloir.
N'en déplaise à M. Emile Ollivier, la
troisième République restera parlemen-
taire, et elle fera bien.
V CHARLES BIGOT.
————— ,—————
Nouvelles parlementaire
Si, comme tout le donne à penser, la
Chambre commence ses délibérations mardi,
on s'occupera immédiatement de la fixation
de l'ôrdra- du jour.
Trois interpellations y figurent: l'une sera
déposée dès la rentrée ; elle porte sur les
causes de la retraite du général Campenon.
Ou ne sait pas encore de qui elle émane ;
mais il y a lieu de s'attendre à un débat im-
portant. Le nouveau ministre de la guerre
prendra évidemment la parole«et ses. décla-
rations relatives aux atlaires du Tonkin pré-
senteront le plus vif intérêt. Il ne Deut pas
faire moins que d'éclairer la Chambre et le
nays sur la situation actuelle en Chine et
sur les mesures militaires qu'il est décidé à
prendre.
Les deux autres interpellations ont été dé-
posées avant la clôture de la session : l'une
émane de M. Delafosse et porte sur les af-
faires d'Egypte. Vu les négociations qni sont
actuellement engagées entre les puissances,
le ministre des aflaires étrangères, forcé de
garder la plus grande réserve, demandera
l'ajournement de la discussion.
Quant à l'autre interpellation, elle émane
de M. Laguerre, qui veut provoquer les ex-
plications du ministre de l'intérieur sur la
présence d'agents provocateurs dans la po-
lice. On se souvient qu'elle avait été ajour-
née par suite d'une indisposition de M.
Waldeck-Rousseau.
Une fois ces interpellations discutées, il
restera à fixer l'ordre dans lequel viendront
en délibération les diflérentes- questions qui
sont à l'ordre du jour de la Chambre. Plu-
sieurs d'entre elles sont d'une haute impor-
tance et demandent à être rappelées :
Budget extraordinaire de 1885 ;
Projet sur les incompatibilités ;
Projet sur le recrutement;
Projet relatif aux droits sur les céréales et
les bestiaux;
Proposition relative au rétablissement du
scrutin de liste ;
Proposition-relative aux rapports des Egli-
ses et de l'Etat ;
Revision du Code d'instruction criminelle ;
Extension de la compétence des juges de
paix, etc.
En voilà plus qu'il n'en faut pour occuper
la session de 1885.
L. 11.
LE PLAN DE CAMPAGNE
Si la Chambre recommence à partir de
demain le cours régulier de ses séances,
il paraît vraisemblable que le gouverne-
ment sera interpellé au sujet de la dé-
mission du général Campenon ou plutôt
sur les mesures militaires que compte
prendre le nouveau ministre de la guerre;
car au fond c'est sur ce dernier point que
l'opinion publique demande à être éclai-
rée.
La Chambre siégera-t-elle ? L'interpel-
lation aura-t-elle lieu ? Les avis sont par-
tagés. Nous ne tarderons pas à être fixés
à cet égard.
,f
Quoi qu'il en soit, on commence à
connaître de façon plus précise le pro-
gramme que le nouveau ministre de la
guerre entend suivre au Tonkin, le plan
de campagne qu'il aurait adopté de con-
cert avec le président du conseil d'une
part et les commandants des forces mi-
litaires et navales d'autre part.
Le plan est bien tel que je l'avais tracé
tians ses grandes lignes ces jours der-
niers, si nos renseignements sont exacts,
ce dont je n'oserais pas répondre. Il se
diviserait en deux parties et serait exé-
cuté en deux périodes.
- Voici la première partie :
Le corps expéditionnaire emploiera les
mois de janvier, de fevrier et la moitié de
mars à nettoyer le Tonkin des bandes de
pirates et à refouler au delà des frontiè-
res les troupes impériales.
A cet effet, trois colonnes seraient for-
mées : l'une, partant des cantonnements
de Chu, aurait pour objectif Langson et
That-Kê. Le général de Négrier en hura
le commandement. Une fois maître de
ces deux points, le général de Négrier
assurera des communications avec Phu-
Lan-Gian, base des opérations, au moyen
d'un chemin de fer Decauville. Une des
grosses difficultés du moment est le ra-
vitaillement des colonnes. Les moyens
de transport rapides font défaut ; on y
supplée tant bien que mal — plutôt mal
que bien — par des coolies qui suivent
les troupes et transportent à dos d'hom-
mes les approvisionnements de toute na-
ture. On conçoit aiségasnt queile compli-
cation résulte de la présence de cette
armée de porteurs et quel trouble ils
peuvent jeter parmi les troupes s'il sur-
vient une panique, comme cela eut lieu à
l'affaire de Bac-Lé.
Il y a donc urgence à remédier à cet
état de choses, et je constate avec plaisir
qu'on y songe.
Pendant que le général de Négrier mar-
chera sur Langson, une autre colonne,
prenant appui sur la citadelle de Thaï-
Nguyen, poussera en avant jusqu'à CdO-
bang dont elle s'emparera, et s'établira
près du lac Ba-Bé.
A en juger par les attaques multiples
qui ont été dirigées contre la garnison de
liiaï-Nguyen ces dernières semaines, il y
aura un effort vigoureux à faire de ce
côté pour déloger les troupes chinoises,
devenues très audacieuses dans leurs at-
taques.
Enûn une troisième colonne aura mis-
sion de se porter vers Thaï-Thu, sur le
fleuve Rouge, et de s'y fortifier en atten-
dant qu'il soit possible de pousser jus-
qu'à Laokaï, ce qui ne saurait avoir lieu
quant à présent.
Entre temps, des colonnes volantes, dé-
tachées de Hong-Hoa et Sontay, de Bac-
Ninh. et de Nam-Dinh, battront les
abords de ces places et donneront la
chasse aux pirates. Nam-Dinh sera l'ob-
jet d'une surveillance toute particulière,
en raison des communications directes
que les mandarins de Hué entretiennent
dans ces parages au moyen de compar-
ses envoyés de l'Annam.
On estime que les différentes opéra-
tions qui constituent la première partie
du programme ministériel seront ter-
minées vers la mi-mars.
A ce moment, tousles renforts expédiés
de France seront arrivés à destination.
L'amiral Courbet sera libre de ses mou-
vements à Formose, tout le donne à pen-
ser, et une partie de ses troupes de terre
deviendront disponibles. C'est alors que
sera mise à exécution la seconde partie
du plan de campagne.
Le général en chef laisserait au Tonkin
douze à quinze mille hommes pour veil-
ler à la sécurité du pays; cet effectif
semble suffisant pour parer aux difficultés
du moment, en admettant que les Chi-
nois essayent de tenter un retour offensif
dans le Delta, ce qui leur sera assez ma-
laisé, puisque nous raisonnons dans
ilnypotb-èse oii les portes du Tonkin se-
llent en notre pouvoir.
Avec le reste des troupes, le général en
chef irait porter là guerre sur le terri-
toire chinois. Mais ici il y a une lacune
dans les renseignements fournis. Il est
fort inutile de préciser davantage quant à
présent, et je na suppose pas que le mi-
nistre de la guerre, si tant est qu'il ait à
s'expliquer, soit disposé, à en dire plus
long. Ce que l'on sait, ce que l'on peut
dire, c'est que cette diversion, où qu'elle
se fasse, obligera la Chine à rappeler ses
troupes du Tonkin, si elle veut accepter
la lutte sur son propre territoire, ou bien
à reconnaître les faits accomplis, ce qui
est plus probable.
Ce qui est certain encore, c'est que la
flotte, comme je l'indiquais hier, coopé-
rera à cette opération et y jouera sans
doute le rôle principal. Aussi bien l'ami-
ral Courbet n'a cessé dans ses rapports
d'insister sur l'inefficacité du blocus de
Formose au point de vue du résultat
final et sur la nécessité d'agir sur un
point plus vulnérable de la côte chinoise.
A maintes reprises, il a fourni à cet égard
des indications très nettes, dont on a eu
grand tort de ne pas tenir compte.
Avant d'engager cette action qui paraît
devoir être décisive, sera-t-il nécessaire
de procéder à une déclaration de guerre
en bonne forme ? On affirme que le gou-
vernement a déjà envisagé cette éventua-
lité et que des ordres sont donnés dès à
pl-ifcnt potfV que l'amiral Courbet, aussi-
tôt qu'il se sera rendu maître de Tamsui,
envoie au gouvernement chinois un
ultimatum dont le refus aurait pour
conséquence la déclaration officielle des
hostilités.
A cet égard, je ne sais rien de positif;
mais le départ de Shanghaï de M. Pate-
nôtre avec tous les membres de la léga-
tion semble indiquer que le gouverne-
ment prend ses dispositions en vue d'une
déclaration de guerre..
D'après les dernières dépêches, M. Pa-
tenôtre a reçu l'ordre de se rendre à Ke-
lungoù il aura une entrevue avec l'ami-
ral Courbet, et où, sans' doute, seront
concertées les dernières résolutions à
prendre pour se mettre en règle avec la
cour de Pékin au point de vue diploma-
tique.
Voilà ce qui se dit des projets du gou-
vernement ; voilà tout au moins ce qu'on
en peut dire.
Tout cela est-il l'expression même de
la vérité? Encore un coup, je ne pré-
tends pas être complètement dans le se-
cret du ministre de la guerre ; mais tout
cela paraît très vraisemblable. J'ajoute
que les mesures projetées ont toute
l'apparence d'un plan bien conçu, étudié
avec prudence,-et qui sera exécuté avec
vigueur et rapidité, nous n'avons au-
cune raison d'en douter.
Louis HENRIQUS K
Cr
ÇA ET LA
Vous vous rappelez — vaguement,
sans doute; car je ne sais plus moi-
même de quoi il s'agissait au juste —
vous vous rappelez la révolte qui éclata,
l'an dernier, au lycée Louis-le-Grand.
Il y eut à cette époque, dans la presse,
une levée de boucliers contre le mal-
heureux proviseur, M. Gidel. Il est bien
entendu que nous nous abstînmes, ici,
d'y prendre part. Ce n'est pas seule-
ment parce que M. Gidel était notre ca-
marade; ce n'est pas même non plus
parce que nous le savions homme de
sens, homme d'esprit et très digne des
fonctions délicates que l'Université a re-
mises entre ses mains. C'est aussi, c'est
surtout parce que nous sommes persua-
dés, Bigot et moi, que l'intervention du
journalisme, en ces sortes d'affaires, est
mortelle à la discipline.
Jamais nous ne nous y sommes mêlés,
l'un et l'autre, que pour conseiller aux
élèves la soumission, qui est le pre-
mier devoir et de leur âge et de leur
métier.
Des griefs, eh ! mon Dieu ! l'on en a
toujours, et qui paraissent les plus sé-
rieux du monde. Mais le collège, on l'a
dit plus d'une fois , est l'image de la
vie ; et la vie, hélas ! n'est pas tou-
jours l'image de la justice.
Il faut que les enfants s'habituent,
dès le lycée, à voir que le monde, où
ils sont appelés à vivre, est tout plein
de passe-droits, de déboires immérités,
de déceptions imprévues, et, pour tout
dire d'un mot, de monstrueuses ini-
quités.
Je ne demande assurément pas que
l'on se montre, de parti pris, injuste
envers les écoliers, pour le seul plaisir
de les endurcir à l'inj ustice. Ce serait
là une exagération absurde.
Et cependant, ne croyez pas que-cette
exagération n'ait jamais été pratiquée
dans l'éducation. M. Eugène Manuel a
symbolisé, dans une excellente pièce
de vers, ce système d'éducation, venu
de l'Orient, le pays de la grâce.
Il raconte qu'un jour à Bagdad des
enfants, échappés de l'école, trou-
vent un sac de noix, se jettent dessus,
et qu'une horrible mêlée ne tarde pas
à s'engager entre eux : car les plus
forts veulent tout prendre, et les autres
réclament un partage égal.
Comme les coups de poing et les
coups de pied étaient en train de pleu-
voir, voilà qu'un derviche passe, barbe
blanche,
Soutenant d'un bâton sa vieillesse qui penche,
Tête nue, œil brillant, le dos maigre et voûté,
La besace à l'épaule et la gourde au côté.
Il aperçoit la lutte, il s'approche ; il gourmande,
Et sépara à la fin les enfants, et demande
La cause du débat ; il l'apprend et sourit.
Il leur propose de partager lui-même
ces noix qui font l'objet du débat. Tous
acceptent.
Alors, tandis que tous l'entouraient à la fois,
Le bon derviche ouvrit tout grand le sac de noix,
Et gravement, de l'air convaincu des apôtres,
Il donna tout aux uns, ne laissant rien aux au-
.[ tres.
Puis, les yeux vers le ciel, son bâton à la main,
Câlins et d'un pas égal, il reprit son chemin.
Le poète ne dit pas ce que pensèrent
de cette répartition bizarre les enfants
de Bagdad, ni ce qu'ils firent à la suite.
Peut-être se résignèrent-ils ; car ils
étaient les- fils de l'Orient, et le dernier
mot de toute sagesse, pour eux, c'est
celui du fatalisme musulman : C'était
écrit.
Les écoliers d'Occident n'eussent pas
été peut-être de si facile composition.
Le sentiment de la justice violée eût
crié au fond de leurs cœurs et eût armé
leurs bras. Je crois que, dans l'éduca-
tion, il faut, autant que l'on peut, faire
preuve avec les élèves d'une inaltéra-
ble équité. Mais alors même que, par la
faute des circonstances, cette équité se
trouve blessée d'une façon quelconque,
il est bon de leur dire nettement :
— Vous en verrez bien d'autres plus
tard 1 Durcissez dès à présent votre
peau trop tendre aux coups du sort.
Apprenez par votre propre expérience
,
qu'en ce monde on est souvent malheu-
reux sans l'avoir mérité, ci que la grêle.
ne tombe pas toujours sur les moissons
des mécréants.
C'était, dans l'histoire de cette ré-
volte scolaire, M. Gidel qui avait toute
raison. Le ministre, et il faut lui en
savoir gré, car c'est un courage qui de-
vient rare chez nos gouvernants, eut le
bon sens de donner tort aux élèves en
rébellion, et de maintenir contre eux le
proviseur, qui avait su lui-même tenir,
tête à l'orage.: ,
Bien lui en a pris d'avoir déployé
cette fermeté. Les élèves et les parents,
une fois la première heure d'efferves-
cence passée, ont reconnu d'eux-mêmes
la vanité de leurs récriminations et se
sont de nouveau serrés autour de l'ho:
norable proviseur.
Et savez-vous ce qui est arrivé ?
M. Gidel vient d'être promu, dans
l'ordre de la Légion d'honneur, au grade
d'officier.
Tout aussitôt l'idée vint aux élèves
d'oflrir à leur chef, en témoignage de
leur reconnaissance et de leur joie, une
croix en brillants pour le féliciter de sa
promotion.
Trois élèves de la cour des grands
furent délégués pour faire la collecte :
on recueillit une somme assez considé-
rable, ou acheta la croix en question, et
l'on s'en fut, en députation, au cabinet
du proviseur, la lui offrir au nom de
tous les élèves du lycée.
Le rkétoricien qui m'envoie ces dé-
tails ne néglige pas de me donner ce
détail piquant :
« Nous lui piquâmes, me dit-il, un
petit laïus bien senti, si bien senti
même qu'il en a versé des larmes. On
eût dit du veau »
Ai-je besoin d'expliquer à mes lec-
teurs, qui ont tous passé par le lycée,
ce qu'on entend par ces mots cabalisti-
ques :
Piquer un laïus ?
Peut-être ne savez-vous pas l'étymo-
logie de cette locution née sur les hau-
teur du quartier Latin ?
Quand une épreuve de composition
française fut imposée par un nouveau
règlement aux candidats à l'Ecole po-
lytechnique, le premier sujet de dis-
cours que l'on proposa aux élèves les
obligeait de faire parler Laïus s'adres-
sanl à ses fils. -
Le verbe piquer était à la mode en
ce temps-là ; on disait piquer un chien,
piquer un soleil, piquer.un renard, pi-
quer une tête, été., etc. Les élèves di-
rent par analogie : piquer un laïus.
C'est du moins l'étymologie qui m'a
été fournie par les vieux de la vieille
dans l'Université. Si l'on en connaît
une autre, je ne demande pas mieux
que de 1 admettre.
M. Gidel y est naturellement allé
aussi de son petit laïus. J'aime à croire
qu'il a levé les punitions s'il s'en trou-
vait quelqu'une ce jour-là, et qu'il a
dû se répéter le vers mélancolique de
Déranger :
Que les esprits et les flots sont changeants!
* -
* *
Je suis toujoursélormé quand je vois
se produire certaines réclamations. La
vie provinciale donne aux plus petits
détails une extraordinaire importance,
et ce sont, à propos de rien, des haines
corses, des haines à la fois ardentes et
tenaces.
Feuilleton du XIX- SIÊCLB
Du 13 janvier 1885
LAZARE
t x
suite
On le laissa. On fit taire Julot qui na-
sillait une complainte, et qui se rasa
comme un chien hargneux chassé vers
sa niche à coups de souliers. Les con-
versations reprirent, d'un ton tranquille,
coupées de longues pauses durant les-
quelles il ne se faisait plus d'autres bruits
que le tac-tac des paquets dressés sur le
marbre ou le grêlement continu des types
se distribuant dans les cassetins.
Mais la porte s'ouvrit : tous les nez se
levèrent, tout le mouvement de l'atelier
resta supendu,
-Tu t'amènes, toi? fit un gamin. T'es
dans un propre état, mon pauvre vieux 1
Quelqu'un s'avança vers Désiré, lui
toucha l'épaule. Il tressaillit, se retourna,
ouvrit de grands yeux vides et tout à
coup sauta sur ses pieds : c'était Gar-
bille. Un Garbille presque méconnais-
sable, hâve, le teint plombé, l'œil mort,
les traits brouillés sous ses cheveux gris
en désordre; mais Désiré ne remarqua
pas cela tout d'abord; il ne vit qu'une
chose : c'était Garbille.
-,;.. -Ah! fil-il. d'un ton de reproche
amer, te voilà donc à présent?
Et son cœur se brisait à la pensée qu'il
avait manqué de patience, que peut-être
Reproduction interdite aux journaux qui n'ont
pas traité, avec la Société desfTens do lettres.
Droit de traduction réservé.
le vieux, si malin et qui l'aimait, aurait
trouvé les vraies paroles à dire pour se
faire écouter et pour convaincre la mère
de Mélie.
Soudain il fit un geste en arrière :
— Qu'est-ce qui te prend donc, l'an-
cien ?
L'ancien venait sur lui, le poussait du
ventre et se grandissait, blanc de colère,
en bégayant : « Oui, me v'là. Je te gêne ?
Tu as honte, à présent. C'est comme ça
que tu t'inquiètes des camarades, toi
aussi, et que tu les laisses aux pinces
des sergents de ville. »
Sa parole s'empâtait : il promena ses
doigts sur son front comme pour y ramas-
ser ses idées.
Tout le monde quittait l'ouvrage et
s'approchait.
— Méfie-toi, petit, dit quelqu'un, il a
son œil vert. C'est l'absinthe.
- C'est une nuit de poste, cria Bec-à-
Vin. Les amis s'en sont tirés tous, tous.
et ce crapaud-là avec sa donzelle.
— Ah I vieux, tais-toi! fit Désiré violem-
ment.
Mais l'autre, avec une obstination ra-
geuse d'ivrogne :
-Je me tairai si ça me plaît !
Et la figure bouleversée, agitant ses
bras le long de ses flancs, comme pour
secouer sa colère :
— Si ça me plaît, tu entends bien ? et
quand ça me plaira.
Il se mit à brailIer
— Les lits de bois, vois-tu, c'est pas
mon ordinaire. Le fils de mon père n'est
pas né là-dessus. enfant de.
- Ah: Bec-à - Vin, je t'ai dit de te taire.
- Kss! kss! mords là, faisait Julot
grimpé sur unes table, avec les apprentis
en grappe .à ses énaules, qui s'amusaient
prodigieusement.*
Les autres voulaient s'interposer, rai-
sonner l'enfant et le tirer à l'écart. Gar-
bille lançait ses poings à droite et à
gauche, dans le tas, à tout ce qui appro-
chait, sans cesser de cracher au fils d'Irma
en pleine face, des injures atroces. Et
Désiré, plus blanc qu'un linge, hagard,
ses prunelles pâles allumées dy.n reflet
d'acier, se ruait en avant, trépignait,
tremblait comme fou.
— Tais-toi ! criait-il encore. Tais-toi !
Mais tais-toi donc 1
On ne put le retenir, on n'eut pas même
le temps de voir : il avait bondi, tête
baissée, le cercle qui les pressait s'était
rompu, et au milieu Garbille, renversé
sur le dos, râlait, battait le plancher de
ses talons; lui, accroupi dessus, le serrait
à la gorge.
Julot et sa bande applaudissaient au
milieu du tumulte : « Bravo ! laissez-les
faire, qu'ils se mangent le nez.! »
Tbut de suite on s'était jeté sur eux.
Garbille, à demi suffoqué, au lieu de re-
pousser son ennemi, le pressait contre sa
poitrine afin de l'étouffer. Il fallut quatre
hommes pour le maintenir, pendant que
deux des plus robustes suaient et hale-
taient à arracher une à une les dix griffes
plantées dans sa chair et qu'un autre en-
core se décidait à serrer le cou à Désiré
jusqu'à ce qu'enfin il lâchât prise et,
brisé tout d'un coup, s'abandonnât aux
bras qui l'emportaient.
L'ancien,fort mal "accommodé,se laissait
emmener vers la pompe. En passant,ils
se retrouvèrent un moment face à face et
leurs regards, terribles, se heurtèrent.
Tous deux s'étaient redressés ensemble,
dans un même défi. De sa voix encore
étranglée et sifflante, avec son geste dé-
traqué par l'absinthe, Garbille bredouilla :
« Lazare ! Lazare! »
• - Tu veux donc que je te tue? cria Dé-
siré.
Et il se raidit contre l'étreinte qui le
maintenait. Cette révolte brisa ses der-
nières forces. On dut l'asseoir sur une
chaise ; il s'affaissa, s'écroula. Son front
heurta ses genoux, il couvrit sa tête de ses
mains. Et il répétait en sanglotant :
—• Tuez-moi donc, par charité ! c'est
moi qu'il faut tuer.
xi
Désiré fut épouvâhté. Quelqu'un qu'il
avait connu jadis, ramassé par une
femme sur le pavé sanglant de la rue,
avait eu une colère pareille, une effroya-
ble colère blanche, prête à tout, en ap-
prenant de quel métier sa maîtresse le
nourrissait : mais celui-là, c'était le pire
des misérables, le ramacha rejeté au
ruisseau par la cousinerie aux Coustè-
nailles, le souffre-douleur de la mère
Sapin, vivant de charité depuis sa pre-
mière goutte de lait, - jusqu'à tomber à
la charité des filles ! — enfant de vice et
de honte, voué par sa naissance à tout
opprobre et à tout mal; c'était enfin le
honteux et le maudit dont il entretenait
Justin Bêmare, en leur première ren-
contre, .comme d'un étranger, dont il
contait alors les souffrances, les misères
et les abjections, comme on se rappelle
les tourments confus d'un mauvais rêve.
Il s'était accoutumé à le croire mort ;
et libre, heureux, aimé, entré dans une
vie nouvelle, depuis longtemps il l'ou-
bliait, quand tout à coup, voilà que cet
être sans nom surgissait, dans toute la
violence de ses instincts de mal faire que
ni le travail, ni le bonheur, ni l'amitié,
ni l'amour ne pouvaient parvenir - à
dompter.
Enfermé dans sa chambre, blotti loin
de la fenêtre close, ainsi qu'un criminel
que jamais assez de solitude n'enveloppe,
assez d'ombre ne cache, Désiré abandon-
nait à d'affreuses terreurs sa pauvre âme
faible. Il se rongeait de pensées et de sou-
venirs. Les poings sur les paupières, dans
la nuit qu'il se faisait, Garbille, gisant,
tendait vçrs lui sa face convulsée, ha-
garde, ses yeux sortis du front et qu'effa-
raient l'ivresse, la colère et la peur. Et
cette image le terrifiait ; mais une autre
bien plus encore : une autre qu'en rele-
vant la tête il retrouvait en l'ace de lui,
dans un miroir vers lequel il n'osait éten-
dre le bras pour le retourner contre la
muraille ou pour l'écarter, par l'horrible
crainte de VQir l'homme au regard fixe,
qui avait ses propres traits dans un visage
pâle et bouleversét reproduire silencieu-
sement son geste et allonger sa main sur
la sienne, le toucher, le ressaisir.
Des frissons qui passaient jusqu'à l'ex-
trémité de ses doigts l'épouvantaient, il
y croyait sentir le frémissement des vo-
luptés du meurtre : car il aurait tué, si
on l'avait laissé faire. Il avait voulu tuer.
Il se revoyait sur sa victime, accroupi,
jouissant, comme une bête, d'une sorte
d'assouvissement farouche. Ses mains,
par instants encore, se crispaient, fu-
rieuses. Elles conservaient la sensation
de leur étreinte sur la chair que tout à
l'heure elles essayaient de broyer. Une
sueur froide perlait alors à la racine de
ses cheveux ; il lui semblait que la folie
lui posait sa griffe sur le crâne. Et, l'o-
reille tintante des sinistres prédictions
de la mère Sapin, il se dit que s'il avait
rêvé, c'était justement depuis le jour où
il croyait s'affranchir du passé et rompre
avec lui-même ; le refus de la mère de
Mélie lui sonnait l'heure du réveil, et,
debout en sursaut après une trop courte
halte, il venait de se remettre en marche
dans la voie de sa destinée.
La ruine de ses espérances ne soule-
vait d'ailleurs en lui ni désespoir ni ré-
volte. Toutes ses énergies étaient brisées.
Il ne se résignait point, il subissait. Il
demeurait courbé sous une loi juste'
sous une sentence fatale, attendue, gui
ne pouvait point le surprendre. De quel
droit se permettait-il d'espérer? Et si sa
pensée se tournait encore vers Mlle Pe-
titbon, c'était dans un sentiment d'hu-
milité tranquille, pour lui demander
pardon de n'avoir pas craint d'élever ses
regards et sa voix jusqu'à elle du fond
de son indignité.
Cependant une torpeur lourde l'en-
vahissait. Son cerveau s'engourdit. Il
était tombé sur son lit, il y demeura
deux jours étendu, anéanti, esperant la
mort.
Le troisième jour, au matin, le bruit
de sa porte ouverte réveilla. Il se dressa
sur son séant et vit venir à fclui une des
vieilles barbes de l'atelier, le père Eus-
tache;-qui lui souriait et lui tendait la
main. Le sommeil l'avait apaisé et rafraî-
chi; il se sentait seulement un peu
brisé, awc une langueur dans tous les
menées. Cette visite le toucha ; à tra-
jets les étonnroents du réveil, il figit
par entendre que le père Eustache ve-
nait comme en député; tout l'atelier
s'inquiétait de son absence. Des larmes
douces lui montèrent aux yeux ; mais
elles se séchèrent à l'idée de retourner
là-bas, de se montrer parmi les cama-
rades. Oh non! certes, il n'oserait jamais.
— Pourquoi? pour une bataille? Allons-
donc! es-tu fou?
— Peut-être, répondit Désiré. Ou en
passe de le devenir.
Et buté à un mot, ainsi que les enfants
et les êtres faibles, comme le vieux riait
il hocha la tête, gravement :
— Tu verras, tu verras ce que je te dis.
Eustache prit un air demi sérieux:
—Ma foi! petit, te voilà quasiment sur
le chemin, prends-y garde ! Faut soigne.
çà, ajouta-t-il.
Et en homme pratique, depuis long- -
temps revenu de jeunesse, il descendit
prendre chez le marchand de vin une
côtelette et un flacon de rhum.
Désiré mangea; ils burent ensemble.
L'ancien, qui avait une grosse face ré-
jouie et luisante de charbonnier débar-
bouillé, des cheveux plantés bas sur le
front et une forte barbe crépue, le re-
gardait avec de si bons yeux mordre à
l'os de sa côtelette, qu'il lui sembla voir
Coustenaille revenu, heureux comme un
vieux père qui a retrouvé son fiston si
grandi, et qui l'encourageait. Il voulut
se donner une contenance en portant son
verre à ses lèvres, mais il le reposa aus-
sitôt sans avoir bu, prit d'une main la
main du brave homme, sur l'autre ap-
puya son front et se mit à pleurer.
On le laissa faire tant qu'il voulut.
Quand ce fut fini:
- - A la bonne heure ! fit Eustache;
voilà le chagrin qui sort.
Une meurtrissure lui restait, comme
l'endolorissement d'une convalescence-
Il se leva avec des mouvements un peu
alanguis ; et, après s'être longtemps
plongé la tète dans le froid vif d'un ba-
quet jd'eau de pompe, il se laissa docile-,
binent emmener.
GEORGES GLÂTRON
{A futvrej
Prix du numéro à Paris*! 15 sentîmes — Départements: 20 centimes
Mardi 13 Janvier 1885
.- {' ~Et — -
E.
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S'adresser au Secrétaire de la Rédaction
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t,esJfanuscrits non insérès ne seront pas rendus
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Trois mois. t 6 »»
Six mois. 38 »»
lin an. 62 »»
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et 15, Tichborne Stroet, (Café Monico. 2dl
PARIS, i2 JANVIER 1885.
Disons à notre tour quelques mois
d'une lettre de M. Emile Ollivier dont
la plupart de nos confrères se sont oc-
cupés déjà. Réduit au rôle d'homme po-
litique consultant, de temps en temps
il nous envoie, sous une forme ou sous
une autre, le fruit de ses méditations
de la Moulte. Aujourd'hui, par l'inter-
médiaire de M. Darimon et du Figaro,
il nous révèle ce qu'il importerait de
faire dans l'intérét de la République.
La recette est simple d'ailleurs ; elle
consisterait à supprimer le régime par-
lementaire.
Qu'est-ce que le régime parlemen-
taire ? M. Ollivier commence par le dé-
finir très nettement :
« Régime parlementaire, écrit-il, si-
signifie cette forme de gouvernement
dans laquelle le pouvoir est aux mains
de ministres responsables désignés,
soutenus ou renversés par le vote d'un
Parlement. »
Sous une monarchie, M. Emile Olli-
vier reconnaît que le régime parlemen-
taire est indispensable : « C'est le re-
mède à l'existence d'une royauté ou
d'un empire, le moyen pratique d'en-
lever sans révolution la conduite d'un
peuple à l'intelligence limitée, à la vo-
lonté tôt ou tard défaillante d'un seul.
De là sa légitime popularité, que ses ré-
sultats civilisateurs justifient. »
Mais sous une République il en va
tout autrement: le régime parlementaire
fait non pas du bien, mais du mal ; non
seulement on peut le détruire, mais on
le doit. -
« Une République parlementaire est
une contradiction. Où il n'existe plus
de roi ou d'empereur, le svstème par-
lementaire ne se comprend' plus. Régi-
me parlementaire et République sont
logiquement incompatibles. Je ne parle
pas, bien entendu, de la plaisante Répu-
blique sous laquelle nous vivons, qui
est à la fois une fausse République et
une fausse monarchie; je parle d'une
République sérieuse. Dans une Républi-
que sérieuse, le président est actif et
responsable. Dèslors, nons eulement les
ministres peuvent ne pas dépendre du
vote du Parlement, mais il faut qu'ils en
soient indépendants, et que, comme
aux Etats-Unis, ils soient pris en dehors
des Chambres. Sans quoi le président
cesse d'être actif et responsable, l'on
sort de la République vraie, et l'on re-
vient à la monstruosité actuelle d'un
président irresponsable. La République
ne doit pas être parlementaire. »
Un président responsable et des mi-
nistres irresponsables, choisis par lui,
révocables par lui seulement; un Par-
lement dont le rôle se borne à voter les
lois, mais sans contrôle sur les actes du
pouvoir exécutif, car nous ne supposons
pas que M. Emile Ollivier prétende
aller jusqu'à supprj toute représen-
tation nationale : tel est le programme
républicain de l'ancien ministre de l'Em-
pire. Il invoque l'exemple de l'Amérique
dont la situation a si peu de ressem-
blance avec celle de notre pays.
Nous doutons que les conseils de M.
Emile Ollivier aient de grandes chances
d'être accueillis, et c'est pourquoi nous
nous dispenserons de discuter longue-
ment ses théories. Nous connaissons
fort bien les inconvénients du régime
parlementaire, et dans ce régime, nous
en convenons, les ministres sont sou-
vent trop dociles à l'a majorité; trop sou-
vent aussi on les change par la seule
raison qu'ils ont cessé de plaire. Mais
il faut ici-fras prendre toutes-choses
avec leurs inconvénients comme avec
leurs avantages. Nous n'avons jamais
pris fort au sérieux l'Empire libéral, et
l'Acte additionnel de 1815 ne nous a ja-
mais paru qu'une comédie. Nous nous
méfions, et très fort, des présidents
« responsables » qui ont entre leurs
mains toute l'autorité effective ; nous
avons appris par expérience que ce qui
est au bout, c'est cette dictature dont
aujourd'hui encore l'auteur de la lettre
à M. Darimon déclare ne pas vouloir.
N'en déplaise à M. Emile Ollivier, la
troisième République restera parlemen-
taire, et elle fera bien.
V CHARLES BIGOT.
————— ,—————
Nouvelles parlementaire
Si, comme tout le donne à penser, la
Chambre commence ses délibérations mardi,
on s'occupera immédiatement de la fixation
de l'ôrdra- du jour.
Trois interpellations y figurent: l'une sera
déposée dès la rentrée ; elle porte sur les
causes de la retraite du général Campenon.
Ou ne sait pas encore de qui elle émane ;
mais il y a lieu de s'attendre à un débat im-
portant. Le nouveau ministre de la guerre
prendra évidemment la parole«et ses. décla-
rations relatives aux atlaires du Tonkin pré-
senteront le plus vif intérêt. Il ne Deut pas
faire moins que d'éclairer la Chambre et le
nays sur la situation actuelle en Chine et
sur les mesures militaires qu'il est décidé à
prendre.
Les deux autres interpellations ont été dé-
posées avant la clôture de la session : l'une
émane de M. Delafosse et porte sur les af-
faires d'Egypte. Vu les négociations qni sont
actuellement engagées entre les puissances,
le ministre des aflaires étrangères, forcé de
garder la plus grande réserve, demandera
l'ajournement de la discussion.
Quant à l'autre interpellation, elle émane
de M. Laguerre, qui veut provoquer les ex-
plications du ministre de l'intérieur sur la
présence d'agents provocateurs dans la po-
lice. On se souvient qu'elle avait été ajour-
née par suite d'une indisposition de M.
Waldeck-Rousseau.
Une fois ces interpellations discutées, il
restera à fixer l'ordre dans lequel viendront
en délibération les diflérentes- questions qui
sont à l'ordre du jour de la Chambre. Plu-
sieurs d'entre elles sont d'une haute impor-
tance et demandent à être rappelées :
Budget extraordinaire de 1885 ;
Projet sur les incompatibilités ;
Projet sur le recrutement;
Projet relatif aux droits sur les céréales et
les bestiaux;
Proposition relative au rétablissement du
scrutin de liste ;
Proposition-relative aux rapports des Egli-
ses et de l'Etat ;
Revision du Code d'instruction criminelle ;
Extension de la compétence des juges de
paix, etc.
En voilà plus qu'il n'en faut pour occuper
la session de 1885.
L. 11.
LE PLAN DE CAMPAGNE
Si la Chambre recommence à partir de
demain le cours régulier de ses séances,
il paraît vraisemblable que le gouverne-
ment sera interpellé au sujet de la dé-
mission du général Campenon ou plutôt
sur les mesures militaires que compte
prendre le nouveau ministre de la guerre;
car au fond c'est sur ce dernier point que
l'opinion publique demande à être éclai-
rée.
La Chambre siégera-t-elle ? L'interpel-
lation aura-t-elle lieu ? Les avis sont par-
tagés. Nous ne tarderons pas à être fixés
à cet égard.
,f
Quoi qu'il en soit, on commence à
connaître de façon plus précise le pro-
gramme que le nouveau ministre de la
guerre entend suivre au Tonkin, le plan
de campagne qu'il aurait adopté de con-
cert avec le président du conseil d'une
part et les commandants des forces mi-
litaires et navales d'autre part.
Le plan est bien tel que je l'avais tracé
tians ses grandes lignes ces jours der-
niers, si nos renseignements sont exacts,
ce dont je n'oserais pas répondre. Il se
diviserait en deux parties et serait exé-
cuté en deux périodes.
- Voici la première partie :
Le corps expéditionnaire emploiera les
mois de janvier, de fevrier et la moitié de
mars à nettoyer le Tonkin des bandes de
pirates et à refouler au delà des frontiè-
res les troupes impériales.
A cet effet, trois colonnes seraient for-
mées : l'une, partant des cantonnements
de Chu, aurait pour objectif Langson et
That-Kê. Le général de Négrier en hura
le commandement. Une fois maître de
ces deux points, le général de Négrier
assurera des communications avec Phu-
Lan-Gian, base des opérations, au moyen
d'un chemin de fer Decauville. Une des
grosses difficultés du moment est le ra-
vitaillement des colonnes. Les moyens
de transport rapides font défaut ; on y
supplée tant bien que mal — plutôt mal
que bien — par des coolies qui suivent
les troupes et transportent à dos d'hom-
mes les approvisionnements de toute na-
ture. On conçoit aiségasnt queile compli-
cation résulte de la présence de cette
armée de porteurs et quel trouble ils
peuvent jeter parmi les troupes s'il sur-
vient une panique, comme cela eut lieu à
l'affaire de Bac-Lé.
Il y a donc urgence à remédier à cet
état de choses, et je constate avec plaisir
qu'on y songe.
Pendant que le général de Négrier mar-
chera sur Langson, une autre colonne,
prenant appui sur la citadelle de Thaï-
Nguyen, poussera en avant jusqu'à CdO-
bang dont elle s'emparera, et s'établira
près du lac Ba-Bé.
A en juger par les attaques multiples
qui ont été dirigées contre la garnison de
liiaï-Nguyen ces dernières semaines, il y
aura un effort vigoureux à faire de ce
côté pour déloger les troupes chinoises,
devenues très audacieuses dans leurs at-
taques.
Enûn une troisième colonne aura mis-
sion de se porter vers Thaï-Thu, sur le
fleuve Rouge, et de s'y fortifier en atten-
dant qu'il soit possible de pousser jus-
qu'à Laokaï, ce qui ne saurait avoir lieu
quant à présent.
Entre temps, des colonnes volantes, dé-
tachées de Hong-Hoa et Sontay, de Bac-
Ninh. et de Nam-Dinh, battront les
abords de ces places et donneront la
chasse aux pirates. Nam-Dinh sera l'ob-
jet d'une surveillance toute particulière,
en raison des communications directes
que les mandarins de Hué entretiennent
dans ces parages au moyen de compar-
ses envoyés de l'Annam.
On estime que les différentes opéra-
tions qui constituent la première partie
du programme ministériel seront ter-
minées vers la mi-mars.
A ce moment, tousles renforts expédiés
de France seront arrivés à destination.
L'amiral Courbet sera libre de ses mou-
vements à Formose, tout le donne à pen-
ser, et une partie de ses troupes de terre
deviendront disponibles. C'est alors que
sera mise à exécution la seconde partie
du plan de campagne.
Le général en chef laisserait au Tonkin
douze à quinze mille hommes pour veil-
ler à la sécurité du pays; cet effectif
semble suffisant pour parer aux difficultés
du moment, en admettant que les Chi-
nois essayent de tenter un retour offensif
dans le Delta, ce qui leur sera assez ma-
laisé, puisque nous raisonnons dans
ilnypotb-èse oii les portes du Tonkin se-
llent en notre pouvoir.
Avec le reste des troupes, le général en
chef irait porter là guerre sur le terri-
toire chinois. Mais ici il y a une lacune
dans les renseignements fournis. Il est
fort inutile de préciser davantage quant à
présent, et je na suppose pas que le mi-
nistre de la guerre, si tant est qu'il ait à
s'expliquer, soit disposé, à en dire plus
long. Ce que l'on sait, ce que l'on peut
dire, c'est que cette diversion, où qu'elle
se fasse, obligera la Chine à rappeler ses
troupes du Tonkin, si elle veut accepter
la lutte sur son propre territoire, ou bien
à reconnaître les faits accomplis, ce qui
est plus probable.
Ce qui est certain encore, c'est que la
flotte, comme je l'indiquais hier, coopé-
rera à cette opération et y jouera sans
doute le rôle principal. Aussi bien l'ami-
ral Courbet n'a cessé dans ses rapports
d'insister sur l'inefficacité du blocus de
Formose au point de vue du résultat
final et sur la nécessité d'agir sur un
point plus vulnérable de la côte chinoise.
A maintes reprises, il a fourni à cet égard
des indications très nettes, dont on a eu
grand tort de ne pas tenir compte.
Avant d'engager cette action qui paraît
devoir être décisive, sera-t-il nécessaire
de procéder à une déclaration de guerre
en bonne forme ? On affirme que le gou-
vernement a déjà envisagé cette éventua-
lité et que des ordres sont donnés dès à
pl-ifcnt potfV que l'amiral Courbet, aussi-
tôt qu'il se sera rendu maître de Tamsui,
envoie au gouvernement chinois un
ultimatum dont le refus aurait pour
conséquence la déclaration officielle des
hostilités.
A cet égard, je ne sais rien de positif;
mais le départ de Shanghaï de M. Pate-
nôtre avec tous les membres de la léga-
tion semble indiquer que le gouverne-
ment prend ses dispositions en vue d'une
déclaration de guerre..
D'après les dernières dépêches, M. Pa-
tenôtre a reçu l'ordre de se rendre à Ke-
lungoù il aura une entrevue avec l'ami-
ral Courbet, et où, sans' doute, seront
concertées les dernières résolutions à
prendre pour se mettre en règle avec la
cour de Pékin au point de vue diploma-
tique.
Voilà ce qui se dit des projets du gou-
vernement ; voilà tout au moins ce qu'on
en peut dire.
Tout cela est-il l'expression même de
la vérité? Encore un coup, je ne pré-
tends pas être complètement dans le se-
cret du ministre de la guerre ; mais tout
cela paraît très vraisemblable. J'ajoute
que les mesures projetées ont toute
l'apparence d'un plan bien conçu, étudié
avec prudence,-et qui sera exécuté avec
vigueur et rapidité, nous n'avons au-
cune raison d'en douter.
Louis HENRIQUS K
Cr
ÇA ET LA
Vous vous rappelez — vaguement,
sans doute; car je ne sais plus moi-
même de quoi il s'agissait au juste —
vous vous rappelez la révolte qui éclata,
l'an dernier, au lycée Louis-le-Grand.
Il y eut à cette époque, dans la presse,
une levée de boucliers contre le mal-
heureux proviseur, M. Gidel. Il est bien
entendu que nous nous abstînmes, ici,
d'y prendre part. Ce n'est pas seule-
ment parce que M. Gidel était notre ca-
marade; ce n'est pas même non plus
parce que nous le savions homme de
sens, homme d'esprit et très digne des
fonctions délicates que l'Université a re-
mises entre ses mains. C'est aussi, c'est
surtout parce que nous sommes persua-
dés, Bigot et moi, que l'intervention du
journalisme, en ces sortes d'affaires, est
mortelle à la discipline.
Jamais nous ne nous y sommes mêlés,
l'un et l'autre, que pour conseiller aux
élèves la soumission, qui est le pre-
mier devoir et de leur âge et de leur
métier.
Des griefs, eh ! mon Dieu ! l'on en a
toujours, et qui paraissent les plus sé-
rieux du monde. Mais le collège, on l'a
dit plus d'une fois , est l'image de la
vie ; et la vie, hélas ! n'est pas tou-
jours l'image de la justice.
Il faut que les enfants s'habituent,
dès le lycée, à voir que le monde, où
ils sont appelés à vivre, est tout plein
de passe-droits, de déboires immérités,
de déceptions imprévues, et, pour tout
dire d'un mot, de monstrueuses ini-
quités.
Je ne demande assurément pas que
l'on se montre, de parti pris, injuste
envers les écoliers, pour le seul plaisir
de les endurcir à l'inj ustice. Ce serait
là une exagération absurde.
Et cependant, ne croyez pas que-cette
exagération n'ait jamais été pratiquée
dans l'éducation. M. Eugène Manuel a
symbolisé, dans une excellente pièce
de vers, ce système d'éducation, venu
de l'Orient, le pays de la grâce.
Il raconte qu'un jour à Bagdad des
enfants, échappés de l'école, trou-
vent un sac de noix, se jettent dessus,
et qu'une horrible mêlée ne tarde pas
à s'engager entre eux : car les plus
forts veulent tout prendre, et les autres
réclament un partage égal.
Comme les coups de poing et les
coups de pied étaient en train de pleu-
voir, voilà qu'un derviche passe, barbe
blanche,
Soutenant d'un bâton sa vieillesse qui penche,
Tête nue, œil brillant, le dos maigre et voûté,
La besace à l'épaule et la gourde au côté.
Il aperçoit la lutte, il s'approche ; il gourmande,
Et sépara à la fin les enfants, et demande
La cause du débat ; il l'apprend et sourit.
Il leur propose de partager lui-même
ces noix qui font l'objet du débat. Tous
acceptent.
Alors, tandis que tous l'entouraient à la fois,
Le bon derviche ouvrit tout grand le sac de noix,
Et gravement, de l'air convaincu des apôtres,
Il donna tout aux uns, ne laissant rien aux au-
.[ tres.
Puis, les yeux vers le ciel, son bâton à la main,
Câlins et d'un pas égal, il reprit son chemin.
Le poète ne dit pas ce que pensèrent
de cette répartition bizarre les enfants
de Bagdad, ni ce qu'ils firent à la suite.
Peut-être se résignèrent-ils ; car ils
étaient les- fils de l'Orient, et le dernier
mot de toute sagesse, pour eux, c'est
celui du fatalisme musulman : C'était
écrit.
Les écoliers d'Occident n'eussent pas
été peut-être de si facile composition.
Le sentiment de la justice violée eût
crié au fond de leurs cœurs et eût armé
leurs bras. Je crois que, dans l'éduca-
tion, il faut, autant que l'on peut, faire
preuve avec les élèves d'une inaltéra-
ble équité. Mais alors même que, par la
faute des circonstances, cette équité se
trouve blessée d'une façon quelconque,
il est bon de leur dire nettement :
— Vous en verrez bien d'autres plus
tard 1 Durcissez dès à présent votre
peau trop tendre aux coups du sort.
Apprenez par votre propre expérience
,
qu'en ce monde on est souvent malheu-
reux sans l'avoir mérité, ci que la grêle.
ne tombe pas toujours sur les moissons
des mécréants.
C'était, dans l'histoire de cette ré-
volte scolaire, M. Gidel qui avait toute
raison. Le ministre, et il faut lui en
savoir gré, car c'est un courage qui de-
vient rare chez nos gouvernants, eut le
bon sens de donner tort aux élèves en
rébellion, et de maintenir contre eux le
proviseur, qui avait su lui-même tenir,
tête à l'orage.: ,
Bien lui en a pris d'avoir déployé
cette fermeté. Les élèves et les parents,
une fois la première heure d'efferves-
cence passée, ont reconnu d'eux-mêmes
la vanité de leurs récriminations et se
sont de nouveau serrés autour de l'ho:
norable proviseur.
Et savez-vous ce qui est arrivé ?
M. Gidel vient d'être promu, dans
l'ordre de la Légion d'honneur, au grade
d'officier.
Tout aussitôt l'idée vint aux élèves
d'oflrir à leur chef, en témoignage de
leur reconnaissance et de leur joie, une
croix en brillants pour le féliciter de sa
promotion.
Trois élèves de la cour des grands
furent délégués pour faire la collecte :
on recueillit une somme assez considé-
rable, ou acheta la croix en question, et
l'on s'en fut, en députation, au cabinet
du proviseur, la lui offrir au nom de
tous les élèves du lycée.
Le rkétoricien qui m'envoie ces dé-
tails ne néglige pas de me donner ce
détail piquant :
« Nous lui piquâmes, me dit-il, un
petit laïus bien senti, si bien senti
même qu'il en a versé des larmes. On
eût dit du veau »
Ai-je besoin d'expliquer à mes lec-
teurs, qui ont tous passé par le lycée,
ce qu'on entend par ces mots cabalisti-
ques :
Piquer un laïus ?
Peut-être ne savez-vous pas l'étymo-
logie de cette locution née sur les hau-
teur du quartier Latin ?
Quand une épreuve de composition
française fut imposée par un nouveau
règlement aux candidats à l'Ecole po-
lytechnique, le premier sujet de dis-
cours que l'on proposa aux élèves les
obligeait de faire parler Laïus s'adres-
sanl à ses fils. -
Le verbe piquer était à la mode en
ce temps-là ; on disait piquer un chien,
piquer un soleil, piquer.un renard, pi-
quer une tête, été., etc. Les élèves di-
rent par analogie : piquer un laïus.
C'est du moins l'étymologie qui m'a
été fournie par les vieux de la vieille
dans l'Université. Si l'on en connaît
une autre, je ne demande pas mieux
que de 1 admettre.
M. Gidel y est naturellement allé
aussi de son petit laïus. J'aime à croire
qu'il a levé les punitions s'il s'en trou-
vait quelqu'une ce jour-là, et qu'il a
dû se répéter le vers mélancolique de
Déranger :
Que les esprits et les flots sont changeants!
* -
* *
Je suis toujoursélormé quand je vois
se produire certaines réclamations. La
vie provinciale donne aux plus petits
détails une extraordinaire importance,
et ce sont, à propos de rien, des haines
corses, des haines à la fois ardentes et
tenaces.
Feuilleton du XIX- SIÊCLB
Du 13 janvier 1885
LAZARE
t x
suite
On le laissa. On fit taire Julot qui na-
sillait une complainte, et qui se rasa
comme un chien hargneux chassé vers
sa niche à coups de souliers. Les con-
versations reprirent, d'un ton tranquille,
coupées de longues pauses durant les-
quelles il ne se faisait plus d'autres bruits
que le tac-tac des paquets dressés sur le
marbre ou le grêlement continu des types
se distribuant dans les cassetins.
Mais la porte s'ouvrit : tous les nez se
levèrent, tout le mouvement de l'atelier
resta supendu,
-Tu t'amènes, toi? fit un gamin. T'es
dans un propre état, mon pauvre vieux 1
Quelqu'un s'avança vers Désiré, lui
toucha l'épaule. Il tressaillit, se retourna,
ouvrit de grands yeux vides et tout à
coup sauta sur ses pieds : c'était Gar-
bille. Un Garbille presque méconnais-
sable, hâve, le teint plombé, l'œil mort,
les traits brouillés sous ses cheveux gris
en désordre; mais Désiré ne remarqua
pas cela tout d'abord; il ne vit qu'une
chose : c'était Garbille.
-,;.. -Ah! fil-il. d'un ton de reproche
amer, te voilà donc à présent?
Et son cœur se brisait à la pensée qu'il
avait manqué de patience, que peut-être
Reproduction interdite aux journaux qui n'ont
pas traité, avec la Société desfTens do lettres.
Droit de traduction réservé.
le vieux, si malin et qui l'aimait, aurait
trouvé les vraies paroles à dire pour se
faire écouter et pour convaincre la mère
de Mélie.
Soudain il fit un geste en arrière :
— Qu'est-ce qui te prend donc, l'an-
cien ?
L'ancien venait sur lui, le poussait du
ventre et se grandissait, blanc de colère,
en bégayant : « Oui, me v'là. Je te gêne ?
Tu as honte, à présent. C'est comme ça
que tu t'inquiètes des camarades, toi
aussi, et que tu les laisses aux pinces
des sergents de ville. »
Sa parole s'empâtait : il promena ses
doigts sur son front comme pour y ramas-
ser ses idées.
Tout le monde quittait l'ouvrage et
s'approchait.
— Méfie-toi, petit, dit quelqu'un, il a
son œil vert. C'est l'absinthe.
- C'est une nuit de poste, cria Bec-à-
Vin. Les amis s'en sont tirés tous, tous.
et ce crapaud-là avec sa donzelle.
— Ah I vieux, tais-toi! fit Désiré violem-
ment.
Mais l'autre, avec une obstination ra-
geuse d'ivrogne :
-Je me tairai si ça me plaît !
Et la figure bouleversée, agitant ses
bras le long de ses flancs, comme pour
secouer sa colère :
— Si ça me plaît, tu entends bien ? et
quand ça me plaira.
Il se mit à brailIer
— Les lits de bois, vois-tu, c'est pas
mon ordinaire. Le fils de mon père n'est
pas né là-dessus. enfant de.
- Ah: Bec-à - Vin, je t'ai dit de te taire.
- Kss! kss! mords là, faisait Julot
grimpé sur unes table, avec les apprentis
en grappe .à ses énaules, qui s'amusaient
prodigieusement.*
Les autres voulaient s'interposer, rai-
sonner l'enfant et le tirer à l'écart. Gar-
bille lançait ses poings à droite et à
gauche, dans le tas, à tout ce qui appro-
chait, sans cesser de cracher au fils d'Irma
en pleine face, des injures atroces. Et
Désiré, plus blanc qu'un linge, hagard,
ses prunelles pâles allumées dy.n reflet
d'acier, se ruait en avant, trépignait,
tremblait comme fou.
— Tais-toi ! criait-il encore. Tais-toi !
Mais tais-toi donc 1
On ne put le retenir, on n'eut pas même
le temps de voir : il avait bondi, tête
baissée, le cercle qui les pressait s'était
rompu, et au milieu Garbille, renversé
sur le dos, râlait, battait le plancher de
ses talons; lui, accroupi dessus, le serrait
à la gorge.
Julot et sa bande applaudissaient au
milieu du tumulte : « Bravo ! laissez-les
faire, qu'ils se mangent le nez.! »
Tbut de suite on s'était jeté sur eux.
Garbille, à demi suffoqué, au lieu de re-
pousser son ennemi, le pressait contre sa
poitrine afin de l'étouffer. Il fallut quatre
hommes pour le maintenir, pendant que
deux des plus robustes suaient et hale-
taient à arracher une à une les dix griffes
plantées dans sa chair et qu'un autre en-
core se décidait à serrer le cou à Désiré
jusqu'à ce qu'enfin il lâchât prise et,
brisé tout d'un coup, s'abandonnât aux
bras qui l'emportaient.
L'ancien,fort mal "accommodé,se laissait
emmener vers la pompe. En passant,ils
se retrouvèrent un moment face à face et
leurs regards, terribles, se heurtèrent.
Tous deux s'étaient redressés ensemble,
dans un même défi. De sa voix encore
étranglée et sifflante, avec son geste dé-
traqué par l'absinthe, Garbille bredouilla :
« Lazare ! Lazare! »
• - Tu veux donc que je te tue? cria Dé-
siré.
Et il se raidit contre l'étreinte qui le
maintenait. Cette révolte brisa ses der-
nières forces. On dut l'asseoir sur une
chaise ; il s'affaissa, s'écroula. Son front
heurta ses genoux, il couvrit sa tête de ses
mains. Et il répétait en sanglotant :
—• Tuez-moi donc, par charité ! c'est
moi qu'il faut tuer.
xi
Désiré fut épouvâhté. Quelqu'un qu'il
avait connu jadis, ramassé par une
femme sur le pavé sanglant de la rue,
avait eu une colère pareille, une effroya-
ble colère blanche, prête à tout, en ap-
prenant de quel métier sa maîtresse le
nourrissait : mais celui-là, c'était le pire
des misérables, le ramacha rejeté au
ruisseau par la cousinerie aux Coustè-
nailles, le souffre-douleur de la mère
Sapin, vivant de charité depuis sa pre-
mière goutte de lait, - jusqu'à tomber à
la charité des filles ! — enfant de vice et
de honte, voué par sa naissance à tout
opprobre et à tout mal; c'était enfin le
honteux et le maudit dont il entretenait
Justin Bêmare, en leur première ren-
contre, .comme d'un étranger, dont il
contait alors les souffrances, les misères
et les abjections, comme on se rappelle
les tourments confus d'un mauvais rêve.
Il s'était accoutumé à le croire mort ;
et libre, heureux, aimé, entré dans une
vie nouvelle, depuis longtemps il l'ou-
bliait, quand tout à coup, voilà que cet
être sans nom surgissait, dans toute la
violence de ses instincts de mal faire que
ni le travail, ni le bonheur, ni l'amitié,
ni l'amour ne pouvaient parvenir - à
dompter.
Enfermé dans sa chambre, blotti loin
de la fenêtre close, ainsi qu'un criminel
que jamais assez de solitude n'enveloppe,
assez d'ombre ne cache, Désiré abandon-
nait à d'affreuses terreurs sa pauvre âme
faible. Il se rongeait de pensées et de sou-
venirs. Les poings sur les paupières, dans
la nuit qu'il se faisait, Garbille, gisant,
tendait vçrs lui sa face convulsée, ha-
garde, ses yeux sortis du front et qu'effa-
raient l'ivresse, la colère et la peur. Et
cette image le terrifiait ; mais une autre
bien plus encore : une autre qu'en rele-
vant la tête il retrouvait en l'ace de lui,
dans un miroir vers lequel il n'osait éten-
dre le bras pour le retourner contre la
muraille ou pour l'écarter, par l'horrible
crainte de VQir l'homme au regard fixe,
qui avait ses propres traits dans un visage
pâle et bouleversét reproduire silencieu-
sement son geste et allonger sa main sur
la sienne, le toucher, le ressaisir.
Des frissons qui passaient jusqu'à l'ex-
trémité de ses doigts l'épouvantaient, il
y croyait sentir le frémissement des vo-
luptés du meurtre : car il aurait tué, si
on l'avait laissé faire. Il avait voulu tuer.
Il se revoyait sur sa victime, accroupi,
jouissant, comme une bête, d'une sorte
d'assouvissement farouche. Ses mains,
par instants encore, se crispaient, fu-
rieuses. Elles conservaient la sensation
de leur étreinte sur la chair que tout à
l'heure elles essayaient de broyer. Une
sueur froide perlait alors à la racine de
ses cheveux ; il lui semblait que la folie
lui posait sa griffe sur le crâne. Et, l'o-
reille tintante des sinistres prédictions
de la mère Sapin, il se dit que s'il avait
rêvé, c'était justement depuis le jour où
il croyait s'affranchir du passé et rompre
avec lui-même ; le refus de la mère de
Mélie lui sonnait l'heure du réveil, et,
debout en sursaut après une trop courte
halte, il venait de se remettre en marche
dans la voie de sa destinée.
La ruine de ses espérances ne soule-
vait d'ailleurs en lui ni désespoir ni ré-
volte. Toutes ses énergies étaient brisées.
Il ne se résignait point, il subissait. Il
demeurait courbé sous une loi juste'
sous une sentence fatale, attendue, gui
ne pouvait point le surprendre. De quel
droit se permettait-il d'espérer? Et si sa
pensée se tournait encore vers Mlle Pe-
titbon, c'était dans un sentiment d'hu-
milité tranquille, pour lui demander
pardon de n'avoir pas craint d'élever ses
regards et sa voix jusqu'à elle du fond
de son indignité.
Cependant une torpeur lourde l'en-
vahissait. Son cerveau s'engourdit. Il
était tombé sur son lit, il y demeura
deux jours étendu, anéanti, esperant la
mort.
Le troisième jour, au matin, le bruit
de sa porte ouverte réveilla. Il se dressa
sur son séant et vit venir à fclui une des
vieilles barbes de l'atelier, le père Eus-
tache;-qui lui souriait et lui tendait la
main. Le sommeil l'avait apaisé et rafraî-
chi; il se sentait seulement un peu
brisé, awc une langueur dans tous les
menées. Cette visite le toucha ; à tra-
jets les étonnroents du réveil, il figit
par entendre que le père Eustache ve-
nait comme en député; tout l'atelier
s'inquiétait de son absence. Des larmes
douces lui montèrent aux yeux ; mais
elles se séchèrent à l'idée de retourner
là-bas, de se montrer parmi les cama-
rades. Oh non! certes, il n'oserait jamais.
— Pourquoi? pour une bataille? Allons-
donc! es-tu fou?
— Peut-être, répondit Désiré. Ou en
passe de le devenir.
Et buté à un mot, ainsi que les enfants
et les êtres faibles, comme le vieux riait
il hocha la tête, gravement :
— Tu verras, tu verras ce que je te dis.
Eustache prit un air demi sérieux:
—Ma foi! petit, te voilà quasiment sur
le chemin, prends-y garde ! Faut soigne.
çà, ajouta-t-il.
Et en homme pratique, depuis long- -
temps revenu de jeunesse, il descendit
prendre chez le marchand de vin une
côtelette et un flacon de rhum.
Désiré mangea; ils burent ensemble.
L'ancien, qui avait une grosse face ré-
jouie et luisante de charbonnier débar-
bouillé, des cheveux plantés bas sur le
front et une forte barbe crépue, le re-
gardait avec de si bons yeux mordre à
l'os de sa côtelette, qu'il lui sembla voir
Coustenaille revenu, heureux comme un
vieux père qui a retrouvé son fiston si
grandi, et qui l'encourageait. Il voulut
se donner une contenance en portant son
verre à ses lèvres, mais il le reposa aus-
sitôt sans avoir bu, prit d'une main la
main du brave homme, sur l'autre ap-
puya son front et se mit à pleurer.
On le laissa faire tant qu'il voulut.
Quand ce fut fini:
- - A la bonne heure ! fit Eustache;
voilà le chagrin qui sort.
Une meurtrissure lui restait, comme
l'endolorissement d'une convalescence-
Il se leva avec des mouvements un peu
alanguis ; et, après s'être longtemps
plongé la tète dans le froid vif d'un ba-
quet jd'eau de pompe, il se laissa docile-,
binent emmener.
GEORGES GLÂTRON
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