Titre : Le XIXe siècle : journal quotidien politique et littéraire / directeur-rédacteur en chef : Gustave Chadeuil
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1871-11-26
Contributeur : Chadeuil, Gustave (1821-1896). Directeur de publication
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Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
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Description : 26 novembre 1871 26 novembre 1871
Description : 1871/11/26 (N10,A1). 1871/11/26 (N10,A1).
Droits : Consultable en ligne
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Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-199
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 26/03/2013
lre Année. — N° 10,
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PRIX DU NUMÉRO : PARIS 15 CENTIMES. — DEPARTkl.iÑ;lNTIMES
Dimanche 26 Novembre lôtl.
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JOURNAL QUOTIDIEN, POLITIQUE ET LITTÉRAIRE
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A B 0 M N E M E N T S :
PARIS
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ner à partir du 1er décembre peu
souscrire, dès à présent, pour cette
époque. Elles recevront, sans aug-
mentation de prix, tous les numéros
du journal parus ou à paraître de-
puis notre création jusqu'au icr dé-
cembre. Nous profitons de cette occa-
sion pour rappeler à nos lecteurs que
l'ouverture de l'Assemblée nationale
est fixée au 4 décembre prochain.
Toutes nos mesures sont prises
pour assurer la publication immé-
diate du compte rendu des séances
dans notre édition de nuit.. Nous y
ferons figurer la physionomie de la
salle, les indiscrétions des bureaux
et les causeries du couloir. En un
mot, nous ne négligerons rien pour
satisfaire nos abonnés.
Voir à la quatrième page les avan-
tages exceptionnels que nous offrons
à nos dix mille premiers abonnés.
PARIS, 25 NOVEMBRE 1871
Il y a des gens qui ont la main malheu-
reuse; ils brisent ou gâtent tout ce qu'ils
touchent. Tous les partis ont à leur suite
quelques-uns de ces fâcheux insupporta-
bles, qui surgissent toujours mal à propos,
et perdent les meilleures causes avec une
sérénité d'âme qu'ils appellent la satisfac-
tion du devoir accompli. De ce nombre est
M. Jules Amigues, publiciste. C'est le titre
qu'il aime à se donner.
M. Jules Amigues a joué, pendant la
Commune, un rôle qu'on n'a pas assez re-
marqué, à notre avis et au sien probable-
ment, mais pour des motifs différents. C'est
lui qui s'était mis à la tête de cette fameuse
ligue de conciliation qui, loin de jamais
rien concilier, n'a servi qu'à rendre impos-
sible, pour le gouvernement de Versailles
aussi bien que pour la dictature de Paris,
toute entente, toute solution autre qu'à
coups de canons. Nous l'avons dit ailleurs,
et nous le répétons, M. Jules Amigues est
un de ceux sur qui pèse le plus" lourdement
la responsabilité finale des événements de
mars.
Et voilà qu'aujourd'hui M. Jules Ami-
gues, dans son insupportable ambition d'ê-
tre quelque chose, de jouer un rôle, d'avoir
son nom en vedette sur l'affiche du drame
sanglant qui se prépare, voilà que M. Jules
Amigues s'avise de faire appel à la jeu-
messe parisienne et de l'inviter à se porter
en masse à Versailles « pour aller expri-
mer, d'une manière pacifique et légale, à
M. Thiers et à la commission des grâces la
douleur que ferait éprouver à la jeunesse
l'exécution de Rossel. »
jLa jeunesse parisienne aurait dû être
plus sage que M. Amigues et comprendre
ue, dans un pays où se pratique le respect
de la loi, il n'y a, il ne saurait y avoir de ma-
nifestation pacifique et légale.
Le temps n'est plus où, un petit nombre
seulement de citoyens étant admis à parti-
ciper aux affaires publiques, les autres
s'offraient parfois la consolation de des-
cendre dans la rue et de se grouper pour
aller donner une leçon au pouvoir. Ces
manifestations-là n'étaient pas légales,
mais elles commençaient touj ours par être
-narlfiaues : seulement il arrivait un jour
ou lèsi ma nifestants, quand ils rentraient
cltQ£A , étaient tout étonnés d'avoir fait
illuation.
iwrfflSf-ce là ce que veut M. Jules Amigues?
Est-ce qu'il ne sait pas bien comme il est
dangereux de faire appel à des groupes, en
leur donnant un mot d'ordre? Est-ce qu'il
ne sait pas bien que le groupe devient faci-
lement légion, et ne comprend-t-il pas que
si l'on ne peut plus ramener de Versailles
le boulanger, la boulangère et le petit mi-
tron, on en peut du moins rapporter un fer-
ment de haine et de discorde, dont il faut
nous garer comme de la peste ou du pé-
trole ?
Mais M. Amigues n'a pas vu cela ; M.
Amigues ne voit que lui. Rossel est son
tréteau; les étudiants de Paris sont ses
comparses. Que la pièce tombe, peu lui im-
porte, pourvu qu'on applaudisse l'acteur î
Nous protestons trop tard, puisque la
manifestation a dû avoir lieu hier ; mais
nous protestons, au nom même de notre
attachement à la République, toujours mise
en péril par des ambitieux ou des mala-
droits'
L'ambassade chinoise, dont on suit les
pérégrinations à travers la France depuis
l'année dernière, à la poursuite du gouver-
nement, a été reçu hier par le président
de la République, avec le cérémonial accou-
tumé. ,",
L'ambassadeur chinois a présenté les ex-
cuses de son maître, au sujet des massacres
de Tien-Tsin, en annonçant que vingt cou-
pables avaient eu la tête tranchée. On lira
plus loin la réponse de M. Thiers, qui ex-
prime, entre autres choses, le désir qu'une
légation chinoise réside en France à poste
fixe.
Le Times traite tout au long une ques-
tion qui nous paraît bien oiseuse. Il s'agit
de savoir si le duc d'Aumale et le prince de
Joinville auront le droit de siéger désor-
mais à la Chambre.
On se demande comment peut être mis en
question le droit d'un député à venir rem-
plir un mandat sollicité légalement et léga-
lement acquis. A cela nous savons bien
qu'on répond en objectant l'engagement
qu'auraient pris les princes de ne pas occu-
per leurs sièges. Mais c'est là, suivant
nous, un étrange abus, aussi bien de la
part du gouvernement qui a sollicité cet
engagement que de la part des princes
qui l'ont pris.
Depuis quand un gouvernement a-t-il le
droitde priver un département ou une cir-
conscription de son représentant ? Depuis
quand est-il permis à un candidat de solli-
citer un mandat qu'il s'est obligé par
avance à ne pas remplir ?
C'est demain que cinq quartiers de Paris
procéderont aux élections complémentaires
de notre conseil municipal. Cela se fera
sans doute à petit bruit, à en juger par le
calme qui préside aux opérations prélimi-
naires des comités de quartier. C'est à con-
vaincre tout de suite l'Assemblée, si tant
est qu'elle hésite encore à nous revenir.
Peu de candidats; la plupart, un peu
hauts en couleur. Dans le XIXe arrondisse-
ment, M. Challemel-Lacour, l'ancien pré-
fet de Lyon, ce qui nous paraît une recom-
mandation médiocre, car on ne peut avoir
oublié quelle triste figure il a faite comme
administrateur et comme homme politique
pendant son passage aux affaires.
M. Martin NadaucU se présente dans le
XXe arrondissement. Tout maçon qu'il est,
on ne peut lui appliquer le fameux vers :
Soyez plutôt maçon.
car il a certainement l'étoffe d'un excel-
lent conseiller municipal.
M. Bréton-Hachette tente une seconde
fois la lutte, dans le quartier de la Mon-
naie, où il aura pour concurrent M. Héris-
son, l'ancien maire du VIe arrondisse-
ment.
Le reste vaudrait, nous n'en doutons
pas, l'honneur d'être nommé; mais il nous
est inconnu. Espérons que les électeurs
sont mieux renseignés, et qu'ils n'auront
pas à s'abstenir faute de candidats.
On lira plus loin le récit détaillé des
commencements de troubles que nous si-
gnalions hier à Bruxelles.
E. SCHNERB.
LE DISCOURS DE M. PATIN
Pauvre Prévost-Paradol !
C'était quelque temps avant qu'il par-
tît pour sa funeste ambassade. M. Ville-
main vivait encore. Mais il était déjà
bien malade. J'avais, dans je ne sais
quel article, désigné Prévost-Paradol
comme son plus proche héritier aux
fonctions de secrétaire perpétuel.
Il vint me voir, un peu pour me re-
mercier, bien plus pour me prier de ne
pas appuyer aussi franchement sur cette
cordez dit-il, ne pouvait pas
être fort agréable à M. Villemain. Peut-
être aussi, ajouta-t-il, ne plairait-elle
guère davantage à quelques immortels,
qui sont mes aînés, après tout.
La conversation s'engagea sur ce
thème.
Nous nous mîmes à passer en revue
ceux qui pouvaient légitimement aspi-
rer à cet illustre poste.
Ils n'étaient pas bien nombreux.
La première condition, pour un secré-
taire de l'Académie, c'est naturellement
de savoir écrire en français, et personne
n'ignore que la plupart des académi-
ciens ont oublié cet art, ou même qu'ils
ne l'ont iamais su.
Ce n'est pas du tout par esprit de
raillerie que je parle de la sorte; on
peut avoir composé des chefs-d'œuvre
et mal connaître cet art délicat de ma-
nier la langue académique. Tous les ta-
lents n'y sont. pas propres, et je sais tel
poète distingué dont la prose est fort
médiocre; tel auteur dramatique ap-
plaudi qui s'embarrasserait dans les
phrases d'un rapport officiel, et n'en
pourrait sortir.
Je n'en voyais guère, pour moi, que
deux qui répondissent au programme
que nous nous étions formé du secré-
taire perpétuel de TAcadémfe : c'était
M. Mignet, passé maître en l'art de bien
dire, et M. Saint-Marc-Girardin, dont
le style était peut-être moins sévère-
ment académique, mais qui, tout en re-
troussant sa toge pour être plus alerte
aux combats quotidiens du journalisme,
avait conservé quelque chose des bon-
nes vieilles traditions de l'allure propre
aux siècles classiques.
Pour les autres concurrents, nous les
avions tous écartés,l'un parce qu'il était
trop occupé à la politique, l'autre parce
que la fonction ne convenait point à ses
goûts, beaucoup comme peu capables;
mais j'avoue que ni lui, ni moi, n'avions
pensé à M. Patin.
Son nom ne fut pas même prononcé
entre nous.
Comment, diantre! nous fussions-nous
imaginé que l'Académie, qui n'a été ins-
tituée que pour conserver et illustrer la
langue française, irait précisément choi-
sir, pour être représentée par lui, l'hom-
me qui la parle le plus mal !
Un contemporain de Fontenelle cau-
sant un jour avec le spirituel vieillard,
lui faisait observer que les discours de
réception attiraient une grande affluence
de public et faisaient beaucoup d'hon-
neur à leur compagnie, et il conseillait
de multiplier ces séances, où chaque
membre lirait, à son tour, quelque belle
harangue. Il raisonnait à peu près com-
me cet original des Fâclieuœ qui vou-
lait que le roi mît toutes les côtes de
France en ports de mer.
— Monsieur, lui répondit finement
Fontenelle, en fait de superfluités, il ne
faut que le strict nécessaire.
Mais encore faut-il que ce strict né-
cessaire s'y trouve ; le strict nécessaire
des choses qui ne sont point utiles,
c'est l'agrément. Qu'est-ce qu'un en-
tremets manqué, des boucles d'oreille
de mauvais goût, une. maîtresse désa-
gréable, un discours académique mal
tourné ?
Les superfluités n'ont d'excuse que
si elles sont d'un goût exquis.
Et c'est M. Patin que l'on va choisir
pour fouetter ces crèmes à la vanille!
Le brave homme n'a jamais travaillé
que dans la pâte ferme. Mais de quel
courage il l'a pétrie, les bras jusqu'au
couda flans la masse gluante, n'y ou-
blianTque le sel.
Vous vous rappelez cette plaisanterie
de Montesquieu dans les Lettres persa-
nes: à un homme qui souffre de l'asthme,
un médecin recommande la lecture des
sermons du père Maimbourg.
« Quand vous serez arrivé, lui dit-il,
à lire une de ses périodes sans repren-
dre haleine, vous pourrez vous consi-
dérer comme guéri. »
En ce bon temps de notre rieuse jeu-
nesse, à l'Ecole normale, les Tragiques
de M.Patin,—nous disions : du père Pa-
tin,- nous tenaient lieu des sermons du
père Maimbourg. Les phrases de cin-
quante à soixante lignes n'y manquaient
pas ; des phrases enchevêtrées de parti-
cipes, de qui et de que, qui faisaient
comme des nœuds à l'écheveau de la
pensée, sans qu'on pût trouver jamais
le bout de la période.
C'était une punition grave que d'être
condamné à en lire une tout haut) On
s'amusait ensuite à l'expliquer et à la
commenter, comme on eût fait d'un
texte latin ou grec, tourmenté par les
exégètes allemands, et c'étaient des fu-
sées de plaisanteries, des battements de
mains et des cris de joie, quand le mal-
heureux s'embourbait dans cette flaque
de -m--ols--T-où-L emmêlée d'incidentes, et
se les faisait sauter au visage, comme
un chien qui bat l'eau et se noie.
Je me suis senti pris d'un fou rire
quand je les ai retrouvées, ces fameu-
ses périodes du père Patin, dans le dis-
cours qu'il vient de prononcer à l'Acadé-
mie. J'en ai compté trois de vingt lignes,
trente-six lettres à la ligne. Oh ! tenez !
laissez-moi vous en citer une, rien
qu'une. Ce ne sera pas long ; relative-
ment, bien entendu :
On est généralement porté a voir dans
VEpicurisme un fait d'un autre âge ap-
partenant à l'histoire de la philosophie,
à celle des sociétés antiques, qu'il s'agit
simplement pour nous autres modernes
de comprendre et d'expliquer ; et, tout
en condamnant, comme il convientles er-
reurs que Lucrèce a trop docilement ac-
ceptées d'Epicure, à lui tenir compte
aussi bien qu'à son maître de ce qui,dans
l'état religieux et moral du monde grec
et du monde romain, a pu les y induire,
de la sincérité, de l'intention honnête
avec lesquelles leur ardent prosélytisme
les a professées, enfin de ce qu'ils y ont
mêlé d'enseignements salutaires, confor-
mes aux leçons de philosophie meilleure,
et dont la vie humaine peut encore faire
son profit.
Ouff ! ouff ! Et tout est écrit de ce style !
On dit parfois d'un homme qui court
bien qu il n'a pas la goutte aux pieds. Il
faut que M. Cuvillier-Fleury, qui a lu
ce discours, ne soit pas affligé d'un
asthme à la poitrine. J'ai lu dans je ne
sais quel journal que M. Cuvillier-Fleu-
ry semblait fort gêné dans cette lecture,
son lorgnon lui tombant toujours de
l'œil: c'est qu'il eût été bien difficile à ce
maudit lorgnon de ne pas tomber au mi-
lieu d'une phrase, sur un qui malencon-
treux. A moins d'avoir le lorgnon vissé
à l'œil, on ne peut guère achever une
période de cette longueur sans qu'il
échappe une ou deux fois durant ce long
voyage.
Le style de M. Patin est en harmonie
parfaite avec sa parole. Je me souviens
du cours qu'il faisait à la Sorbonne sur
Horace. Etait-ce en 50 ou en 51 ? Peu
importe. Je vois encore les sept où huit
bonshommes chauves qui venaient dou-
cement se chauffer au poêle, tandis que
le professeur expliquait un vers du cygne
de Vonoœcr ",,-
Le premier mot amenait une citation,
qui en traînait une seconde à sa suite,
laquelle se compliquait d'un commen-
taire, qui induisait l'orateur à parler
d'un usage antique, qui le faisait heu-
reusement ressouvenir d'une coutume
grecque, sur laquelle son savant con-
frère, un Hermannus quelconque, avait
écrit un traité, qui jetait un grand jour
sur la civilisation antique.
Et il allait ainsi une heure durant, ré-
pandant sa parole sur les gradins vides,
comme il verse aujourd'hui son encrier
sur le papier blanc.
Il n'a écrit qu'un livre, ses études
sur les tragiqnes grecs. , Une bonne et
estimable compilation, où vous retrou-
verez pêle-mêle tout ce qu'ont dit les
autres sur ce sujet. N'y cherchez ni une
vue personnelle, ni une remarque nou-
velle et fine, ni un mot d'esprit, ni quoi
que ce soit qui sente son critique de
race. C'est une suite de comparaisons
fades, entre les œuvres des Sophocle et
des Euripide, et celles des modernes
qui les ont imités. Tout cela, dit dans
le style que vous savez.
Un disciple de Laharpe, qui n'a plus,
même la langue claire et facile du
maître.
Ce malheureux livre, nous l'avons
tous reçu en prix; mais qui l'a jamais
lu jusqu'au bout, sauf leiS professeurs de
l'Université, pour qui il est un réper-
toire assez commode?
Et c'est là-dessus que M. Patin a été
nommé académicien, puis secrétaire.
Comment? pourquoi?
Ah ! voilà, il faut arriver à son heure !
M. Leclerc, qui était le plus vaste
des érudits, un critique, ami des nou-
veautés, et, par-dessus, un vrai écrivain,
mourut sans avoir pu entrer à l'Acadé-
mie. Et Dieu sait pourtant s'il eut envie
d'un fauteuil; une envie furieuse, qui
désola ses derniers jours !
Un de ses amis parlait de son élec-
tion au comte de Molé, qui répondit,
avec l'impertinence tranchante du gen-
tilhomme :
— M. Leclerc à l'Académie ? Jamais !
Nous y avons assez de pédants comme
cela.
Il faut croire que les pédants étaient
les bienvenus à l'heure où M. Patin se
présenta.
Grimm raconte que la Camargo eut la
première l'idée de relever, jusqu'au bas
du genou, la jupe des danseuses, qui
auparavant traînait sur les talons. L'in-
novation eut un succès prodigieux, et la
Camargo, qui dansait médiocrement, de-
vint célèbre.
Les danseuses qui vinrent après cou
pèrent la robe au milieu de la cuisse.
Mais personne n'y fit attention, et
Grimm ajoute philosophiquement :
« Le bon moment était passé pour les
jupes courtes. »
Et voilà comment M. Leclerc ne put
être de cette même académie, où M. Patin
est secrétaire perpétuel.
Perpétuel ! ce mot fait trembler
quand on vient de lire le discours d'hier,
Condamnés au Patin à perpétuité !
Si c'est comme cela que l'Académie
francaise croit se relever du discrédit où
elle est tombée à présent !
M. Marmier reçu par M*. Patin !
Eh bien ! ce sera du propre !
FRANCISQUE SARCEY.
♦
Le Traité de Commerce
AVEC L'ANGLETERRE
Nos lecteurs savent que le gouvernement
français a proposé au cabinet de Saint-
James d'introduire certaines modifications
dans le traité de commerce de 1860. Voici
en quoi elles consisteraient, d'après des ren-
seignements que nous avons quelques rai-
sons de croire exacts.
Article premier. — Les marchandises
d'origine ou de fabrication anglaise non
énumérées dans le tableau ci-dessous res-
teront soumises aux droits d'importation
fixés par le traité du 23 janvier 1800 et
par les conventions des 12 octobre et 16
novembre de la même année.
Art. 2. — Les droits supplémentaires
dont il est question dans le tableau annexé
au présent traité seront ajoutés à ceux qui
sont fixés pour les fils et tissus énumérés
dans-le même tableau.
Art. 3. — Outre les droits établis par les
conventions des 12 octobre et 16 novembre
1860 et par les dispositions des articles
précédents, il pourra être fixé des droits
supplémentaires pour compenser ceux qui
seraient imposés en France sur les matiè-
res premières ou tinctoriales.
Art. 4. — Le présent traité ne sera en
vigueur que lorsque le président de la
République française aura été autorisé par
l'Assemblée nationale à exécuter les enga-
gements ci-dessus mentionnés.
Art. 5. — Le présent traité restera en
vigueur jusqu'au 1er janvier 1877.
LIN ET CHANVRE.
Les fils écrus de lin ou de chanvre me-
surant de 24,000 à 36,000 mètres par ki-
logr. paieront un droit de 48 fr. les 100
kilogr,; - de 36,000 à 72,000 mètres, 80 fr.
— Au-delà de 72,000 mètres, 133 fr.
Les mêmes fils non écrus ou teints paie-
ront, par 100 kilogr.: ceux de24 à 36,000
mètres, 60 fr.; — ceux de 36 à 72,000 mè-
tres, 100 fr.; — ceux de plus de 72,000 mè-
tres, 168 fr.
Les tissus de chanvre et de lin contenant
17 fils par 5 millimètres carrés, 30 fr. les.
100 kilog.;—ceux de 19, 21 et 22 fils, 55 fr.:
— ceux de 25, 27 et 29 fils, 90 fr.; —ceux
de 32, 34 et 36 fils, 115 fr.;—ceux de 38, 40
et 42 fils, 170 fr.; — ceux de 44, 46 et 48
fils, 200 fr.; — ceux de 50 fils et au-dessus,
400 fr.
LAINES
Tous les fils de laine cardée mesurant
5,000 mètres au kilogramme, 10 fr. par
FEUILLETON DU XIX- SIÈCLE
L'ASSASSIN DU GARDE
NOUVELLE
PAR
ÉLIE BERTHET
V
(Suite.)
L'autre essaya de répondre au regard
pénétrant que Léon attachait sur lui par
un regard ferme et menaçant ; il ne put y
parvenir et balbutia :
— Non, je ne le connais pas.
- Eh bien! moi, je le connais. Je le
connais à merveille. J'ai les preuves les
plus nettes, les plus précises du crime.
Quand je le voudrai, rien ne me sera plus
facile que de faire tomber la tête du cou-
pable.
Hermann pâlit - visiblement. Il répliqua
pourtant d'un ton assez ferme:
-1, Bon ! c'est encore une de vos plaisan-
teries. Vous riez de tout et de tou3.
_1 V ùliS croyez? Je vous assure pourtant
que ma provision de rire est épuisée pour
aujourd'hui. Et tenez, puisque vous dour
tez de ma parole, je vais vous convaincre
en vous contant toute l'histoire de ce co-
quin; elle est curieuse et pourra vous
amuser. Il s'agit d'un personnage qui, dit-
on est fort comme un bœuf et rusé comme
un serpent. Mais sa matoiserie qui trompe
des imbéciles de campagnards ne me
rompe pas, moi; et quant à ses solides
poignets,on est tout prêt à leur répondre.
Ecoutez-moi donc.,.
Hermann avait décidément repris conte-
nance.
— Je disais bien.c'estquelque nouvelle
« blague. » Quoique le sujet ne me plaise
guère, ne vous gênez pas !
— Eh! eh !. très fort! murmura Léon en
riant; mais ça ne prendra pas.
Il poursuivit après un silence :
— Imaginez, Hermann, que le coquin
dont il s'agit n'en était pas à son coup d'es-
sai, quand il a assassiné le garde Martin.
Il avait débuté par un crime encore plus
horrible, en tuant lâchement, la nuit, sa
pauvre femme et l'enfant qu'elle portait
dans son sein.
— Qui vous a dit cela ? interrompit Her-
mann impétueusement.
- Tiens!'tiens!. voilà donc que mon
histoire commence à vous « amuser »!.. On
ne m'a rien dit, mais je sais, je suis sûr.
supposez que j'aie vu !. Une nuit, mon
gredin obligea la pauvre créature à se le-
ver, pour remplir je ne sais quel devoir de
ménage, et comme elle n'obéissait pas assez
vite, il la traîna par les cheveux, il la frap-
pa avec fureur. La malheureuse ne cria
pas, ne mit personne dans la confidence
de cet acte abominable; mais elle mourut
quelques heures plus tard avec son en-
fant.
Les yeux d'Hermann avaient pris une
expression de surprise et de terreur que
rien ne saurait rendre.
— Vous. vous êtes le diable! bégaya-
t-il; comment pouvez-vous savoir.?
— Le diable ne sait-il pas tout? Mais
laissez-moi continuer. Demeuré veuf,
avec une petite fille qui ne l'embarrasse
guère, car elle a été recueillie par une pa-
rente, mon vaurien, qui désirait se rema-
rier et courtisait -- une jolie veuve du
voisinage, eût bien désiré aussi se débar-
rasser de son beau-père, La .chose était
d'autant plus urgente que le susdit beau-
père avait quelque fortune et semblait
devoir tout croquer dans un terme pro-
chain. On l'avait gourmandé à diverses re-
prises, on l'avait menacé et même, un peu
battu ; rien n'y faisait. Ce maudit beau-
père continuait à manger, surtout à boire,
son bien, et il importait d'y mettre ordre
au plus vite.
Mon gueusard, contre l'habitude des
hommes du pays, n'avait pas de fusil et il
est prouvé qu'il n'en a jamais emprunté.
En revanche, il possédait un afîVeux pisto-
let à deux coups et à pierre, auquel man-
quait un chien, et. que tous les gens du
village se souviennent d'avoir vu entre ses
mains, quand il le tirait, aux noces et aux
jours de fête. Le bon coup de cette arme
abominable ratait fréquemment; quant au
mauvais coup, celui qui n'avait pas de
chien, il fallait y mettre le feu avec une
allumette, ce qui n'eût pas été commode
pour tirer une perdrix au vol. Néanmoins
ce fut avec ce pistolet que le gendre, habi-
tué à le manier, résolut de tuer son beau-
père. Il alla se mettre en embuscade, dans
un bois, où il savait que Martin devait
passer à une certaine heure. Caphé dans
un buisson, il attendit avec patience. Aus-
sitôt qu'il aperçut le garde, il enflamma
une allumette, et mit le feu à la poudre du
bassinet. Le coup porta et il était mortel.
Cependant cela ne suffit pas à l'assassin; il
sortit de sa cachette, s'élança sur le mal-
heureux renversé, et lui tira un second
coup.Puis, dans un accès de rage féroce, il
lui frappa la figure avec son pistolet dé-
chargé et se sauva. Et qu'on ne dise pas,
ajouta Léon Girard que ce sont là des sup-
positions ! Les faits sont précis, authenti-
ques, incontestables. Bridou et son cama-
rade ont entendu les deux coups de feu,
dont un, celui qui est parti au moyen d'une
allumette, a produit une vive lumière.L'al-
lumette brûlée a été trouvée par les ma-
gistrats instructeurs, comme le constate
le procès-verbal ; enfin les deux lingots
qui ont tué le garde sont exactement du
calibre du pistolet!.
Pendant qu'il écoutait ce récit, Hermann
avait les traits décomposés ; tous les mus-
cles de son visage s'agitaient, ses cheveux
étaient mouillés de sueur.
— Quoi que vous en disiez, monsieur, re-
prit-il, il ne suffit pas d'avancer de telles
choses, il faut encore les prouver.
— Eh! morbleu ! ne sont-elles pas prou-
vées? On présentera aux juges, s'il en est
besoin, le pistolet rouillé que tout le monde
a vu entre les mains du coupable et qui a
été l'instrument du crime.
Hermann regarda fixement l'artiste, et
se levant d'un bond, alla ouvrir le tiroir
d'un vieux petit meuble qui se trouvait au
bout de la chambre. Son inspection ne fut
pas longue, et il revint vers la che-
minée, en disant d'une voix menaçante :
— Le pistolet!. qu'avez-vous fait du
pistolet?
Léon Girard tournait autour de la table,
de manière à la placer toujours entre lui
et le terrible colosse.
— Il se retrouvera, répliqua-t-il sans
s'émouvoir, du moins en apparence ; il est
maintenant en lieu sûr. C'était un objet
de nulle valeur, et on n'avait pas jugé à
propos de le bien cacher; aussi l'ai-je fa-
cilement découvert; et vous saurez bientôt
ce que j'en ai fait.
Mais cette fois la rage avait remplacé la
crainte chez le farouche Herman; les yeux
lui sortaient de la tête.
— Mon pistolet! gronda-t-il ; je le veux.
— Je n'ai pas le vôtre, répliqua l'artiste
froidement, mais j'ai le mien. et le mien
ne rate jamais!
En même temps, il exhiba son revolver et
Hermann vit la gueule de l'instrument de
mort dirigée contre sa poitrine. Il se calma
aussitôt et resta immobile. Léon Girard,
après l'avoir tenu en joue un moment, lui
dit avec bonhomie :
— Allons ! reprenez votre place, maître
Hermann ; vous ne gagneriez rien à mon-
trer votre mauvais caractère. Je pourrais
vous tuer comme un chien et, sachant ce
que je sais, je n'aurais à craindre aucune
poursuite. Quant à vous, si vous me faisiez
le moindre mal, avant vingt-quatre heures
vous seriez coffré : j'ai pris mes précau-
tions, comme je vous l'expliquerai bientôt.
Hermann hésita un peu, et finit par se
jeter sur sa chaise, au coin du feu. Alors
Girard posa son revolver sur la table et
se versa tranquillement une nouvelle
tasse de thé.
— Comme ça, Hermann, reprit-il, mon
histoire vous « amuse »? Ce qu'il me reste
à vous raconter est le plus gai de la chose.
Vous allez voir de quelle manière mon fi-
naud s'y est pris pour donner le change à
la justice et pour trouver des complices dans
de bonnes gens qui ne s'en doutent guère.En
se rendant à Bois-Brûlé, son pistolet dans
la poche, il passa devant chez les Hubert et
entra. Il n'y avait personne dans la mai-
son, la mère et la fille s'étant rendues chez
des voisins. L'idée d'une ruse s'offrit à l'es-
prit du vaurien, qui résolut de profiter de
l'occasion pour se préparer ce que l'on ap-
pelle un alibi. Il arrêta la pendule des Hu-
bert et s'éloigna bien vite. Le crime a été
commis sur les six heures ; à six heures
et demi environ,, mon homme reparaît. La
Hubert et Thérèse étaient rentrées chez
elles. Il leur fait remarquer que leur pen-
dule est arrêtée et, tirant sa montre (qu'il
avait retardée exprès), il leur prouve qu'il
est à peine six heures. Voilà comment les
deux femmes jurent leurs grands dieux que
ce jour-là, à six heures précises, vous. le
coupable était chez elles.
— L'ont-elles dit? Est-ce que la Hubert
et sa fille prétendent.
— Mon Dieu ! elles ne prétendent rien
du tout, les pauvres femmes ! Elles disent
simplement qu'on leur a donné l'heure,
quand leur pendule ne marchait plus;
elles ne voient pas la portée du fait,
non plus que les commères de leur
ntourage, et nul ne soupçonne.., Mais en
fait de matoiseries, écoutez quelque chose
de plus fort :
Il ne suffisait pas au meurtrier de
Martin de s'être ainsi préparé des témoins
à décharge ; il lui importait encore de faire
tomber les soupçons sur un innocent, qui
présentait des apparences de culpabilité.
Qu'imagina-t-il ? Près de Rivecourt habi-
habitait un brave homme de garde qui s'p-
tait chamaillé, dans le temps, avec le dé-
funt, pour un délit de braconnage. Mon
chenapan s'avise d'accuser le garde du
meurtre de Martin. Il monte la tête aux
gens du pays, il leur dit que la justice ne
fait pas son devoir, il les décide à s'armer
de leurs rouillards et à se rendre chez le
soi-disant coupable. Hein! était-ce assez
habile 1,. De deux choses l'une : ou le
garde pouvait être tué dans la bagarre, et
alors on aurait attribué le fait à l'exaspé-
ration de la population, à la légitime ven-
geance d'un vertueux gendre, et le Illort
n'aurait plus pu se justifier; ou bien on ne
réussirait pas, mais alors on détournait
adroitement les soupçons du vrai coupable
et on désignait aux magistrats celui que
l'opinion publique accusait.
Encore une fois, l'homme qui a machiné
cela était un malin!. Seulement il n'a pas
réussi. La force armée et les magistrats
sont intervenus trop tôt ; le garde est par-
venu à se disculper. Ce qui prouve, Her-
mann, acheva l'artiste d'un ton sentencieux,
que l'habileté et la finesse, comme la vertu.
ne sont pas toujours récompensées sur la
terre I
ELIE BERTHET.
(A suivre.)
"-, .- - t <
PRIX DU NUMÉRO : PARIS 15 CENTIMES. — DEPARTkl.iÑ;lNTIMES
Dimanche 26 Novembre lôtl.
-
JOURNAL QUOTIDIEN, POLITIQUE ET LITTÉRAIRE
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A B 0 M N E M E N T S :
PARIS
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les articles non insérés ne seront pas rendus.
Bureaux : rue Drouot, 2, p
Directeur-Redacteur en-chef : GUSTAVE CI-IADEUIL.
Bureaux : rue Drouot, 2, Paris
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Les personnes qui désirent s'hotr oriv-
ner à partir du 1er décembre peu
souscrire, dès à présent, pour cette
époque. Elles recevront, sans aug-
mentation de prix, tous les numéros
du journal parus ou à paraître de-
puis notre création jusqu'au icr dé-
cembre. Nous profitons de cette occa-
sion pour rappeler à nos lecteurs que
l'ouverture de l'Assemblée nationale
est fixée au 4 décembre prochain.
Toutes nos mesures sont prises
pour assurer la publication immé-
diate du compte rendu des séances
dans notre édition de nuit.. Nous y
ferons figurer la physionomie de la
salle, les indiscrétions des bureaux
et les causeries du couloir. En un
mot, nous ne négligerons rien pour
satisfaire nos abonnés.
Voir à la quatrième page les avan-
tages exceptionnels que nous offrons
à nos dix mille premiers abonnés.
PARIS, 25 NOVEMBRE 1871
Il y a des gens qui ont la main malheu-
reuse; ils brisent ou gâtent tout ce qu'ils
touchent. Tous les partis ont à leur suite
quelques-uns de ces fâcheux insupporta-
bles, qui surgissent toujours mal à propos,
et perdent les meilleures causes avec une
sérénité d'âme qu'ils appellent la satisfac-
tion du devoir accompli. De ce nombre est
M. Jules Amigues, publiciste. C'est le titre
qu'il aime à se donner.
M. Jules Amigues a joué, pendant la
Commune, un rôle qu'on n'a pas assez re-
marqué, à notre avis et au sien probable-
ment, mais pour des motifs différents. C'est
lui qui s'était mis à la tête de cette fameuse
ligue de conciliation qui, loin de jamais
rien concilier, n'a servi qu'à rendre impos-
sible, pour le gouvernement de Versailles
aussi bien que pour la dictature de Paris,
toute entente, toute solution autre qu'à
coups de canons. Nous l'avons dit ailleurs,
et nous le répétons, M. Jules Amigues est
un de ceux sur qui pèse le plus" lourdement
la responsabilité finale des événements de
mars.
Et voilà qu'aujourd'hui M. Jules Ami-
gues, dans son insupportable ambition d'ê-
tre quelque chose, de jouer un rôle, d'avoir
son nom en vedette sur l'affiche du drame
sanglant qui se prépare, voilà que M. Jules
Amigues s'avise de faire appel à la jeu-
messe parisienne et de l'inviter à se porter
en masse à Versailles « pour aller expri-
mer, d'une manière pacifique et légale, à
M. Thiers et à la commission des grâces la
douleur que ferait éprouver à la jeunesse
l'exécution de Rossel. »
jLa jeunesse parisienne aurait dû être
plus sage que M. Amigues et comprendre
ue, dans un pays où se pratique le respect
de la loi, il n'y a, il ne saurait y avoir de ma-
nifestation pacifique et légale.
Le temps n'est plus où, un petit nombre
seulement de citoyens étant admis à parti-
ciper aux affaires publiques, les autres
s'offraient parfois la consolation de des-
cendre dans la rue et de se grouper pour
aller donner une leçon au pouvoir. Ces
manifestations-là n'étaient pas légales,
mais elles commençaient touj ours par être
-narlfiaues : seulement il arrivait un jour
ou lèsi ma nifestants, quand ils rentraient
cltQ£A , étaient tout étonnés d'avoir fait
illuation.
iwrfflSf-ce là ce que veut M. Jules Amigues?
Est-ce qu'il ne sait pas bien comme il est
dangereux de faire appel à des groupes, en
leur donnant un mot d'ordre? Est-ce qu'il
ne sait pas bien que le groupe devient faci-
lement légion, et ne comprend-t-il pas que
si l'on ne peut plus ramener de Versailles
le boulanger, la boulangère et le petit mi-
tron, on en peut du moins rapporter un fer-
ment de haine et de discorde, dont il faut
nous garer comme de la peste ou du pé-
trole ?
Mais M. Amigues n'a pas vu cela ; M.
Amigues ne voit que lui. Rossel est son
tréteau; les étudiants de Paris sont ses
comparses. Que la pièce tombe, peu lui im-
porte, pourvu qu'on applaudisse l'acteur î
Nous protestons trop tard, puisque la
manifestation a dû avoir lieu hier ; mais
nous protestons, au nom même de notre
attachement à la République, toujours mise
en péril par des ambitieux ou des mala-
droits'
L'ambassade chinoise, dont on suit les
pérégrinations à travers la France depuis
l'année dernière, à la poursuite du gouver-
nement, a été reçu hier par le président
de la République, avec le cérémonial accou-
tumé. ,",
L'ambassadeur chinois a présenté les ex-
cuses de son maître, au sujet des massacres
de Tien-Tsin, en annonçant que vingt cou-
pables avaient eu la tête tranchée. On lira
plus loin la réponse de M. Thiers, qui ex-
prime, entre autres choses, le désir qu'une
légation chinoise réside en France à poste
fixe.
Le Times traite tout au long une ques-
tion qui nous paraît bien oiseuse. Il s'agit
de savoir si le duc d'Aumale et le prince de
Joinville auront le droit de siéger désor-
mais à la Chambre.
On se demande comment peut être mis en
question le droit d'un député à venir rem-
plir un mandat sollicité légalement et léga-
lement acquis. A cela nous savons bien
qu'on répond en objectant l'engagement
qu'auraient pris les princes de ne pas occu-
per leurs sièges. Mais c'est là, suivant
nous, un étrange abus, aussi bien de la
part du gouvernement qui a sollicité cet
engagement que de la part des princes
qui l'ont pris.
Depuis quand un gouvernement a-t-il le
droitde priver un département ou une cir-
conscription de son représentant ? Depuis
quand est-il permis à un candidat de solli-
citer un mandat qu'il s'est obligé par
avance à ne pas remplir ?
C'est demain que cinq quartiers de Paris
procéderont aux élections complémentaires
de notre conseil municipal. Cela se fera
sans doute à petit bruit, à en juger par le
calme qui préside aux opérations prélimi-
naires des comités de quartier. C'est à con-
vaincre tout de suite l'Assemblée, si tant
est qu'elle hésite encore à nous revenir.
Peu de candidats; la plupart, un peu
hauts en couleur. Dans le XIXe arrondisse-
ment, M. Challemel-Lacour, l'ancien pré-
fet de Lyon, ce qui nous paraît une recom-
mandation médiocre, car on ne peut avoir
oublié quelle triste figure il a faite comme
administrateur et comme homme politique
pendant son passage aux affaires.
M. Martin NadaucU se présente dans le
XXe arrondissement. Tout maçon qu'il est,
on ne peut lui appliquer le fameux vers :
Soyez plutôt maçon.
car il a certainement l'étoffe d'un excel-
lent conseiller municipal.
M. Bréton-Hachette tente une seconde
fois la lutte, dans le quartier de la Mon-
naie, où il aura pour concurrent M. Héris-
son, l'ancien maire du VIe arrondisse-
ment.
Le reste vaudrait, nous n'en doutons
pas, l'honneur d'être nommé; mais il nous
est inconnu. Espérons que les électeurs
sont mieux renseignés, et qu'ils n'auront
pas à s'abstenir faute de candidats.
On lira plus loin le récit détaillé des
commencements de troubles que nous si-
gnalions hier à Bruxelles.
E. SCHNERB.
LE DISCOURS DE M. PATIN
Pauvre Prévost-Paradol !
C'était quelque temps avant qu'il par-
tît pour sa funeste ambassade. M. Ville-
main vivait encore. Mais il était déjà
bien malade. J'avais, dans je ne sais
quel article, désigné Prévost-Paradol
comme son plus proche héritier aux
fonctions de secrétaire perpétuel.
Il vint me voir, un peu pour me re-
mercier, bien plus pour me prier de ne
pas appuyer aussi franchement sur cette
cordez dit-il, ne pouvait pas
être fort agréable à M. Villemain. Peut-
être aussi, ajouta-t-il, ne plairait-elle
guère davantage à quelques immortels,
qui sont mes aînés, après tout.
La conversation s'engagea sur ce
thème.
Nous nous mîmes à passer en revue
ceux qui pouvaient légitimement aspi-
rer à cet illustre poste.
Ils n'étaient pas bien nombreux.
La première condition, pour un secré-
taire de l'Académie, c'est naturellement
de savoir écrire en français, et personne
n'ignore que la plupart des académi-
ciens ont oublié cet art, ou même qu'ils
ne l'ont iamais su.
Ce n'est pas du tout par esprit de
raillerie que je parle de la sorte; on
peut avoir composé des chefs-d'œuvre
et mal connaître cet art délicat de ma-
nier la langue académique. Tous les ta-
lents n'y sont. pas propres, et je sais tel
poète distingué dont la prose est fort
médiocre; tel auteur dramatique ap-
plaudi qui s'embarrasserait dans les
phrases d'un rapport officiel, et n'en
pourrait sortir.
Je n'en voyais guère, pour moi, que
deux qui répondissent au programme
que nous nous étions formé du secré-
taire perpétuel de TAcadémfe : c'était
M. Mignet, passé maître en l'art de bien
dire, et M. Saint-Marc-Girardin, dont
le style était peut-être moins sévère-
ment académique, mais qui, tout en re-
troussant sa toge pour être plus alerte
aux combats quotidiens du journalisme,
avait conservé quelque chose des bon-
nes vieilles traditions de l'allure propre
aux siècles classiques.
Pour les autres concurrents, nous les
avions tous écartés,l'un parce qu'il était
trop occupé à la politique, l'autre parce
que la fonction ne convenait point à ses
goûts, beaucoup comme peu capables;
mais j'avoue que ni lui, ni moi, n'avions
pensé à M. Patin.
Son nom ne fut pas même prononcé
entre nous.
Comment, diantre! nous fussions-nous
imaginé que l'Académie, qui n'a été ins-
tituée que pour conserver et illustrer la
langue française, irait précisément choi-
sir, pour être représentée par lui, l'hom-
me qui la parle le plus mal !
Un contemporain de Fontenelle cau-
sant un jour avec le spirituel vieillard,
lui faisait observer que les discours de
réception attiraient une grande affluence
de public et faisaient beaucoup d'hon-
neur à leur compagnie, et il conseillait
de multiplier ces séances, où chaque
membre lirait, à son tour, quelque belle
harangue. Il raisonnait à peu près com-
me cet original des Fâclieuœ qui vou-
lait que le roi mît toutes les côtes de
France en ports de mer.
— Monsieur, lui répondit finement
Fontenelle, en fait de superfluités, il ne
faut que le strict nécessaire.
Mais encore faut-il que ce strict né-
cessaire s'y trouve ; le strict nécessaire
des choses qui ne sont point utiles,
c'est l'agrément. Qu'est-ce qu'un en-
tremets manqué, des boucles d'oreille
de mauvais goût, une. maîtresse désa-
gréable, un discours académique mal
tourné ?
Les superfluités n'ont d'excuse que
si elles sont d'un goût exquis.
Et c'est M. Patin que l'on va choisir
pour fouetter ces crèmes à la vanille!
Le brave homme n'a jamais travaillé
que dans la pâte ferme. Mais de quel
courage il l'a pétrie, les bras jusqu'au
couda flans la masse gluante, n'y ou-
blianTque le sel.
Vous vous rappelez cette plaisanterie
de Montesquieu dans les Lettres persa-
nes: à un homme qui souffre de l'asthme,
un médecin recommande la lecture des
sermons du père Maimbourg.
« Quand vous serez arrivé, lui dit-il,
à lire une de ses périodes sans repren-
dre haleine, vous pourrez vous consi-
dérer comme guéri. »
En ce bon temps de notre rieuse jeu-
nesse, à l'Ecole normale, les Tragiques
de M.Patin,—nous disions : du père Pa-
tin,- nous tenaient lieu des sermons du
père Maimbourg. Les phrases de cin-
quante à soixante lignes n'y manquaient
pas ; des phrases enchevêtrées de parti-
cipes, de qui et de que, qui faisaient
comme des nœuds à l'écheveau de la
pensée, sans qu'on pût trouver jamais
le bout de la période.
C'était une punition grave que d'être
condamné à en lire une tout haut) On
s'amusait ensuite à l'expliquer et à la
commenter, comme on eût fait d'un
texte latin ou grec, tourmenté par les
exégètes allemands, et c'étaient des fu-
sées de plaisanteries, des battements de
mains et des cris de joie, quand le mal-
heureux s'embourbait dans cette flaque
de -m--ols--T-où-L emmêlée d'incidentes, et
se les faisait sauter au visage, comme
un chien qui bat l'eau et se noie.
Je me suis senti pris d'un fou rire
quand je les ai retrouvées, ces fameu-
ses périodes du père Patin, dans le dis-
cours qu'il vient de prononcer à l'Acadé-
mie. J'en ai compté trois de vingt lignes,
trente-six lettres à la ligne. Oh ! tenez !
laissez-moi vous en citer une, rien
qu'une. Ce ne sera pas long ; relative-
ment, bien entendu :
On est généralement porté a voir dans
VEpicurisme un fait d'un autre âge ap-
partenant à l'histoire de la philosophie,
à celle des sociétés antiques, qu'il s'agit
simplement pour nous autres modernes
de comprendre et d'expliquer ; et, tout
en condamnant, comme il convientles er-
reurs que Lucrèce a trop docilement ac-
ceptées d'Epicure, à lui tenir compte
aussi bien qu'à son maître de ce qui,dans
l'état religieux et moral du monde grec
et du monde romain, a pu les y induire,
de la sincérité, de l'intention honnête
avec lesquelles leur ardent prosélytisme
les a professées, enfin de ce qu'ils y ont
mêlé d'enseignements salutaires, confor-
mes aux leçons de philosophie meilleure,
et dont la vie humaine peut encore faire
son profit.
Ouff ! ouff ! Et tout est écrit de ce style !
On dit parfois d'un homme qui court
bien qu il n'a pas la goutte aux pieds. Il
faut que M. Cuvillier-Fleury, qui a lu
ce discours, ne soit pas affligé d'un
asthme à la poitrine. J'ai lu dans je ne
sais quel journal que M. Cuvillier-Fleu-
ry semblait fort gêné dans cette lecture,
son lorgnon lui tombant toujours de
l'œil: c'est qu'il eût été bien difficile à ce
maudit lorgnon de ne pas tomber au mi-
lieu d'une phrase, sur un qui malencon-
treux. A moins d'avoir le lorgnon vissé
à l'œil, on ne peut guère achever une
période de cette longueur sans qu'il
échappe une ou deux fois durant ce long
voyage.
Le style de M. Patin est en harmonie
parfaite avec sa parole. Je me souviens
du cours qu'il faisait à la Sorbonne sur
Horace. Etait-ce en 50 ou en 51 ? Peu
importe. Je vois encore les sept où huit
bonshommes chauves qui venaient dou-
cement se chauffer au poêle, tandis que
le professeur expliquait un vers du cygne
de Vonoœcr ",,-
Le premier mot amenait une citation,
qui en traînait une seconde à sa suite,
laquelle se compliquait d'un commen-
taire, qui induisait l'orateur à parler
d'un usage antique, qui le faisait heu-
reusement ressouvenir d'une coutume
grecque, sur laquelle son savant con-
frère, un Hermannus quelconque, avait
écrit un traité, qui jetait un grand jour
sur la civilisation antique.
Et il allait ainsi une heure durant, ré-
pandant sa parole sur les gradins vides,
comme il verse aujourd'hui son encrier
sur le papier blanc.
Il n'a écrit qu'un livre, ses études
sur les tragiqnes grecs. , Une bonne et
estimable compilation, où vous retrou-
verez pêle-mêle tout ce qu'ont dit les
autres sur ce sujet. N'y cherchez ni une
vue personnelle, ni une remarque nou-
velle et fine, ni un mot d'esprit, ni quoi
que ce soit qui sente son critique de
race. C'est une suite de comparaisons
fades, entre les œuvres des Sophocle et
des Euripide, et celles des modernes
qui les ont imités. Tout cela, dit dans
le style que vous savez.
Un disciple de Laharpe, qui n'a plus,
même la langue claire et facile du
maître.
Ce malheureux livre, nous l'avons
tous reçu en prix; mais qui l'a jamais
lu jusqu'au bout, sauf leiS professeurs de
l'Université, pour qui il est un réper-
toire assez commode?
Et c'est là-dessus que M. Patin a été
nommé académicien, puis secrétaire.
Comment? pourquoi?
Ah ! voilà, il faut arriver à son heure !
M. Leclerc, qui était le plus vaste
des érudits, un critique, ami des nou-
veautés, et, par-dessus, un vrai écrivain,
mourut sans avoir pu entrer à l'Acadé-
mie. Et Dieu sait pourtant s'il eut envie
d'un fauteuil; une envie furieuse, qui
désola ses derniers jours !
Un de ses amis parlait de son élec-
tion au comte de Molé, qui répondit,
avec l'impertinence tranchante du gen-
tilhomme :
— M. Leclerc à l'Académie ? Jamais !
Nous y avons assez de pédants comme
cela.
Il faut croire que les pédants étaient
les bienvenus à l'heure où M. Patin se
présenta.
Grimm raconte que la Camargo eut la
première l'idée de relever, jusqu'au bas
du genou, la jupe des danseuses, qui
auparavant traînait sur les talons. L'in-
novation eut un succès prodigieux, et la
Camargo, qui dansait médiocrement, de-
vint célèbre.
Les danseuses qui vinrent après cou
pèrent la robe au milieu de la cuisse.
Mais personne n'y fit attention, et
Grimm ajoute philosophiquement :
« Le bon moment était passé pour les
jupes courtes. »
Et voilà comment M. Leclerc ne put
être de cette même académie, où M. Patin
est secrétaire perpétuel.
Perpétuel ! ce mot fait trembler
quand on vient de lire le discours d'hier,
Condamnés au Patin à perpétuité !
Si c'est comme cela que l'Académie
francaise croit se relever du discrédit où
elle est tombée à présent !
M. Marmier reçu par M*. Patin !
Eh bien ! ce sera du propre !
FRANCISQUE SARCEY.
♦
Le Traité de Commerce
AVEC L'ANGLETERRE
Nos lecteurs savent que le gouvernement
français a proposé au cabinet de Saint-
James d'introduire certaines modifications
dans le traité de commerce de 1860. Voici
en quoi elles consisteraient, d'après des ren-
seignements que nous avons quelques rai-
sons de croire exacts.
Article premier. — Les marchandises
d'origine ou de fabrication anglaise non
énumérées dans le tableau ci-dessous res-
teront soumises aux droits d'importation
fixés par le traité du 23 janvier 1800 et
par les conventions des 12 octobre et 16
novembre de la même année.
Art. 2. — Les droits supplémentaires
dont il est question dans le tableau annexé
au présent traité seront ajoutés à ceux qui
sont fixés pour les fils et tissus énumérés
dans-le même tableau.
Art. 3. — Outre les droits établis par les
conventions des 12 octobre et 16 novembre
1860 et par les dispositions des articles
précédents, il pourra être fixé des droits
supplémentaires pour compenser ceux qui
seraient imposés en France sur les matiè-
res premières ou tinctoriales.
Art. 4. — Le présent traité ne sera en
vigueur que lorsque le président de la
République française aura été autorisé par
l'Assemblée nationale à exécuter les enga-
gements ci-dessus mentionnés.
Art. 5. — Le présent traité restera en
vigueur jusqu'au 1er janvier 1877.
LIN ET CHANVRE.
Les fils écrus de lin ou de chanvre me-
surant de 24,000 à 36,000 mètres par ki-
logr. paieront un droit de 48 fr. les 100
kilogr,; - de 36,000 à 72,000 mètres, 80 fr.
— Au-delà de 72,000 mètres, 133 fr.
Les mêmes fils non écrus ou teints paie-
ront, par 100 kilogr.: ceux de24 à 36,000
mètres, 60 fr.; — ceux de 36 à 72,000 mè-
tres, 100 fr.; — ceux de plus de 72,000 mè-
tres, 168 fr.
Les tissus de chanvre et de lin contenant
17 fils par 5 millimètres carrés, 30 fr. les.
100 kilog.;—ceux de 19, 21 et 22 fils, 55 fr.:
— ceux de 25, 27 et 29 fils, 90 fr.; —ceux
de 32, 34 et 36 fils, 115 fr.;—ceux de 38, 40
et 42 fils, 170 fr.; — ceux de 44, 46 et 48
fils, 200 fr.; — ceux de 50 fils et au-dessus,
400 fr.
LAINES
Tous les fils de laine cardée mesurant
5,000 mètres au kilogramme, 10 fr. par
FEUILLETON DU XIX- SIÈCLE
L'ASSASSIN DU GARDE
NOUVELLE
PAR
ÉLIE BERTHET
V
(Suite.)
L'autre essaya de répondre au regard
pénétrant que Léon attachait sur lui par
un regard ferme et menaçant ; il ne put y
parvenir et balbutia :
— Non, je ne le connais pas.
- Eh bien! moi, je le connais. Je le
connais à merveille. J'ai les preuves les
plus nettes, les plus précises du crime.
Quand je le voudrai, rien ne me sera plus
facile que de faire tomber la tête du cou-
pable.
Hermann pâlit - visiblement. Il répliqua
pourtant d'un ton assez ferme:
-1, Bon ! c'est encore une de vos plaisan-
teries. Vous riez de tout et de tou3.
_1 V ùliS croyez? Je vous assure pourtant
que ma provision de rire est épuisée pour
aujourd'hui. Et tenez, puisque vous dour
tez de ma parole, je vais vous convaincre
en vous contant toute l'histoire de ce co-
quin; elle est curieuse et pourra vous
amuser. Il s'agit d'un personnage qui, dit-
on est fort comme un bœuf et rusé comme
un serpent. Mais sa matoiserie qui trompe
des imbéciles de campagnards ne me
rompe pas, moi; et quant à ses solides
poignets,on est tout prêt à leur répondre.
Ecoutez-moi donc.,.
Hermann avait décidément repris conte-
nance.
— Je disais bien.c'estquelque nouvelle
« blague. » Quoique le sujet ne me plaise
guère, ne vous gênez pas !
— Eh! eh !. très fort! murmura Léon en
riant; mais ça ne prendra pas.
Il poursuivit après un silence :
— Imaginez, Hermann, que le coquin
dont il s'agit n'en était pas à son coup d'es-
sai, quand il a assassiné le garde Martin.
Il avait débuté par un crime encore plus
horrible, en tuant lâchement, la nuit, sa
pauvre femme et l'enfant qu'elle portait
dans son sein.
— Qui vous a dit cela ? interrompit Her-
mann impétueusement.
- Tiens!'tiens!. voilà donc que mon
histoire commence à vous « amuser »!.. On
ne m'a rien dit, mais je sais, je suis sûr.
supposez que j'aie vu !. Une nuit, mon
gredin obligea la pauvre créature à se le-
ver, pour remplir je ne sais quel devoir de
ménage, et comme elle n'obéissait pas assez
vite, il la traîna par les cheveux, il la frap-
pa avec fureur. La malheureuse ne cria
pas, ne mit personne dans la confidence
de cet acte abominable; mais elle mourut
quelques heures plus tard avec son en-
fant.
Les yeux d'Hermann avaient pris une
expression de surprise et de terreur que
rien ne saurait rendre.
— Vous. vous êtes le diable! bégaya-
t-il; comment pouvez-vous savoir.?
— Le diable ne sait-il pas tout? Mais
laissez-moi continuer. Demeuré veuf,
avec une petite fille qui ne l'embarrasse
guère, car elle a été recueillie par une pa-
rente, mon vaurien, qui désirait se rema-
rier et courtisait -- une jolie veuve du
voisinage, eût bien désiré aussi se débar-
rasser de son beau-père, La .chose était
d'autant plus urgente que le susdit beau-
père avait quelque fortune et semblait
devoir tout croquer dans un terme pro-
chain. On l'avait gourmandé à diverses re-
prises, on l'avait menacé et même, un peu
battu ; rien n'y faisait. Ce maudit beau-
père continuait à manger, surtout à boire,
son bien, et il importait d'y mettre ordre
au plus vite.
Mon gueusard, contre l'habitude des
hommes du pays, n'avait pas de fusil et il
est prouvé qu'il n'en a jamais emprunté.
En revanche, il possédait un afîVeux pisto-
let à deux coups et à pierre, auquel man-
quait un chien, et. que tous les gens du
village se souviennent d'avoir vu entre ses
mains, quand il le tirait, aux noces et aux
jours de fête. Le bon coup de cette arme
abominable ratait fréquemment; quant au
mauvais coup, celui qui n'avait pas de
chien, il fallait y mettre le feu avec une
allumette, ce qui n'eût pas été commode
pour tirer une perdrix au vol. Néanmoins
ce fut avec ce pistolet que le gendre, habi-
tué à le manier, résolut de tuer son beau-
père. Il alla se mettre en embuscade, dans
un bois, où il savait que Martin devait
passer à une certaine heure. Caphé dans
un buisson, il attendit avec patience. Aus-
sitôt qu'il aperçut le garde, il enflamma
une allumette, et mit le feu à la poudre du
bassinet. Le coup porta et il était mortel.
Cependant cela ne suffit pas à l'assassin; il
sortit de sa cachette, s'élança sur le mal-
heureux renversé, et lui tira un second
coup.Puis, dans un accès de rage féroce, il
lui frappa la figure avec son pistolet dé-
chargé et se sauva. Et qu'on ne dise pas,
ajouta Léon Girard que ce sont là des sup-
positions ! Les faits sont précis, authenti-
ques, incontestables. Bridou et son cama-
rade ont entendu les deux coups de feu,
dont un, celui qui est parti au moyen d'une
allumette, a produit une vive lumière.L'al-
lumette brûlée a été trouvée par les ma-
gistrats instructeurs, comme le constate
le procès-verbal ; enfin les deux lingots
qui ont tué le garde sont exactement du
calibre du pistolet!.
Pendant qu'il écoutait ce récit, Hermann
avait les traits décomposés ; tous les mus-
cles de son visage s'agitaient, ses cheveux
étaient mouillés de sueur.
— Quoi que vous en disiez, monsieur, re-
prit-il, il ne suffit pas d'avancer de telles
choses, il faut encore les prouver.
— Eh! morbleu ! ne sont-elles pas prou-
vées? On présentera aux juges, s'il en est
besoin, le pistolet rouillé que tout le monde
a vu entre les mains du coupable et qui a
été l'instrument du crime.
Hermann regarda fixement l'artiste, et
se levant d'un bond, alla ouvrir le tiroir
d'un vieux petit meuble qui se trouvait au
bout de la chambre. Son inspection ne fut
pas longue, et il revint vers la che-
minée, en disant d'une voix menaçante :
— Le pistolet!. qu'avez-vous fait du
pistolet?
Léon Girard tournait autour de la table,
de manière à la placer toujours entre lui
et le terrible colosse.
— Il se retrouvera, répliqua-t-il sans
s'émouvoir, du moins en apparence ; il est
maintenant en lieu sûr. C'était un objet
de nulle valeur, et on n'avait pas jugé à
propos de le bien cacher; aussi l'ai-je fa-
cilement découvert; et vous saurez bientôt
ce que j'en ai fait.
Mais cette fois la rage avait remplacé la
crainte chez le farouche Herman; les yeux
lui sortaient de la tête.
— Mon pistolet! gronda-t-il ; je le veux.
— Je n'ai pas le vôtre, répliqua l'artiste
froidement, mais j'ai le mien. et le mien
ne rate jamais!
En même temps, il exhiba son revolver et
Hermann vit la gueule de l'instrument de
mort dirigée contre sa poitrine. Il se calma
aussitôt et resta immobile. Léon Girard,
après l'avoir tenu en joue un moment, lui
dit avec bonhomie :
— Allons ! reprenez votre place, maître
Hermann ; vous ne gagneriez rien à mon-
trer votre mauvais caractère. Je pourrais
vous tuer comme un chien et, sachant ce
que je sais, je n'aurais à craindre aucune
poursuite. Quant à vous, si vous me faisiez
le moindre mal, avant vingt-quatre heures
vous seriez coffré : j'ai pris mes précau-
tions, comme je vous l'expliquerai bientôt.
Hermann hésita un peu, et finit par se
jeter sur sa chaise, au coin du feu. Alors
Girard posa son revolver sur la table et
se versa tranquillement une nouvelle
tasse de thé.
— Comme ça, Hermann, reprit-il, mon
histoire vous « amuse »? Ce qu'il me reste
à vous raconter est le plus gai de la chose.
Vous allez voir de quelle manière mon fi-
naud s'y est pris pour donner le change à
la justice et pour trouver des complices dans
de bonnes gens qui ne s'en doutent guère.En
se rendant à Bois-Brûlé, son pistolet dans
la poche, il passa devant chez les Hubert et
entra. Il n'y avait personne dans la mai-
son, la mère et la fille s'étant rendues chez
des voisins. L'idée d'une ruse s'offrit à l'es-
prit du vaurien, qui résolut de profiter de
l'occasion pour se préparer ce que l'on ap-
pelle un alibi. Il arrêta la pendule des Hu-
bert et s'éloigna bien vite. Le crime a été
commis sur les six heures ; à six heures
et demi environ,, mon homme reparaît. La
Hubert et Thérèse étaient rentrées chez
elles. Il leur fait remarquer que leur pen-
dule est arrêtée et, tirant sa montre (qu'il
avait retardée exprès), il leur prouve qu'il
est à peine six heures. Voilà comment les
deux femmes jurent leurs grands dieux que
ce jour-là, à six heures précises, vous. le
coupable était chez elles.
— L'ont-elles dit? Est-ce que la Hubert
et sa fille prétendent.
— Mon Dieu ! elles ne prétendent rien
du tout, les pauvres femmes ! Elles disent
simplement qu'on leur a donné l'heure,
quand leur pendule ne marchait plus;
elles ne voient pas la portée du fait,
non plus que les commères de leur
ntourage, et nul ne soupçonne.., Mais en
fait de matoiseries, écoutez quelque chose
de plus fort :
Il ne suffisait pas au meurtrier de
Martin de s'être ainsi préparé des témoins
à décharge ; il lui importait encore de faire
tomber les soupçons sur un innocent, qui
présentait des apparences de culpabilité.
Qu'imagina-t-il ? Près de Rivecourt habi-
habitait un brave homme de garde qui s'p-
tait chamaillé, dans le temps, avec le dé-
funt, pour un délit de braconnage. Mon
chenapan s'avise d'accuser le garde du
meurtre de Martin. Il monte la tête aux
gens du pays, il leur dit que la justice ne
fait pas son devoir, il les décide à s'armer
de leurs rouillards et à se rendre chez le
soi-disant coupable. Hein! était-ce assez
habile 1,. De deux choses l'une : ou le
garde pouvait être tué dans la bagarre, et
alors on aurait attribué le fait à l'exaspé-
ration de la population, à la légitime ven-
geance d'un vertueux gendre, et le Illort
n'aurait plus pu se justifier; ou bien on ne
réussirait pas, mais alors on détournait
adroitement les soupçons du vrai coupable
et on désignait aux magistrats celui que
l'opinion publique accusait.
Encore une fois, l'homme qui a machiné
cela était un malin!. Seulement il n'a pas
réussi. La force armée et les magistrats
sont intervenus trop tôt ; le garde est par-
venu à se disculper. Ce qui prouve, Her-
mann, acheva l'artiste d'un ton sentencieux,
que l'habileté et la finesse, comme la vertu.
ne sont pas toujours récompensées sur la
terre I
ELIE BERTHET.
(A suivre.)
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