Titre : Le XIXe siècle : journal quotidien politique et littéraire / directeur-rédacteur en chef : Gustave Chadeuil
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1885-01-10
Contributeur : Chadeuil, Gustave (1821-1896). Directeur de publication
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Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
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Description : 10 janvier 1885 10 janvier 1885
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Droits : Consultable en ligne
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Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-199
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 09/04/2013
Quinzième année.—^AES—N° 4752
Prix du numéro à Paris* 15 centinas — Départements: 20 centimes
Samedi 10 Janvier 1885
JOUBNAL RÉPUBLICAIN CONSERVATEUR
REDACTION
S'adresser au Secrétaire de la Rédaction
de 2 heures à minuit
2'B. Cadet, lO
;dS Jtanusci-ils non insérés ne seront pas rendue
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DEPARTEMENTS
Trois mois— iû »»
Six mais 32 »»
lIn an. 62 »»
PARIS
Trois mois. 43 M
Six mois 23 »•
D'D,an. 50 »»
Supplément pr l'Etranger (Europe) 1 fr. par trimestre
Les abounemts partent das 1er et 15.'de cha^p" - mois
Régisseurs d!annouces : MM. LAGRANGE, -GiîfiF et au
6, place de la Bourse, ® -
ADMINISTRATION
Adresser les Lettres et Mandats à l'Administratee
IO, rue GadLet, 2.6
; Lettres nm affranchies seront refuem
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37, Charlotte Street, Fitzrqy Square,
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Si le changement est demandé de Paris
ppnr les départements, prière d'ajouter
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PETITE BOURSE DU SOIR
r OiO 79 60,58.
Turc. 15 72.
Egypte 323 75, 324 06.
Barque ottomane. 597 50, 596 53, 597 50.
Panama 476 87.
Extérieure 59 7[32, 1[4.
Actions Rio. 323 12, 324 37.
PARIS, 9 JANVIER 1885.
Tous les journaux de ce matin vont
être faits sur le modèle de la Gazette
des Tribunaux. Le procès de Mme
Clovis Hugues au Palais de Justice, le
combat sauvage et sanglant livré, dans
les bureaux du Cri du Peuple, en pleine
rue de Richelieu, entre les rédacteurs
de ce journal et les deux frères Balle-
rich, — voilà les drames qui se dispu-
tent l'attention. Ne demandons pas au
public de s'occuper, aujourd'hui, d'au-
tre chose.
En vérité, d'ailleurs, nous compre-
nons que l'émotion soit profonde.
C'est qu'il ne s'agit plus ici de meurtres
ordinaires, de vulgaires procès de cour
d'assises, mais d'incidents qu'on doit
considérer comme de graves indices d'un
état moral tout nouveau. L'idée germe
de plus en plus dans un trop grand
nombre de têtes que l'on peut, que l'on
doit se faire justice à soi-même, et voici
que les plus brutales applications de
cette idée entrent couramment dans les
mœurs. Chacun se pense en droit
d'exercer, les armes à la main, ses
propres vengeances ; et, par une con-
séquence naturelle, nombre de gens
vaquent tout armés à leurs aflaircs afin
de se défendre en cas d'agression. Le
revolver de poche est devenu, jour les
Parisiens, d'usage aussi commun que
le porte-cigare ; tous les jours nous
lisons aux faits-divers: « X. tira son
revolver de son paletot, etc. », et cela
semble.aussi naturel que si l'on pariait
d'un parapluie, quoique des ordonnan-
ces et des décrets, aussi connus qu'i-
nobservés, interdisent expressément
l'usage des armes secrètes. On se fait
à ces moeurs, par trop américaines, et
l'un de ces jours nous finirons, si J'on
n'y prend garde, par voir exécuter sur
le boulevard des Italiens la loi de Lynch.
Sur le cas spécial des frères Balle-
rich, un de nos collaborateurs présente
des réflexions qu'on lira ci-après. Nous
ne voulons, ici, qu'appeler l'attention
des esprits politiques ou philosophiques
sur la brutalité de mœurs qui s'intro-
duit dans la société francaise avec une
rapidité presque alarmante. Sans doute
on ne manquera point d'analyser les
causes du phénomène ; elles sont mul-
tiples. Ce que nous nous bernons à
constater, quant à présent, c'est que,
si nous n'arrêtons pas les progrès de
ces mœurs nouvelles, nous tournerons
promptement le dos à la civilisation.
EUG. LIÉBERT.
——————————————! ————————————
Nouvelles du Tonkin
Il est aujourd'hui décidé que la direc-
tion des opérations militaires au Tonkin
appartient su ministre de la guerre. De-
puis hier matin, le général Lewal a pris
en main cet important service.
Il résulte d'une entente entre le minis-
tre de la marine et son collègue que tou-
tes les dépenses relatives à l'expédition
seront ordonnancées par l'administration
de la guerre.
Quant à la marine, elle conserve natu-
rellement le service des transports, soit
par bâtiment:) de l'Etat, soit par bâtim-nts
de commerce. Elle reste en outre chargée
de la direction des opérations militaires
Formose.
Avant de se dessaisir de la direction du
corps expéditionnaire du Tonkin, l'amiral
Peyron a télégraphié au général Brière de
l'Isle pour lui notifier la décision prise
par leconseil des ministres. Il lui a adressé
des félicitations au sujet de son maintien
à la tête du corps expéditionnaire, et l'a
remercié tlu concours dévoué qu'il n'a
cessé de prêter au ministre de la marine
depuis son arrivée au Tonkin.
- il convient d'ajouter que les deux com-
mandants de terre et de mer doivent éta-
blir une entente préalable entre eux pour
les mouvements de la flotte et du corps
expéditionnaire.
*
# *
Quelques journaux ont parlé d'une ré-
volte des coolies employés au service des
transports à Hanoï. Il y a beaucoup d'exa-
gération dans le récit qui a été publié à
ce sujet. La vérité est que quelques vo
leurs se sont introduits la nuit dans le
magasin des subsistances où se trou vaille
commissaire-adjoint chargé du service,
M. Charvin. Ce dernier a été légèrement
blessé. Quelques-uns des malfaiteurs,
qui étaient en effet des coolies, ont été
arrêtés. L'incident n'a d'ailleurs aucune
gravité.
*
* *
M. le capitaine de vaisseau de La Bon-
nemère de Beaumont vient d'être nommé
au commandement de la flottille du Ton-
kin, qui reste placée sousla direction du
général Brière de l'Isle.
- Le commandant de Beaumont a nris
une part active à l'attaque de Bac-Ninh,
avec le bataillon de fusiliers-marins at-
taché à la brigade du général de Négrier.
Il a été nommé capitaine de vaisseau à
la suite de cette brillante affaire.
LOUIS HENRIQUE.
COUPS DÉREYOLVER-
ALI moment même où le jury de la
Seine allait juger cette tragédie san-
glante du Palais de Justice dont Mme
Clovis Hugues est l'héroïne, Paris, hier
matin, a appris à son réveil une autre
tragédie sanglante. Celle-ci a eu pour
théâtre les bureaux d'un journal : le
Cri du Peuple. Deux hommes, les frères
BalIcrich, l'un oîficier de paix dans le
neuvième arrondissement, celui-ci en
uniforme; l'autre, commissaire de po-
lice à Saint-Ouen, armés de revolvers
et de stylets, ont enfoncé la porte du
journal, se sont précipités sur un ré-
dacteur qui, lui aussi, avait ur. revolver.
Une véritable bataille s'est engagée; le
rédacteur du journal a reçu un coup
d'épée et a été effleuré par une balle;
l'officier de paix est tombé atteint de
trois balles, dont l'une avait traversé la
poitrine ; on l'a transporté dans un état
fort grave à l'hôpital Saint-Louis, pen-
dant que son frère, au poste de la rue
Drouot, était en proie à une épouvan-
table crise nerveuse.
On trouvera plus loin les détails de
ce douloureux incident. Je n'en veux
dire ici que l'essentiel. Les deux frères
Ballérich sont les fils de la malheu-
reuse femme assassinée à Grenelle il y a
quelques semaines. Ils aimaient tendre-
ment leur mère; sa mort tragique avait
causé à tous deux une douleur accom-
pagnée d'une grande surexcitation, dont
ils avaient donné mainte preuve. Or, le
6 janvier, le Cri du Peuple publiait un
article contenant le passage suivant :
Mon idée, à moi, une idée bien arrêtée,
basée sur les faits, je vais vous la dire : les
« êtres sinistres » qui « désolent la capitale »
sont tout simolement embauchés au mois
par la préfecture et ne travaillent que sur
son ordre.
Ferry éprouve-t-ildes embarras politiques,
militaires, financiers ou simplement gastri-
ques? Une dépêche fâcheuse arrive-t-elle du
Tonkin? Vite, un beau crime, d' « horribles
détails M, la courageuse intervention de l'ha-
bile Kuehn, les aveux de la victime, l'art es-
tation de plusieurs personnes, parmi les-
quelles ne se trouve JAMAIS le coupable, -
et le tour est joué. C'est le coup de la diver-
sion, appliqué sans vergogne au chouri-
nage.
Dernièrement, les difficultés budgétaires
exigèrent line mesure radicale : il fallait ab.
solument occuper l'opinion. Camescasse,
nouveau Brutus, n'hésita pas à sacrifier la
mère d'un de ses meilleurs acolytes, et, ap-
pelant Gamahut dans son cabinet, lui dit :
« Va, étrangle cette femme et fais-lui son
porte-monnaie. La sécurité de Ferry l'exige.»
Le fils, prévbnu avec tous les ménagements
d'usage, a aussitôr compris l'étendue du de-
voir professionnel; il a courbé la tête en ré-
clamant seulement son avancement rapide,
à titre de compensation.
Du reste, Gamahut a fidèlement exécuté la
commande.
Bien entendu, cela n'est qu'une hypo-
thèse; mais quelle vraisemblance! La police
est attaquée de toutes parts, on discute son
personnel, ses actes, jusqu'à son principe;
le. public commence à comprendre que
cette institution est inutile et même nuisi-
ble., Alors survient un crime retentis-
saut, qui lui rend un peu de prestige. Que
diable 1 il taut bien protéger la société!
C'est, paraît-il, dans l'après-midi de
la journée du 7, avant-hier mercredi,
que les frères Ballerich, tous deux an-
ciens militaires, ont eu, par un ami,
connaissance de cet article où il était
parlé d'eux. Ils ont vu rouge. Le même
soir, à onze heures, ils se présentaient
armés aux bureaux du Cri du Peuple,
ils en forçaient la porte. On sait le
reste.
C'esi à la justice maintenant à con-
naître de ces faits et son enquête est
commencée. Nous n'avons pour notre
part qu'un mot à ajouter. La mode de
se faire justice soi-même au lieu de
faire appel £ la protection de la loi pé-
nètre dans nos mœurs d'une façon cha-
que jour plus inquiétante. Ce ne sont
plus des femmes seulement, affolées
par la passion, de simples particuliers,
qui vengent eux-mêmes leurs injures ;
voici deux magistrats, et de ceux mê-
mes que la sociét&a chargés de veiller
à la paix publique, à la garde de la loi,
qui suivent ce déplorable exemple.
La race française perd le bon sens,
cette raison qui, jusque dans les plus
fortes émotions, la rendait jadis maî-
tresse d'elle-même et faisait sa force.
On ne domine plus ses nerfs, on est leur
esclave. C'est l'un des plus graves
symptômes de l'heure présente, et, nous
le craignons bien, ce ne sont pas les
verdicts des jurys, sévères ou indul-
gents, qui y pourront changer quelque
chose; Le mal est plus avant.
CHARLES BIGOT.
Le fléau~ qui "â'èst abattu sur l'Anda-
lousie et sur plusieurs autres provinces
de la péninsule ibérique ne pouvait
manquer d'émouvoir la presse de Paris.
Comme on l'avait vu dans mainte autre
occasion, les bons souvenirs ont instan-
tanément effacé tous vestiges des vieil-
les querelles et des malentendus récents;
on ne s'est souvenu que de la parenté
de deux grandes familles latines; la
charité internationale a eu le dernier
mot, elle est partie en guerre pour le
bien de tous
Mais au même moment, pour ainsi
dire, nous avons fait un retour sur
nous-mêmes et pensé aux misères de
nos propres concitoyens. Je ne parle
pas seulement de l'Inde française, où
un seul ouragan déchaîné vers Pondi-
chéry a mis à néant le revenu d'une
année entière. Beaucoup plus près d'ici,
dans les départements jadis heureux,
dans la banlieue de Paris, à Paris même,
la crise commerciale, industrielle et
agricole a réduit nombre de familles
au plus strict nécessaire et posé un
point d'interrogation formidable devant
le nain quotidien d'un - ou - deux millions
de Français. Les devoirs qu'une telle
situation nous impose ne refroidiront
certes pas ceux d'entre nous qui, par
sympathie pour l'Espagne et par amour
de l'humanité, avaient ouvert ces jours
derniers la souscription franco-espa-
gnole ; mais les misères de nos conci-
toyens ont les premiers droits à notre
intérêt. Appelez-moi vieux chauvin si
bon vous semble, mais, parmi les re-
frains qui m'ont bercé, il en est un qui
hante incessamment ma mémoire :
Je suis Français, mon pays avant tout t
A.
PARIS M miE-iiHH
Le conseil nriniGipal de la ville de
Paris avait, on se le rappelle, à choisir
trente délégués sénatoriaux. Plusieurs
listes étaient en présence ; c'est celle
des autonomistes qui passa tout entière.
Et, deux ou trois jours après, un des
journaux qui représentent cette opinion
prit la peine de nous donner les nom
et professions de ces délégués qui de-
vaient, dan,- une circonstance si impor-
tant, représenter la -@ ville que Victor
Hugo a appelée la ville-lumière.
Il faut d'abord écarter de cette liste
quelques noms qui sont, pour ainsipar-
ler, des noms honorifiques et de pure
décoration extérieure ; ceux de MM.
Victor Hugo, Laurent Pichat, Henri
Rochefort, Schœlcher, Hovelacque et
deux ou trois autres. Ce sont des noms
que le parti prend, parce qu'ils font
bien sur la liste.
Victor Hugo est-il autonomiste ou ne
l'est-il pas? Personne ne le peut savoir,
et peut-être ne le sait-il pas lui-même.
Il est probable que, si on le pressait de
»
questions sur ce point, il répondrait
par quelqu'une de ces formules sibylli-
nes dont il a le secret et qui ont la
cfarté des vieux oracles de la mythologie
antique.
Mais comment sc passer, sur une liste
électorale, de ce nom flamboyant de
Victor Hugo Pli impose aux multitudes.
Il jette sur ceux qui viennent après lui
un rayon de gloire qui les illumine.
Ceux de Laurent Pichat, de Roche-
fort; de Schϔcher et de Hovelacaue
sont moins reluisants. Mais ils sont
chers à la démocratie parisienne, qui
n'en est pas encore venue au point de
répudier toute supériorité intellectuelle.
Patience 1 patience ! cela arrivera, car
tout arrive.
On lit avec une curiosité triste les
noms des autres délégués sénatoriaux.
Je crois bon d'en donner ici la liste
avec le nombre des voix par qui cha-
cun d'eux a été désigné :
MM. Mijoul (Jean-Frédéric), entrepreneur,
39 voix ;
Planteau (F.-E), avocat, 39 voix ;
Blondcl (Octave), avocat, 38 voix-;
Geoilroy (Louis), serrurier, 39 voix ;
Delcour (Auguste), quincaillier, 40 voix ;
Coliin (Nicoias-Pierre), artiste peintre, 41
voix ;
Deutsch (Alfred), propriétaire, 43 voix;
Richard (Emile), publiciste, 43 voix ;
Lopin (Etienne-Joseph-Arsène), employé
de commerce, 40 voix ;
Floch (Cbarles-Noël-Emmanuel), caissier,
41 voix ; -
Benon (Maximilien), comptable. 40 voix :
Gaston (Hyacinthe), dessinateur, 37 voix;
Renaudin (Marie-Brice-Eugène), employé
de chemin de fer. 42 voix :
- Gouthière (Jean-Marie), rentier, 39 voix;
Aublet (Auguste), architecte, 39 voix;
Brain (Pierre), marchand de vin, 38 voix ;
Blanchot (Pierre-Eugène), serrurier, 40
voix ;
Jules Dubois, marbrier, 41 voix ;
Docteur Gonnard (Claude), médecin, 40
voix ; -
Dumesnil (Jules), artiste peintre, 44 voix.
N'est-ce pas le cas de s'écrier avec le
Chicaneau de Racine :
Si j'en connais pas un, Je veux être étranglé 1
Ces messieurs peuvent être à coup
sûr les plus honnêtes gens du monde ;
mais enfin on m'avouera bien que leur
notoriété est petite. On reconnaîtra en-
core qu'à ne prendre que leurs profes-
sions ils ne représentent que très im-
parfaitement les intérêts de la grande
capitale ; ils n'en symbolisent qu'à un
degré médiocre les forces vives. -
Nous y trouvons trois peintres ; mais
ce sont trois peintres en chambre, trois
peintres dont la spécialité est apparem-
ment de ne pas peindre ; qui a jamais
vu les tableaux de M. Collin (Pierre-
Nicolas) ou de M. Dumesnil (Jules)?
Qui connaît les. dessins de M. Gaston
(Hyacinthe)?
Et il y a une bonne raison pour que
ces messieurs ne peignent pas, ou pour
que les tableaux qu'ils peignent inco-
gnito soient ignorés de la foule, c'est
qu'ils sont conseillers municipaux.
C'est un art-très absorbant q'jie celui
de la peinture, et l'homme qui, tout en
se disant peintre, trouve le temps de
çourir les électeurs et de s'occuper des
affaires de la ville, n'est et ne sera ja-
mais, je suppose, qu'un peintre pour
rire ou un peintre honoraire.
Ce sera un raté de la peinture.
J'imagine que M. Jules Dumesnil est
peintre comme M. Emile Richard est
publiciste. "NoLre métier est nrécisément
de connaître tous les publicistes du
temps. Avez-vous jamais ouï parler de
M. Emile Richard? Je ne conteste pas
son talent, mais ce talent n'a pas encore
percé; il a pu le mener au conseil mu.
nicipal, mais non à la gloire.
Je trouve sur cette liste deux avocat
et un médecin. Tout le monde est avo-
cat aujourd'hui. Il y a deux grandes
classes d'avocats à cette heure : les
avocats qui plaident et les avocats qui
ne plaident pas. Je crains bien que MM.
Planteau et Blondel n'appartiennent à
la seconde. Quant au docteur Gonnard,
c'est sans doute un savant homme ;
mais peut-être a-t-il plus de mérite que
de clientèle. Quarante voix l'ont nom-
mé délégué sénatorial. J'inclinerais à
croire qu'il a eu plus de voix en un seul
jour qu'il n'a eu de malades dans toute
sa carrière.
Nous trouvons ensuite deux serru-
riers, un marbrier, un marchand de
vin, un employé.de commerce, un em-
ployé de chemin de fer, un comptable,
un quincaillier, un architecte, tous gens
très honorable, je n'en doute pas, mais
qui font grise mine quand il s'agit de
porter la parole au nom de Paris.
Quelles sont les forces vives de Pa-
ris? C'est la banque, la grande indus-
trie, le haut commerce, les arts, les
lettres, sans parler de l'administration
sous toutes ses formes.
Trouvez-vous dans cette liste un ban-
quier important, un manufacturier de
premier ordre, un grand négociant de
la rue du Sentier? Trouvez-vous un
avocat qui ait une surface, un juriscon-
sulte qui ait un nom ? Trouvez-vous (en
dehors de Victor Hugo, qui n'est plus
en politique qu'un glorieux panache),
un seul nom qui représente toute cette
part de l'esprit français et de la supé-
riorité parisienne?
Les autonomistes parlent beaucoup
des franchises communales, et rappel-
lent un peu à tort et à travers les sou-
venirs des vieilles communes. Mais, au
temps passé, ceux qui se mettaient à
la tête de la commune étaient précisé-
ment les chefs des corps de métiers:
ils formaient l'aristocratie du travail.
Les compagnons marchaient à la suite.
Il n'y a pas un homme sensé aujour-
d'hui qui, voyant la façon dont esl
composé le conseil municipal de Paris,
et lisant dans son journal les résolu-
tions où il s'arrête et les vœux qu'il
émet, ne tremble de tout son corps à
voir le gouvernement de la ville de
Paris remis en de telles mains.
Ces messieurs vont contre leur but,
qui est de démontrer la nécessité de b
-commune.
Je n'ai jamais pensé, pour ma part,
que Paris pût être tenu pour une com-
mune semblable aux autres et assimi-
lée à Carpentras ou à Lesneven ; mais
si j'avais par hasard jamais donné dans
cette utopie, les excentricités du conseil
municipal que nous possédons m ej
eussent radicalement guéri.
Les étrangers qui suivent notre his-
toire au jour le jour doivent être bien
surpris de voir que Paris, la ville di
monde où abondent en plus grande
foule les célébrités de tout genre, ne
soit représenté que par des inconnus
qui, pour la plupart, méritent de l'être-
FRANCISQUE SARCBT.
Nous lisons dans le National :
Le Figaro, citant xe matin quelques
passages de l'article que nous COtlsa-
crions hier à M. le général Campenon.
feuilleton du XIX- SIÊCLB
Du lO janvier 1885
(19; -
LAZARE
IX J
suite -
Le sieur Esseline avait toujours quel-
que chose à voir un peu plus loin. Au
moment de régler la dépense, on le voyait
accourir, la main à la poche :
— Messieurs, c'est à mon tour de.
— Monsieur, c'est fait.
Anaïs pinçait les lèvres et l'emmenait
à l'écart pour le bougonner. A la porte
d'un cirque, elle finit par faire des his-
toires, par lutter avec Justin en protes-
tant très haut. Désiré intervint : c'était lui
qui avait proposé le cirque, à cause de
Mélie qui aimait les émotions et l'exer-
cice des cercles en papier, c'était donc
à lui de payer. Mais elle ne voulait rien
entendre. Ils se démenaient là sur l'es-
trade, poussés par la queue qui montait;
Esseline, en pleine lumière, dominant la
foule, gêné par le-regard de la dame en:
toilette de bal qui trônait à la caisse,
ahuri par le vacarme de l'orchestre, par
les cris du paillasse, frôlé par les bras nus
des écuyèrcs, perdait la tête; un clown
à figure plâtrée le montrait du doigt et
mimait son ahurissement. Il se donnait
en spectacle, il avait l'air d'être de lapa-
rade.
- 11 .n ■ m ■
Reproduction Interdite aux journaux qui n'ont
pas traité avec la Société des geJsdJ lettres.
- Droit de traduction réservé ','
— Laissez au moins passer le monde,
disait un monsieur imposant, en bottes
molles et coiffé d'une casquette de velours,
qui s'appuyait sur un grand fouet.
— Nous n'aurons plus de place, gémit
Victorine.
Esseline affolé bégayait : « Combien
sommes-nous? »
La sueur lui coulait du front, l'émotion
l'aveuglait. Enfin iltira samain pleine de
sousetentrepritdefairele compte. Les ba-
dauds, d'en bas, criaient: «Paiera,
paiera pas. » Et le clown comptait à
rebours par-dessus son épaule.
- Et hue donc ! fii la'queue impatien-
tée.
Justin, les poignets serrés par Anaïs,
continuait de se débattre avec- mollesse,
très amusé de ce jeu. Elle lâcha prise
tout à toup ; une brusque poussée venait
de faire sauter le coude de son mari ; les
sous jaillirent, s'éparpillèrent en pluie.
— Mon Dieu! Jules, cria-t-elle, tu n'en
fais jamais d'autres.
Mais, après un moment de stupeur, il
montra Désiré qui les appelait en bran-
dissant nu dessus de sa tête une demi-
douzaine de contremarques : et d'un ton
doux:
- Tu vois, Ninine, nous entrons tout
de même. D'ailleurs, ajouta-t-il piteuse-
ment en rempochant son reste, il n'y
avait pas assez.
A la sortie, on perdit Mlle Pcliibon et
l'ouvrier. Victorine ne s'en mit point en
peine; il y avait un lieu fixé pour rendez-
vous général après le leu d'artifice.
Aussitôt descendus de voiture, ils s'é -
taient rejoints pour se quereller, lui
malheureux et irrité, la lèvre amère, elle
tout de suite très satisfaite de ce mou-
vement de jalousie, trop femme pour
n'en pas jouir.
— Vous ayez fait bon voyage, made-
moiselle Mélie ?
— Excellent, monsieur Désiré.
— Vous aviez un compagnon deroute.
— Tout à fait aimable.
'Les larmes venaient aux yeux du pau-
vre boUeux.4l dut, pour les retenir, for-
cer sa voix jusqu'à la dureté, en crispant
aussi son visage sous la lumière. Cet ef-
fort et la vivacité des reproches auxquels
il se sentait emporter finirent par lui
donner l'illusion du courage qui lui avait
toujours fait défaut auprès de la jeune
fille. Jamais il n'avait parlé à Mélie avec
tant d'abondance et de liberté ; il s'expli-
quait enfin bravement, à ne laisser sub-
sister entre eux ni doute ni malentendu.
Et il la voyait, le front penché, les coins
de la bo che perdus dans ses fossettes
blondes, écouter avec une patience ad-
mirable, presque avec soumission, le
laissapt presser son épaule et s'incliner
jusqu'à effleurer sa joue de la pointe de
sa moustache, à cause di bruit qui les
assourdissait un peu. La paix se fit de la
sorte, tout doucement, sans qu'il y son-
geât, rien qu'à se parler ainsi dans l'o-
reille.
Quand il se tut, elle demanda, les pau-
pières toujours baissées :
— Enfin, de quoi vous plaignez-vous,
à présent ?
Et elle lui exposa, avec la même dou-
ceur, que c'était à lui à prendre dans la
voiture la place dont Justin avait eu l'a-
dresse de s'emparer; ce reproffhele ravit.
En sortant du cirque, comme il voulait
chercher Mme Petitbon, ce fut Mdie qui
l'entraîna gaiement:
- Dah ! on se rencontrera toujours;
nous ne sommes pas perdus.
L'ivresse de la foule, du mouvement,
de la lumière et du tapage la gagnait elle
aussi. Désiré serra fortement son bras:
— Oh ! mademoiselle 1 raurmura-i-il
d'une voix émue et profonde, mademoi-
selle Mclie !.
Il la trouvait changée, les traits fondus
dans une sorle de rayonnement, quit-
tant certains petits airs sérieux qu'il se
souvint alors seulement de lui a voir par-
fois ren.arqués et qui la faisaient ressem-
bler à Victorine, et rajeunie, moins fem-
me, presque une enfant qu'il guidait à
travers le monde, qui conseillait à n'a-
voir plus que lai seul pour soutien et
pour protection, qui, mollement aban-
douIle, s'attachait à lui de ses deux
mains jointes. Alors Désiré Pache.se sen-
tit grandir; il se redressa, les épaules si
légères sous le poids d'une seconde exis-
tence désormais liée à la sienne. Il ne
boitait plus.
Pendant ce temps-là, Justin, ayant à
son tour perdu les Esseline, continuait
de promener la maman à travers toutes
les curiosités de la fête. Il se montrait
rempli de prévenances, ne lui laissait
pas un désir à former; l'épicière, enchan-
tée, jurait tout haut n'avoir rencontré de
sa vie un jeune homme aussi honnête;
lui s'amusait de tout cœur, buvait la
louange et se délassait d'Honorine en
continuant de faire sauter les écus du
patron. Tous les jeux épuisés, et main-
tenant que la petite n'était plus là, on
pouvait se payer les exhibitions, les ba-
raques à la porte desquelles, sous la
flamme douteuse d'une torchère de pé-
trole, une femme vêtue d'un corsage
très bas et d'un maillot fait des signes
aux passants, la géante qui a ce que n'ont
pas les autres personnes de son sexe, la
femme torpille, le baquet mystérieux et le
musée anatornique où un monsieur en te-
nue de docteur professe sur une femme
en cire. Mme Petitbon attendait qu'il n'y
eût pas trop de monde à la porte, et se
coulait mystérieusement à la suite de son
guide sous les tentes dont une enseigne
en caractères énormesinterdit l'entrée aux
jeunes gans de moins de quinze ans. En
présence de cerlains étalages, le garçon
coiffeur jetait parfois sur elle des coups
d'oeil qui la. gênaient bien un peu; mais
ses pudeurs de matrone commençaient à
porter euirasc.
— A mon âge, il est permis de tout
voi:y*iisoU-elle avec un petit ricanement
cassé pendant quo l'anatomiste en cra-
vate blanche, prenant un visage austère,
enlevait lentement le voile de gaze qui
couvrait sa Vénus en dissection. Et puis,
du moment que c'est pour s'instruire.
L; s premières détonations du feu d'ar-
tifice écourtèrent la leçon. Des hurrahs
éclatèrent, tout le monde courait vers
les pentes gazônnées qui bordent le lac.
Mais Emilie se laissait enmener loin du
bruit, hors de la presse, sous les allées
sinueuses où les musiques lointaines et
les cris s'éteignaient dans l'épaisseur des
taillis.
Tous les vingt pas, la flamme droite
d'un lampion fixé à un poteau marquait
le bord du chemin ; quelques rares lan-
ternes de couleur clairsemaient le feuil-
lage noir. L'ombre et le silence attiraient
Désiré et le troublaient. De lentes pro-
menades d'amoureux, comme la sienne,
s'égaraient là dans la nuit ; l'air était
plein de chuchotements, furtifs comme
des fuites d'oiseaux à travers les bran-
ches, et coupés de rires clairs qui par-
taient en fusées, brusquement, tout au-
près de lui, et le faisaient tressaillir.
A un tournant d'allée, l'étroit vallon où
bourdonnait la fête s'ouvrait à ses pieds
tout à coup, ainsi qu'un cratère en tra-
vail dontles lueurs lui brûlaient le front.
Emilie*, toute rouge dans les reflets mou-
vants, se serrait contre lui avec un cri de
surprise. Alors des mots qu'il n'osait
prononcer se pressaient sur ses lèvres ;
et tandis que la main de Mlle PetiLbon se
laissait presque broyer sous l'étreinte
nerveuse de ses doigts, il ne remarquait
pas le fin regard souriant, un peu ma-
licieux, qui lui disait : « Osez donc, on
vous écoute, osez, osez ! »
Les illuminations du temple de la Si-
bylle s'éteignirent; et aussitôt une étoile
jaillit de la cime du promontoire, monta
dans ia nuit en sifflant et s'évanouit dans
un peu de poussière d'or semée sur les
ténèbres ; une détonation sèche éclata.
— On voit très bien d'ici, dit Mélie.
Du geste, elle invita Désiré à s'asseoir
avec elle à l'endroit même où ils se trou-
vaient, sur le gazon. Quelques arbres les
entouraient; une pierre s'avançait au-
dessous d'eux sur le vide, leur cachant
une des rives du lac, dont ils n'aper-
cevaient plus que les eaux sombres au
pied de l'île qui leur masquait le bord
opposé.
La fête se donnait maintenant pour
eux seuls et les feux dont s'embrasait la
pointe de la falaise ne s'allumaient que
pour éclairer le visage d'Emilie. Désiré,
on moment étourài par les crépitations
des bottes d'artifices et par les cris qui
venaient d'en bas, entendait une voix
douce,un peu chantante, qui murmurait
de mystérieuses paroles, pendant que
Mlle Petitbon, immobile, sans cesser de
sourire et de fixer sur lui sesclaire
prunelles bleues, écoutait.
Ce qu'il avait enfin su dire, et de quel
ton et par quel effort ou dans quel coup
d'ivresse.il l'ignorait absolument, lorsqua
tout à coup il s'arrêta en voyant qu'ells
hochait la tête avec tranquillité. Elle par-
lait à son tour.
— Mon Dieu ! monsieur Pache, c'était
donc si difficile à raconter, tout ça? Je
vous faisais peur, alors ? Enfin voilà qui
est dit. Pour ce qui est de moi, je veux
bien, seulement.
Ah! seulement il y avait sa mère : une
maîtresse femme malgré les aoparences.
Rien ne se ferait sans elle; car le père,
en dehors de la po.itique, ne comptait
pas.
Désiré ne pouvait pas croire; il joignait
les main, restait.en adoration, en extase?
- Vrai, vrai, mademoiselle Mélie?
-- Mais oui, monsieur Désiré, pour-
quoi pas?
Et le menton sur la poitrine, avec UlJ
soupir: «
— Pardi! nous ne sommes pas des pria
ces pour regarder de si près à votre fa-
mille. Vous êtes seul, je serai plus tran-
ouille dans mon intérieur, voilà tout.
- Cette réflexion fit rire Désiré et le ras-
sura tout à fait. Ils se mirent à causer de
l'avenir, bonnement. Mlle Petitbon était
une personne sérieuse, il vit cela et n'en
fut point fâché. Rangée, économe, en-
tendue, très calme, elle comptait bien?
la maison serait joliment conduite.
— Ah ! dame, non, disait-elle, pour sûr
nous ne serons pas des richards ; et avec
des enfants sur les bras. Enfin, on fait
comme on peut dans la vie de ce
monde.
GKORGES GLATROÎ*.
; (A stoivrej
Prix du numéro à Paris* 15 centinas — Départements: 20 centimes
Samedi 10 Janvier 1885
JOUBNAL RÉPUBLICAIN CONSERVATEUR
REDACTION
S'adresser au Secrétaire de la Rédaction
de 2 heures à minuit
2'B. Cadet, lO
;dS Jtanusci-ils non insérés ne seront pas rendue
- ABONNEMENTS
DEPARTEMENTS
Trois mois— iû »»
Six mais 32 »»
lIn an. 62 »»
PARIS
Trois mois. 43 M
Six mois 23 »•
D'D,an. 50 »»
Supplément pr l'Etranger (Europe) 1 fr. par trimestre
Les abounemts partent das 1er et 15.'de cha^p" - mois
Régisseurs d!annouces : MM. LAGRANGE, -GiîfiF et au
6, place de la Bourse, ® -
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Adresser les Lettres et Mandats à l'Administratee
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; Lettres nm affranchies seront refuem
EN VENTE A LONDRES
A la librairie Petitj eaa
39, OLD COMPTON STREET (SOHO)
ET DANS SES SUCCURSALES
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eàb,-Tiabborne Street. (Café Monteo. 24.1
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doivent être accompagnées d'une bande
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Barque ottomane. 597 50, 596 53, 597 50.
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Extérieure 59 7[32, 1[4.
Actions Rio. 323 12, 324 37.
PARIS, 9 JANVIER 1885.
Tous les journaux de ce matin vont
être faits sur le modèle de la Gazette
des Tribunaux. Le procès de Mme
Clovis Hugues au Palais de Justice, le
combat sauvage et sanglant livré, dans
les bureaux du Cri du Peuple, en pleine
rue de Richelieu, entre les rédacteurs
de ce journal et les deux frères Balle-
rich, — voilà les drames qui se dispu-
tent l'attention. Ne demandons pas au
public de s'occuper, aujourd'hui, d'au-
tre chose.
En vérité, d'ailleurs, nous compre-
nons que l'émotion soit profonde.
C'est qu'il ne s'agit plus ici de meurtres
ordinaires, de vulgaires procès de cour
d'assises, mais d'incidents qu'on doit
considérer comme de graves indices d'un
état moral tout nouveau. L'idée germe
de plus en plus dans un trop grand
nombre de têtes que l'on peut, que l'on
doit se faire justice à soi-même, et voici
que les plus brutales applications de
cette idée entrent couramment dans les
mœurs. Chacun se pense en droit
d'exercer, les armes à la main, ses
propres vengeances ; et, par une con-
séquence naturelle, nombre de gens
vaquent tout armés à leurs aflaircs afin
de se défendre en cas d'agression. Le
revolver de poche est devenu, jour les
Parisiens, d'usage aussi commun que
le porte-cigare ; tous les jours nous
lisons aux faits-divers: « X. tira son
revolver de son paletot, etc. », et cela
semble.aussi naturel que si l'on pariait
d'un parapluie, quoique des ordonnan-
ces et des décrets, aussi connus qu'i-
nobservés, interdisent expressément
l'usage des armes secrètes. On se fait
à ces moeurs, par trop américaines, et
l'un de ces jours nous finirons, si J'on
n'y prend garde, par voir exécuter sur
le boulevard des Italiens la loi de Lynch.
Sur le cas spécial des frères Balle-
rich, un de nos collaborateurs présente
des réflexions qu'on lira ci-après. Nous
ne voulons, ici, qu'appeler l'attention
des esprits politiques ou philosophiques
sur la brutalité de mœurs qui s'intro-
duit dans la société francaise avec une
rapidité presque alarmante. Sans doute
on ne manquera point d'analyser les
causes du phénomène ; elles sont mul-
tiples. Ce que nous nous bernons à
constater, quant à présent, c'est que,
si nous n'arrêtons pas les progrès de
ces mœurs nouvelles, nous tournerons
promptement le dos à la civilisation.
EUG. LIÉBERT.
——————————————! ————————————
Nouvelles du Tonkin
Il est aujourd'hui décidé que la direc-
tion des opérations militaires au Tonkin
appartient su ministre de la guerre. De-
puis hier matin, le général Lewal a pris
en main cet important service.
Il résulte d'une entente entre le minis-
tre de la marine et son collègue que tou-
tes les dépenses relatives à l'expédition
seront ordonnancées par l'administration
de la guerre.
Quant à la marine, elle conserve natu-
rellement le service des transports, soit
par bâtiment:) de l'Etat, soit par bâtim-nts
de commerce. Elle reste en outre chargée
de la direction des opérations militaires
Formose.
Avant de se dessaisir de la direction du
corps expéditionnaire du Tonkin, l'amiral
Peyron a télégraphié au général Brière de
l'Isle pour lui notifier la décision prise
par leconseil des ministres. Il lui a adressé
des félicitations au sujet de son maintien
à la tête du corps expéditionnaire, et l'a
remercié tlu concours dévoué qu'il n'a
cessé de prêter au ministre de la marine
depuis son arrivée au Tonkin.
- il convient d'ajouter que les deux com-
mandants de terre et de mer doivent éta-
blir une entente préalable entre eux pour
les mouvements de la flotte et du corps
expéditionnaire.
*
# *
Quelques journaux ont parlé d'une ré-
volte des coolies employés au service des
transports à Hanoï. Il y a beaucoup d'exa-
gération dans le récit qui a été publié à
ce sujet. La vérité est que quelques vo
leurs se sont introduits la nuit dans le
magasin des subsistances où se trou vaille
commissaire-adjoint chargé du service,
M. Charvin. Ce dernier a été légèrement
blessé. Quelques-uns des malfaiteurs,
qui étaient en effet des coolies, ont été
arrêtés. L'incident n'a d'ailleurs aucune
gravité.
*
* *
M. le capitaine de vaisseau de La Bon-
nemère de Beaumont vient d'être nommé
au commandement de la flottille du Ton-
kin, qui reste placée sousla direction du
général Brière de l'Isle.
- Le commandant de Beaumont a nris
une part active à l'attaque de Bac-Ninh,
avec le bataillon de fusiliers-marins at-
taché à la brigade du général de Négrier.
Il a été nommé capitaine de vaisseau à
la suite de cette brillante affaire.
LOUIS HENRIQUE.
COUPS DÉREYOLVER-
ALI moment même où le jury de la
Seine allait juger cette tragédie san-
glante du Palais de Justice dont Mme
Clovis Hugues est l'héroïne, Paris, hier
matin, a appris à son réveil une autre
tragédie sanglante. Celle-ci a eu pour
théâtre les bureaux d'un journal : le
Cri du Peuple. Deux hommes, les frères
BalIcrich, l'un oîficier de paix dans le
neuvième arrondissement, celui-ci en
uniforme; l'autre, commissaire de po-
lice à Saint-Ouen, armés de revolvers
et de stylets, ont enfoncé la porte du
journal, se sont précipités sur un ré-
dacteur qui, lui aussi, avait ur. revolver.
Une véritable bataille s'est engagée; le
rédacteur du journal a reçu un coup
d'épée et a été effleuré par une balle;
l'officier de paix est tombé atteint de
trois balles, dont l'une avait traversé la
poitrine ; on l'a transporté dans un état
fort grave à l'hôpital Saint-Louis, pen-
dant que son frère, au poste de la rue
Drouot, était en proie à une épouvan-
table crise nerveuse.
On trouvera plus loin les détails de
ce douloureux incident. Je n'en veux
dire ici que l'essentiel. Les deux frères
Ballérich sont les fils de la malheu-
reuse femme assassinée à Grenelle il y a
quelques semaines. Ils aimaient tendre-
ment leur mère; sa mort tragique avait
causé à tous deux une douleur accom-
pagnée d'une grande surexcitation, dont
ils avaient donné mainte preuve. Or, le
6 janvier, le Cri du Peuple publiait un
article contenant le passage suivant :
Mon idée, à moi, une idée bien arrêtée,
basée sur les faits, je vais vous la dire : les
« êtres sinistres » qui « désolent la capitale »
sont tout simolement embauchés au mois
par la préfecture et ne travaillent que sur
son ordre.
Ferry éprouve-t-ildes embarras politiques,
militaires, financiers ou simplement gastri-
ques? Une dépêche fâcheuse arrive-t-elle du
Tonkin? Vite, un beau crime, d' « horribles
détails M, la courageuse intervention de l'ha-
bile Kuehn, les aveux de la victime, l'art es-
tation de plusieurs personnes, parmi les-
quelles ne se trouve JAMAIS le coupable, -
et le tour est joué. C'est le coup de la diver-
sion, appliqué sans vergogne au chouri-
nage.
Dernièrement, les difficultés budgétaires
exigèrent line mesure radicale : il fallait ab.
solument occuper l'opinion. Camescasse,
nouveau Brutus, n'hésita pas à sacrifier la
mère d'un de ses meilleurs acolytes, et, ap-
pelant Gamahut dans son cabinet, lui dit :
« Va, étrangle cette femme et fais-lui son
porte-monnaie. La sécurité de Ferry l'exige.»
Le fils, prévbnu avec tous les ménagements
d'usage, a aussitôr compris l'étendue du de-
voir professionnel; il a courbé la tête en ré-
clamant seulement son avancement rapide,
à titre de compensation.
Du reste, Gamahut a fidèlement exécuté la
commande.
Bien entendu, cela n'est qu'une hypo-
thèse; mais quelle vraisemblance! La police
est attaquée de toutes parts, on discute son
personnel, ses actes, jusqu'à son principe;
le. public commence à comprendre que
cette institution est inutile et même nuisi-
ble., Alors survient un crime retentis-
saut, qui lui rend un peu de prestige. Que
diable 1 il taut bien protéger la société!
C'est, paraît-il, dans l'après-midi de
la journée du 7, avant-hier mercredi,
que les frères Ballerich, tous deux an-
ciens militaires, ont eu, par un ami,
connaissance de cet article où il était
parlé d'eux. Ils ont vu rouge. Le même
soir, à onze heures, ils se présentaient
armés aux bureaux du Cri du Peuple,
ils en forçaient la porte. On sait le
reste.
C'esi à la justice maintenant à con-
naître de ces faits et son enquête est
commencée. Nous n'avons pour notre
part qu'un mot à ajouter. La mode de
se faire justice soi-même au lieu de
faire appel £ la protection de la loi pé-
nètre dans nos mœurs d'une façon cha-
que jour plus inquiétante. Ce ne sont
plus des femmes seulement, affolées
par la passion, de simples particuliers,
qui vengent eux-mêmes leurs injures ;
voici deux magistrats, et de ceux mê-
mes que la sociét&a chargés de veiller
à la paix publique, à la garde de la loi,
qui suivent ce déplorable exemple.
La race française perd le bon sens,
cette raison qui, jusque dans les plus
fortes émotions, la rendait jadis maî-
tresse d'elle-même et faisait sa force.
On ne domine plus ses nerfs, on est leur
esclave. C'est l'un des plus graves
symptômes de l'heure présente, et, nous
le craignons bien, ce ne sont pas les
verdicts des jurys, sévères ou indul-
gents, qui y pourront changer quelque
chose; Le mal est plus avant.
CHARLES BIGOT.
Le fléau~ qui "â'èst abattu sur l'Anda-
lousie et sur plusieurs autres provinces
de la péninsule ibérique ne pouvait
manquer d'émouvoir la presse de Paris.
Comme on l'avait vu dans mainte autre
occasion, les bons souvenirs ont instan-
tanément effacé tous vestiges des vieil-
les querelles et des malentendus récents;
on ne s'est souvenu que de la parenté
de deux grandes familles latines; la
charité internationale a eu le dernier
mot, elle est partie en guerre pour le
bien de tous
Mais au même moment, pour ainsi
dire, nous avons fait un retour sur
nous-mêmes et pensé aux misères de
nos propres concitoyens. Je ne parle
pas seulement de l'Inde française, où
un seul ouragan déchaîné vers Pondi-
chéry a mis à néant le revenu d'une
année entière. Beaucoup plus près d'ici,
dans les départements jadis heureux,
dans la banlieue de Paris, à Paris même,
la crise commerciale, industrielle et
agricole a réduit nombre de familles
au plus strict nécessaire et posé un
point d'interrogation formidable devant
le nain quotidien d'un - ou - deux millions
de Français. Les devoirs qu'une telle
situation nous impose ne refroidiront
certes pas ceux d'entre nous qui, par
sympathie pour l'Espagne et par amour
de l'humanité, avaient ouvert ces jours
derniers la souscription franco-espa-
gnole ; mais les misères de nos conci-
toyens ont les premiers droits à notre
intérêt. Appelez-moi vieux chauvin si
bon vous semble, mais, parmi les re-
frains qui m'ont bercé, il en est un qui
hante incessamment ma mémoire :
Je suis Français, mon pays avant tout t
A.
PARIS M miE-iiHH
Le conseil nriniGipal de la ville de
Paris avait, on se le rappelle, à choisir
trente délégués sénatoriaux. Plusieurs
listes étaient en présence ; c'est celle
des autonomistes qui passa tout entière.
Et, deux ou trois jours après, un des
journaux qui représentent cette opinion
prit la peine de nous donner les nom
et professions de ces délégués qui de-
vaient, dan,- une circonstance si impor-
tant, représenter la -@ ville que Victor
Hugo a appelée la ville-lumière.
Il faut d'abord écarter de cette liste
quelques noms qui sont, pour ainsipar-
ler, des noms honorifiques et de pure
décoration extérieure ; ceux de MM.
Victor Hugo, Laurent Pichat, Henri
Rochefort, Schœlcher, Hovelacque et
deux ou trois autres. Ce sont des noms
que le parti prend, parce qu'ils font
bien sur la liste.
Victor Hugo est-il autonomiste ou ne
l'est-il pas? Personne ne le peut savoir,
et peut-être ne le sait-il pas lui-même.
Il est probable que, si on le pressait de
»
questions sur ce point, il répondrait
par quelqu'une de ces formules sibylli-
nes dont il a le secret et qui ont la
cfarté des vieux oracles de la mythologie
antique.
Mais comment sc passer, sur une liste
électorale, de ce nom flamboyant de
Victor Hugo Pli impose aux multitudes.
Il jette sur ceux qui viennent après lui
un rayon de gloire qui les illumine.
Ceux de Laurent Pichat, de Roche-
fort; de Schϔcher et de Hovelacaue
sont moins reluisants. Mais ils sont
chers à la démocratie parisienne, qui
n'en est pas encore venue au point de
répudier toute supériorité intellectuelle.
Patience 1 patience ! cela arrivera, car
tout arrive.
On lit avec une curiosité triste les
noms des autres délégués sénatoriaux.
Je crois bon d'en donner ici la liste
avec le nombre des voix par qui cha-
cun d'eux a été désigné :
MM. Mijoul (Jean-Frédéric), entrepreneur,
39 voix ;
Planteau (F.-E), avocat, 39 voix ;
Blondcl (Octave), avocat, 38 voix-;
Geoilroy (Louis), serrurier, 39 voix ;
Delcour (Auguste), quincaillier, 40 voix ;
Coliin (Nicoias-Pierre), artiste peintre, 41
voix ;
Deutsch (Alfred), propriétaire, 43 voix;
Richard (Emile), publiciste, 43 voix ;
Lopin (Etienne-Joseph-Arsène), employé
de commerce, 40 voix ;
Floch (Cbarles-Noël-Emmanuel), caissier,
41 voix ; -
Benon (Maximilien), comptable. 40 voix :
Gaston (Hyacinthe), dessinateur, 37 voix;
Renaudin (Marie-Brice-Eugène), employé
de chemin de fer. 42 voix :
- Gouthière (Jean-Marie), rentier, 39 voix;
Aublet (Auguste), architecte, 39 voix;
Brain (Pierre), marchand de vin, 38 voix ;
Blanchot (Pierre-Eugène), serrurier, 40
voix ;
Jules Dubois, marbrier, 41 voix ;
Docteur Gonnard (Claude), médecin, 40
voix ; -
Dumesnil (Jules), artiste peintre, 44 voix.
N'est-ce pas le cas de s'écrier avec le
Chicaneau de Racine :
Si j'en connais pas un, Je veux être étranglé 1
Ces messieurs peuvent être à coup
sûr les plus honnêtes gens du monde ;
mais enfin on m'avouera bien que leur
notoriété est petite. On reconnaîtra en-
core qu'à ne prendre que leurs profes-
sions ils ne représentent que très im-
parfaitement les intérêts de la grande
capitale ; ils n'en symbolisent qu'à un
degré médiocre les forces vives. -
Nous y trouvons trois peintres ; mais
ce sont trois peintres en chambre, trois
peintres dont la spécialité est apparem-
ment de ne pas peindre ; qui a jamais
vu les tableaux de M. Collin (Pierre-
Nicolas) ou de M. Dumesnil (Jules)?
Qui connaît les. dessins de M. Gaston
(Hyacinthe)?
Et il y a une bonne raison pour que
ces messieurs ne peignent pas, ou pour
que les tableaux qu'ils peignent inco-
gnito soient ignorés de la foule, c'est
qu'ils sont conseillers municipaux.
C'est un art-très absorbant q'jie celui
de la peinture, et l'homme qui, tout en
se disant peintre, trouve le temps de
çourir les électeurs et de s'occuper des
affaires de la ville, n'est et ne sera ja-
mais, je suppose, qu'un peintre pour
rire ou un peintre honoraire.
Ce sera un raté de la peinture.
J'imagine que M. Jules Dumesnil est
peintre comme M. Emile Richard est
publiciste. "NoLre métier est nrécisément
de connaître tous les publicistes du
temps. Avez-vous jamais ouï parler de
M. Emile Richard? Je ne conteste pas
son talent, mais ce talent n'a pas encore
percé; il a pu le mener au conseil mu.
nicipal, mais non à la gloire.
Je trouve sur cette liste deux avocat
et un médecin. Tout le monde est avo-
cat aujourd'hui. Il y a deux grandes
classes d'avocats à cette heure : les
avocats qui plaident et les avocats qui
ne plaident pas. Je crains bien que MM.
Planteau et Blondel n'appartiennent à
la seconde. Quant au docteur Gonnard,
c'est sans doute un savant homme ;
mais peut-être a-t-il plus de mérite que
de clientèle. Quarante voix l'ont nom-
mé délégué sénatorial. J'inclinerais à
croire qu'il a eu plus de voix en un seul
jour qu'il n'a eu de malades dans toute
sa carrière.
Nous trouvons ensuite deux serru-
riers, un marbrier, un marchand de
vin, un employé.de commerce, un em-
ployé de chemin de fer, un comptable,
un quincaillier, un architecte, tous gens
très honorable, je n'en doute pas, mais
qui font grise mine quand il s'agit de
porter la parole au nom de Paris.
Quelles sont les forces vives de Pa-
ris? C'est la banque, la grande indus-
trie, le haut commerce, les arts, les
lettres, sans parler de l'administration
sous toutes ses formes.
Trouvez-vous dans cette liste un ban-
quier important, un manufacturier de
premier ordre, un grand négociant de
la rue du Sentier? Trouvez-vous un
avocat qui ait une surface, un juriscon-
sulte qui ait un nom ? Trouvez-vous (en
dehors de Victor Hugo, qui n'est plus
en politique qu'un glorieux panache),
un seul nom qui représente toute cette
part de l'esprit français et de la supé-
riorité parisienne?
Les autonomistes parlent beaucoup
des franchises communales, et rappel-
lent un peu à tort et à travers les sou-
venirs des vieilles communes. Mais, au
temps passé, ceux qui se mettaient à
la tête de la commune étaient précisé-
ment les chefs des corps de métiers:
ils formaient l'aristocratie du travail.
Les compagnons marchaient à la suite.
Il n'y a pas un homme sensé aujour-
d'hui qui, voyant la façon dont esl
composé le conseil municipal de Paris,
et lisant dans son journal les résolu-
tions où il s'arrête et les vœux qu'il
émet, ne tremble de tout son corps à
voir le gouvernement de la ville de
Paris remis en de telles mains.
Ces messieurs vont contre leur but,
qui est de démontrer la nécessité de b
-commune.
Je n'ai jamais pensé, pour ma part,
que Paris pût être tenu pour une com-
mune semblable aux autres et assimi-
lée à Carpentras ou à Lesneven ; mais
si j'avais par hasard jamais donné dans
cette utopie, les excentricités du conseil
municipal que nous possédons m ej
eussent radicalement guéri.
Les étrangers qui suivent notre his-
toire au jour le jour doivent être bien
surpris de voir que Paris, la ville di
monde où abondent en plus grande
foule les célébrités de tout genre, ne
soit représenté que par des inconnus
qui, pour la plupart, méritent de l'être-
FRANCISQUE SARCBT.
Nous lisons dans le National :
Le Figaro, citant xe matin quelques
passages de l'article que nous COtlsa-
crions hier à M. le général Campenon.
feuilleton du XIX- SIÊCLB
Du lO janvier 1885
(19; -
LAZARE
IX J
suite -
Le sieur Esseline avait toujours quel-
que chose à voir un peu plus loin. Au
moment de régler la dépense, on le voyait
accourir, la main à la poche :
— Messieurs, c'est à mon tour de.
— Monsieur, c'est fait.
Anaïs pinçait les lèvres et l'emmenait
à l'écart pour le bougonner. A la porte
d'un cirque, elle finit par faire des his-
toires, par lutter avec Justin en protes-
tant très haut. Désiré intervint : c'était lui
qui avait proposé le cirque, à cause de
Mélie qui aimait les émotions et l'exer-
cice des cercles en papier, c'était donc
à lui de payer. Mais elle ne voulait rien
entendre. Ils se démenaient là sur l'es-
trade, poussés par la queue qui montait;
Esseline, en pleine lumière, dominant la
foule, gêné par le-regard de la dame en:
toilette de bal qui trônait à la caisse,
ahuri par le vacarme de l'orchestre, par
les cris du paillasse, frôlé par les bras nus
des écuyèrcs, perdait la tête; un clown
à figure plâtrée le montrait du doigt et
mimait son ahurissement. Il se donnait
en spectacle, il avait l'air d'être de lapa-
rade.
- 11 .n ■ m ■
Reproduction Interdite aux journaux qui n'ont
pas traité avec la Société des geJsdJ lettres.
- Droit de traduction réservé ','
— Laissez au moins passer le monde,
disait un monsieur imposant, en bottes
molles et coiffé d'une casquette de velours,
qui s'appuyait sur un grand fouet.
— Nous n'aurons plus de place, gémit
Victorine.
Esseline affolé bégayait : « Combien
sommes-nous? »
La sueur lui coulait du front, l'émotion
l'aveuglait. Enfin iltira samain pleine de
sousetentrepritdefairele compte. Les ba-
dauds, d'en bas, criaient: «Paiera,
paiera pas. » Et le clown comptait à
rebours par-dessus son épaule.
- Et hue donc ! fii la'queue impatien-
tée.
Justin, les poignets serrés par Anaïs,
continuait de se débattre avec- mollesse,
très amusé de ce jeu. Elle lâcha prise
tout à toup ; une brusque poussée venait
de faire sauter le coude de son mari ; les
sous jaillirent, s'éparpillèrent en pluie.
— Mon Dieu! Jules, cria-t-elle, tu n'en
fais jamais d'autres.
Mais, après un moment de stupeur, il
montra Désiré qui les appelait en bran-
dissant nu dessus de sa tête une demi-
douzaine de contremarques : et d'un ton
doux:
- Tu vois, Ninine, nous entrons tout
de même. D'ailleurs, ajouta-t-il piteuse-
ment en rempochant son reste, il n'y
avait pas assez.
A la sortie, on perdit Mlle Pcliibon et
l'ouvrier. Victorine ne s'en mit point en
peine; il y avait un lieu fixé pour rendez-
vous général après le leu d'artifice.
Aussitôt descendus de voiture, ils s'é -
taient rejoints pour se quereller, lui
malheureux et irrité, la lèvre amère, elle
tout de suite très satisfaite de ce mou-
vement de jalousie, trop femme pour
n'en pas jouir.
— Vous ayez fait bon voyage, made-
moiselle Mélie ?
— Excellent, monsieur Désiré.
— Vous aviez un compagnon deroute.
— Tout à fait aimable.
'Les larmes venaient aux yeux du pau-
vre boUeux.4l dut, pour les retenir, for-
cer sa voix jusqu'à la dureté, en crispant
aussi son visage sous la lumière. Cet ef-
fort et la vivacité des reproches auxquels
il se sentait emporter finirent par lui
donner l'illusion du courage qui lui avait
toujours fait défaut auprès de la jeune
fille. Jamais il n'avait parlé à Mélie avec
tant d'abondance et de liberté ; il s'expli-
quait enfin bravement, à ne laisser sub-
sister entre eux ni doute ni malentendu.
Et il la voyait, le front penché, les coins
de la bo che perdus dans ses fossettes
blondes, écouter avec une patience ad-
mirable, presque avec soumission, le
laissapt presser son épaule et s'incliner
jusqu'à effleurer sa joue de la pointe de
sa moustache, à cause di bruit qui les
assourdissait un peu. La paix se fit de la
sorte, tout doucement, sans qu'il y son-
geât, rien qu'à se parler ainsi dans l'o-
reille.
Quand il se tut, elle demanda, les pau-
pières toujours baissées :
— Enfin, de quoi vous plaignez-vous,
à présent ?
Et elle lui exposa, avec la même dou-
ceur, que c'était à lui à prendre dans la
voiture la place dont Justin avait eu l'a-
dresse de s'emparer; ce reproffhele ravit.
En sortant du cirque, comme il voulait
chercher Mme Petitbon, ce fut Mdie qui
l'entraîna gaiement:
- Dah ! on se rencontrera toujours;
nous ne sommes pas perdus.
L'ivresse de la foule, du mouvement,
de la lumière et du tapage la gagnait elle
aussi. Désiré serra fortement son bras:
— Oh ! mademoiselle 1 raurmura-i-il
d'une voix émue et profonde, mademoi-
selle Mclie !.
Il la trouvait changée, les traits fondus
dans une sorle de rayonnement, quit-
tant certains petits airs sérieux qu'il se
souvint alors seulement de lui a voir par-
fois ren.arqués et qui la faisaient ressem-
bler à Victorine, et rajeunie, moins fem-
me, presque une enfant qu'il guidait à
travers le monde, qui conseillait à n'a-
voir plus que lai seul pour soutien et
pour protection, qui, mollement aban-
douIle, s'attachait à lui de ses deux
mains jointes. Alors Désiré Pache.se sen-
tit grandir; il se redressa, les épaules si
légères sous le poids d'une seconde exis-
tence désormais liée à la sienne. Il ne
boitait plus.
Pendant ce temps-là, Justin, ayant à
son tour perdu les Esseline, continuait
de promener la maman à travers toutes
les curiosités de la fête. Il se montrait
rempli de prévenances, ne lui laissait
pas un désir à former; l'épicière, enchan-
tée, jurait tout haut n'avoir rencontré de
sa vie un jeune homme aussi honnête;
lui s'amusait de tout cœur, buvait la
louange et se délassait d'Honorine en
continuant de faire sauter les écus du
patron. Tous les jeux épuisés, et main-
tenant que la petite n'était plus là, on
pouvait se payer les exhibitions, les ba-
raques à la porte desquelles, sous la
flamme douteuse d'une torchère de pé-
trole, une femme vêtue d'un corsage
très bas et d'un maillot fait des signes
aux passants, la géante qui a ce que n'ont
pas les autres personnes de son sexe, la
femme torpille, le baquet mystérieux et le
musée anatornique où un monsieur en te-
nue de docteur professe sur une femme
en cire. Mme Petitbon attendait qu'il n'y
eût pas trop de monde à la porte, et se
coulait mystérieusement à la suite de son
guide sous les tentes dont une enseigne
en caractères énormesinterdit l'entrée aux
jeunes gans de moins de quinze ans. En
présence de cerlains étalages, le garçon
coiffeur jetait parfois sur elle des coups
d'oeil qui la. gênaient bien un peu; mais
ses pudeurs de matrone commençaient à
porter euirasc.
— A mon âge, il est permis de tout
voi:y*iisoU-elle avec un petit ricanement
cassé pendant quo l'anatomiste en cra-
vate blanche, prenant un visage austère,
enlevait lentement le voile de gaze qui
couvrait sa Vénus en dissection. Et puis,
du moment que c'est pour s'instruire.
L; s premières détonations du feu d'ar-
tifice écourtèrent la leçon. Des hurrahs
éclatèrent, tout le monde courait vers
les pentes gazônnées qui bordent le lac.
Mais Emilie se laissait enmener loin du
bruit, hors de la presse, sous les allées
sinueuses où les musiques lointaines et
les cris s'éteignaient dans l'épaisseur des
taillis.
Tous les vingt pas, la flamme droite
d'un lampion fixé à un poteau marquait
le bord du chemin ; quelques rares lan-
ternes de couleur clairsemaient le feuil-
lage noir. L'ombre et le silence attiraient
Désiré et le troublaient. De lentes pro-
menades d'amoureux, comme la sienne,
s'égaraient là dans la nuit ; l'air était
plein de chuchotements, furtifs comme
des fuites d'oiseaux à travers les bran-
ches, et coupés de rires clairs qui par-
taient en fusées, brusquement, tout au-
près de lui, et le faisaient tressaillir.
A un tournant d'allée, l'étroit vallon où
bourdonnait la fête s'ouvrait à ses pieds
tout à coup, ainsi qu'un cratère en tra-
vail dontles lueurs lui brûlaient le front.
Emilie*, toute rouge dans les reflets mou-
vants, se serrait contre lui avec un cri de
surprise. Alors des mots qu'il n'osait
prononcer se pressaient sur ses lèvres ;
et tandis que la main de Mlle PetiLbon se
laissait presque broyer sous l'étreinte
nerveuse de ses doigts, il ne remarquait
pas le fin regard souriant, un peu ma-
licieux, qui lui disait : « Osez donc, on
vous écoute, osez, osez ! »
Les illuminations du temple de la Si-
bylle s'éteignirent; et aussitôt une étoile
jaillit de la cime du promontoire, monta
dans ia nuit en sifflant et s'évanouit dans
un peu de poussière d'or semée sur les
ténèbres ; une détonation sèche éclata.
— On voit très bien d'ici, dit Mélie.
Du geste, elle invita Désiré à s'asseoir
avec elle à l'endroit même où ils se trou-
vaient, sur le gazon. Quelques arbres les
entouraient; une pierre s'avançait au-
dessous d'eux sur le vide, leur cachant
une des rives du lac, dont ils n'aper-
cevaient plus que les eaux sombres au
pied de l'île qui leur masquait le bord
opposé.
La fête se donnait maintenant pour
eux seuls et les feux dont s'embrasait la
pointe de la falaise ne s'allumaient que
pour éclairer le visage d'Emilie. Désiré,
on moment étourài par les crépitations
des bottes d'artifices et par les cris qui
venaient d'en bas, entendait une voix
douce,un peu chantante, qui murmurait
de mystérieuses paroles, pendant que
Mlle Petitbon, immobile, sans cesser de
sourire et de fixer sur lui sesclaire
prunelles bleues, écoutait.
Ce qu'il avait enfin su dire, et de quel
ton et par quel effort ou dans quel coup
d'ivresse.il l'ignorait absolument, lorsqua
tout à coup il s'arrêta en voyant qu'ells
hochait la tête avec tranquillité. Elle par-
lait à son tour.
— Mon Dieu ! monsieur Pache, c'était
donc si difficile à raconter, tout ça? Je
vous faisais peur, alors ? Enfin voilà qui
est dit. Pour ce qui est de moi, je veux
bien, seulement.
Ah! seulement il y avait sa mère : une
maîtresse femme malgré les aoparences.
Rien ne se ferait sans elle; car le père,
en dehors de la po.itique, ne comptait
pas.
Désiré ne pouvait pas croire; il joignait
les main, restait.en adoration, en extase?
- Vrai, vrai, mademoiselle Mélie?
-- Mais oui, monsieur Désiré, pour-
quoi pas?
Et le menton sur la poitrine, avec UlJ
soupir: «
— Pardi! nous ne sommes pas des pria
ces pour regarder de si près à votre fa-
mille. Vous êtes seul, je serai plus tran-
ouille dans mon intérieur, voilà tout.
- Cette réflexion fit rire Désiré et le ras-
sura tout à fait. Ils se mirent à causer de
l'avenir, bonnement. Mlle Petitbon était
une personne sérieuse, il vit cela et n'en
fut point fâché. Rangée, économe, en-
tendue, très calme, elle comptait bien?
la maison serait joliment conduite.
— Ah ! dame, non, disait-elle, pour sûr
nous ne serons pas des richards ; et avec
des enfants sur les bras. Enfin, on fait
comme on peut dans la vie de ce
monde.
GKORGES GLATROÎ*.
; (A stoivrej
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