Titre : Le Rappel / directeur gérant Albert Barbieux
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1893-04-02
Contributeur : Barbieux, Albert. Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328479063
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 79956 Nombre total de vues : 79956
Description : 02 avril 1893 02 avril 1893
Description : 1893/04/02 (N8423). 1893/04/02 (N8423).
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k7541537s
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-43
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 24/12/2012
Né 84-23 — Dimanche S Âfrfl <893
CINQ centimes le numéro
-Rit -t niOI — W 342S
- -L toi "NOSM
BtDACTIOIf ,--
131, BUE MONTMARTRE, 1311
S'ÂDBESSER AU SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION
De 4 h 6 heures du soir
Et de 9 heures du soir à minuit
yga MANUSCRITS NON INSÉBÉB NB SERONT PAS RENDUS
LE RAFFEL
1 a lu IM,, ! 1ST* ATI01IW ç
11 1
Adresser lettres èt nuMMÉ l,
A VADMINISTRATEUR-GÉR* - 1
ANNONCES
MM. Ch. LAGRANGE, CERF et O*
6, place de la Bonne, 6
ABONNEMENTS
PARIS
un mois 2 FR.
TROIS MOIS. 6 —
SIX MOIS. 9 FEU.
UN AN. 18-
Rédacteur en chef : AUGUSTE JACQUERIE
ABONNEMENTS
DÉPARTEMENTS
RO MOIS 2 Fa.
TBOI8 MOIS 6 —
SIX mois.11 nu
UN aa 20 —
Le Rappeleommencera demain dans
son feuilleton la publication de
MYSTÈRE
DE LA RUE CHiNOINESSE
GRAND ROMAN PARISIEN CONTE. PORAII
L'étrange et inexplicable disparition
d'un ouvrier, ou d'un personnage se
donnant pour tel, est le sujet de ce
curieux et original roman, dont les
émouvantes péripéties captivent d'au-
tant plus le lecteur qu'appuyées sur
lies documents authentiques, elles ont
le cachet de la plus saisissante réalité.
Invenlionje tailleur
Les Allemands voudraient bien
trouver un moyen de faire respecter
leur peau par les balles du fusil Lebel.
L'autre jour, dans la forêt de Kœser-
thal, le colonel Van Oppen faisait
faire à ses grenadiers des expérien-
ces d'invulnérabilité.
Il s'agissait d'une armure, pas en
1er ou en acier comme celles qu'on ad-
tnire en ce moment à l'exposition
Ppitzer. En les regardant, je me rap-
pelais ces lignes de Michelet sur la
bataille de Crécy :
— « La pesante armure que l'on
commençait à porter alors ne permet-
tait pas aux cavaliers, une fois tom-
bés, de se relever. Les couteliers de
Dalles et de Cornouailles venaient avec
leurs couteaux et les tuaient sans
sftierci, quelque grands seigneurs
qu'ils fussent. »
:, Et à la bataille d'Azincourt :
— « Au moment décisif, lorsque le
Vieux Thomas de Herpinghem, ayant
rangé l'armée anglaise, jeta son bâton
en l'air en disant : « Now strike !
(Maintenant, frappe !J, lorsque les
Anglais eurent répondu par un formi-
dable cri de dix mille hommes, l'ar-
mée française resta immobile, à leur
grand étonnement. Chevaux et cheva-
liers , tous parurent enchantés ou
morts dans leurs armures. C'est que
ces grands chevaux de combat, sous
Ja charge de leur pesant cavalier, de
leur vaste caparaçon de fer, s'étaient
profondément enfoncés des quatre
pieds dans les terres amollies par les
Dluies. »
Ce n'est pas une armure de fer ou
d'acier qu'essayait le colonel Van Op-
pen. C'est un habillement imaginé par
un tailleur de Mannheim, un vête-
ment tissé en fibres brutes de chanvre
comprimées à la presse hydraulique.
Il ne pèse que six livres. Il est vrai
qu'il ne couvre ni les bras ni les jam-
bes, dont, si mince qu'il soit, il gêne-
rait les mouvements ; mais le tailleur
est à la recherche d'un tissu plus sou-
ple qui étendrait l'invulnérabilité à
tout le corps. Il y a un habit pour
aller impunément sous l'eau, il y en
aurait un pour aller impunément au
feu.
Les journaux allemands disent que
Jes expériences de la forêt de Kœser-
thal ont parfaitement réussi et ils es-
tèrent* qu'à la guerre future les balles
des fusils Lebel ne causeront qu'un
agréable chatouillement. Achille, que
sa mère, une déesse, avait cru rendre
invulnérable, n'en a pas moins été tué
par Paris.
Le tailleur de Mannhein n'est qu'un
inventeur de deuxième et même de
quatrième main. Une invention pa-
reille fut offerte au duc de Wellington.
Une cotte de mailles analogue fut pro-
posée, il y a une vingtaine d'années,
par un officier d'état-major italien.
Tout récemment, un mécanicien vien-
nois a eu l'idée d'une cuirasse en
fibres de chanvre comprimées comme
le complet du tailleur que, ne tra-
versaient pas les balles de revolver
à bout portant.
Et n'est-ce pas curieux ce cercle vi-
cieux où tournent les inventeu rs, al-
lant de la balle irrésistible à l'habit
imperméable?
Dans l'admirable discours qu'il a
prononcé, en 1876, à l'occasion d'un
envoi de délégués ouvriers à l'exposi-
tion de Philadelphie, Victor Hugo
disait :
— « Les hommes du passé font un
travail terrible. Pendant que nous tâ-
chons de créer la vie, ils font la guerre,
c'est-à-dire la mort. Faire la mort,
quelle sombre folie! Ils ont leur fé-
condité à eux, qui est la destruction;
ils ont, eux aussi, leurs inventions,
leurs perfectionnements, leurs décou-
vertes; ils inventent, quoi? le canon
Krupp; ils perfectionnent, quoi? la
mitrailleuse. Ils cherchent la pierre
philosophale de l'armement invincible
et définitif; ils dépensent des millions
pour faire des navires que ne peut
trouer aucun projectile, puis ils dépen-
sent d'autres millions pour faire des
projectiles pouvant trouer tous les na-
vires. Cela fait, ils recommencent. »
Et le grand poète-orateur concluait
par ce cri :
— « Que la paix soit entre les hom-
mes! »
C'est notre conclusion. Ce sera celle
de l'avenir.
AUGUSTB VACQUBRIE.
Li CRISE MINISTERIELLE
La première journée de la crise s'est
passée, suivant l'usage, en consulta-
tions.
Dans la matinée, le président de la
République a reçu successivement M.
Challemél-Lacour, président du Sénat, et
M. Casimir-Perier , président de la
Chambre, pour conférer sur la situation
politique générale.
Dans l'après-midi, M. Carnot a con-
féré avec M. Peytral, président de la
commission du budget de la Chambre, et
avec M. Boulanger, rapporteur général
de la commission des finances du Sénat;
le présicient de cette dernière, M. Faye,
étant absent. Avec MM. Peytral et Bou-
langer, M. Carnot s'est plus particulière-
ment entretenu du conflit budgétaire et
des moyens de le résoudre.
Jusqu'à présent il est encore impos-
sible de prévoir vers quelle solution la
crise s'achemine. L'idée de confier la
présidence du conseil à M. Develle, le
ministre actuel des affaires étrangères,
semble devoir être écartée définitive-
ment. L'engagement des membres du
cabinet Ribot de ne pas faire partie du
cabinet suivant — engagement que nous
avons signalé hier — est décidément
ferme et il exclut dès lors toute idée de
prendre le président du futur ministère
dans l'ancien. Le cercle des candida-
tures possibles se rétrécit par suite d'au-
tant.
Disons à ce propos que M. Develle
quitte Paris aujourd'hui même pour al-
ler prendre quelque repos à la cam-
pagne.
La question de dissolution de la Cham-
bre s'est posée, paraît-il, dans les entre-
tiens qu'a eus hier le président de la
République. Il semble résulter de laque
l'idée de dissoudre la Chambre doit être
écartée des préoccupations actuelles. La
question, si tant est qu'elle doive se po-
ser à un moment donné, ne doit pas être
considérée comme étant du nombre des
éventualités prochaines.
D'une part, en effet, on a représenté au
président de la République que la majo-
rité du parti républicain ne prévoit pas
l'heure de la dissolution venue et d'autre
part, personne dans le gouvernement
ni dans le Sénat, ne voudrait faire la
dissolution contre le parti républicain.
La question ne se posera que d'accord
entre les pouvoirs publics.
Nous devons ajouter que de la confé-
rence avec les représentants des com-
missions financières des deux Chambres,
il semble ressortir que la situation n'est
pas aussi aiguë qu'on pourrait le croire
au premier abord.
Le désaccord sur le budget entre les
deux assemblées n'est pas un conflit, et
il y a encore lieu d'espérer qu'il pourra
être résolu à l'amiable. M. Peytral a in-
sisté sur ce point que la Chambre avait
surtout été mue parla pensée de ne pas
laisser porter atteinte à ses prérogatives
financières, surtout à la veille du jour
de reparaître devant le corps électoral.
Et s'il pouvait être démontré que tel
n'a pas été le but du.Sénat, le rétablisse-
ment de l'accord pourrait être obtenu.
Le président de la République, après
avoir eu les conférences que nous avons
indiquées, n'a fait appeler aucun per-
sonnage politique. Ce n'est qu'aujour-
d'hui qu'il désignera et convoquera
celui auquel il offrira la mission de
former le nouveau cabinet.
«an»
COLLECTION D'INSENSÉS
Le vote de jeudi inspire à la Gazette
de France cette appréciation de la majo-
rité qui a renversé le ministère.
— « Elle vote, elle parle, elle légifère
au hasard de la fourchette. En réalité,
elle ne sait ce qu'elle fait. Cette collection
d'insensés ne s'est pas rendu compte
que, les vacances de Pâques s'ouvrant,
la France allait rester sans budget, alors
qu'un conflit des plus graves surgit
entre le Sénat et la Chambre! »
Or, dans le vote qui a renversé le
ministère, il y a 118 députés de la droite,
c'est-à-dire la presque totalité de ses
membres, puisqu'ils ne sont que 154.
C'est donc la droite que la Gazette de
France, journal droitier, appelle « collec-
tion d'insensés qui légifèrent au hasard
de la fourchette et qui ne savent ce qu'ils
font ».
——————————— ———————————
QUERELLE D'ALLEMAND
L'expulsion de l'Allemand Otto Bran-
dès a mis l'officieuse Gazette de VAlle-
magne du Nord dans un état de colère si
comique que tout le monde fait cercle
pour la regarder écumer :
« A très court intervalle, s'écrie l'offi-
cieuse Gazette dans la plus calme partie
de son discours, à très court intervalle
deux correspondants allemands ont été
expulsés de France sous le prétexte
qu'ils avaient adressé à leurs journaux
des informations. mensongères.
» Le droit du gouvernement français
d'expulser, sans qu'il ait même à en dire
le motif, tout étranger qui lui déplaît est
indiscutable; mais l'appel à la haine
populaire est toujours un moyen dange-
reux, et les applaudissements unanimes
de la presse française tout entière, si
agréables qu'ils puissent être aux oreil-
les des gouvernants du moment sont
trop chèrement achetés par l'incitation
de passions dans lesquelles l'Europe,
qui a besoin de la paix, est habituée à
voir un danger de guerre permanent. »
L'aimable Gazette de l'Allemagne du
Nord néglige de pousser ces cris-là
lorsque des journalistes français sont
expulsés de Berlin, ce qui arrive pourtant
quelquefois (notre confrère Aurio, du
Soleil, et d'autres pourraient en témoi-
gner) ; elle néglige en outre de rappeler
que le journal allemand représenté à
Paris par M. Otto Brandès, publiait des
correspondances dans lesquelles le fils du
président de la République était dé-
signé, mensongèrement, comme ayant
reçu un chèque de la compagnie de
Panama.
Un journal italien, la Gazette piémon-
taise, rappelle à ce propos que plusieurs
correspondants italiens ont été expulsés
de Berlin pour des motifs bien moins
sérieux que ceux qui ont motivé l'expul-
sion de M. Brandès, et il considère
comme excessive et non justifiée la belle
indignation de l'officieux berlinois.
La Gazette piémontaisê croit même
que la grande colère de son confrère al-
lemand est feinte, destinée à faire croire
à une tension des rapports internatio-
naux et, par suite, à soutirer au Reichs-
tag le vote de la loi militaire.
La Tribuna de Rome formule exacte-
ment la même réflexion.
Nous partageor l'avis des deux jour-
naux italiens.
'■
LETTRES INÉDITES DE MILLET
Chez M. Jean-Baptiste Millet
Un stock de faux dessins—Misère d'artiste
Tout n'a pas été dit sur J.-F. Millet.
Chaque jour amène sa moisson de docu-
ments sur cette existence douloureuse,
consacrée au travail, sans souci des né-
gations imbécilles et aboutissant à l'apo-
théose ironique de la gloire posthume.
Le temps est passé où un directeur des
beaux-arts s'amusait à décorer un Millet
architecte, qu'il feignait de confondre
avec l'auteur de l'Angelus, où une impé-
ratrice désignant du bout de l'éventail
l'Homme à la houe, s'écriait, aux applau-
dissements des chambellans : « Mais,
c'est Troppmann, ça! », où le Semeur
était condamné par un jury comme con-
tenant une allusion antidynastique.
La probité tout d'une pièce du grand
Rustique et son entêtement sublime ont
eu raison des basses persécutions qui
attristèrent son âme douce et sereine
sans inquiéter sa haute conscience. Que
sont devenus ses détracteurs?
Aujourd'hui il court un autre danger.
Sur son œuvre consacrée s'est abattue
la bande noire des spéculateurs. Les
faux Millet commencent à se révéler de
toutes parts et les dessins attribués au
maître, audacieusement signés de son
nom, abondent dans la circulation.
On se rappelle, d'ailleurs, la mésaven-
ture piquante dont fut victime, il y a peu
de temps, un éminent amateur apparte-
nant à la fois, par ses origines, à l'orléa-
nisme et à l'économie. politique, sans
calembour. Il avait acquis pour 2,000 fr.
cinq Millet représentant des intérieurs
de fermes et des volailles. Un procès dé-
montra que les toiles étaient l'Oeuvre
d'un barbouilleur de village.
Tout en haut de la colline sacrée de
Montmartre, un atelier clair où la puis-
sante nature de Normandie éclate et
chatoie en dessins suggestifs, en aqua-
relles d'une poésie large et communica-
tive, c'est là que j'ai rencontré M. Jean-
Baptiste Millet, le frère du maître. Par
une échappée, la vue plonge de ce nid
de montagne sur un bout de jardin que
protège un vieil orme noueux, aux bran-
ches enchevêtrées. Au delà, dans une
brume, s'étend la vallée historique, toute
semblable à une chaudière en ébulli-
tion.
On l'a remarqué, les longues intimités
amènent insensiblement une certaine
parité physique. Il faut retourner dans
ce sens le proverbe : Qui s'assemble se
ressemble. M. Jean-Baptiste Millet est
l'image frappante de son frère. Même
carrure dénonçant la solide rusticité de
la race, même barbe à la Quarante-Huit
dans laquelle le rire s'épanouit, même
regard direct et franc, même conception
de la nature, même passion pour les
larges horizons et les puissantes syn-
thèses.
— a Ah, mon cher ami, s'écrie-t-il,
quelle sotte chose que notre société phi-
listine ! On paye couramment cent mille
francs ce que mon frère vendait parfois
cent francs. La réaction contre l'injustice
dont il souffrit, dont il mourut, on peut
le dire, dépasse le but. On couvre d'or
des ébauches qui n'ont qu'un mérite
purement documentaire, comme ce por-
trait de notre jeune frère Pierre que vous
voyez-là, et l'on a laissé partir pour l'A
mérique ses œuvres maîtresses. Tenez,
je me rappelle que François avait relé-
gué dans un coin de son atelier une étude
qui l'encombrait. Il avait fini par la trans-
former en devant de cheminée. Un jour,
un familier de la maison s'empara sans
façon du bout de toile : « J'emporte cette
petite machine-là », dit-il. Plus tard, il
l'a vendue 40,000 fr.
» Cet emballement devait tenter la cu-
pidité des mercantis. A moi-même, mon
cher ami, depuis la mort de mon frère,
on a infligé la suprême injure de pro-
poser, à plusieurs reprises, une petite
fortune si je consentais à laisser substi-
tuer un F à la deuxième initiale de ma
signature. On m'aurait acheté en bloc
mes dessins. J'ai refusé énergiquement,
mais j'ai su qu'on avait passé outre et
opéré la substitution. Des amateurs dis-
tingués, les étrangers surtout, s'y trom-
pent tous les jours. Si honorable que
soit pour moi cette confusion, je vous
serais bien obligé d'enregistrer ma pro-
testation.
» Au surplus, la ressemblance que l'on
a bien voulu relever entre certaines de
nos œuvres s'explique par l'entente in-
tellectuelle qui nous unissait, par un
égal besoin de résumer les types rus-
tiques en sobres silhouettes encadrées
d'infini. Pauvre frère, nous avons vécu
ensemble si étroitement que nos âmes
ont fini par se mêler I Voyez-vous cette
marine; nous l'avons faite en collabora-
tion. La barque de pêche est de moi, j'ai
été marin, je m'y connais. C'est lui qui a
fait le reste. Il n'était pas, comme d'au-
cuns l'ont cru, un forestier exclusif ; il
adorait la mer et savait merveilleuse-
ment en exprimer la simple grandeur.
» J'ai, d'ailleurs, longtemps travaillé
avec lui, m'étayant de ses conseils, de sa
robuste expérience, de son intuition si
sûre et si saine, dans cet atelier de Bar-
bizon où a passé la glorieuse école des
paysagistes.
» Oh! ce chalet de Barbizon 1 C'était la
maison de Socrate, toujours pleine d'a-
mis. Et quels amis! Le bon Corot, le
Mécène de toutes les misères discrètes.
Le jour de la mort de François, il ac-
courut, devinant la maison désemparée,
mit une bourse dans la main de la veuve
et se chargea de la pension de mes deux
neveux. L'art ne l'avait pas enrichi
pourtant. Il hérita bourgeoisement sur
le tard. Jamais la Providence ne fit un
meilleur placement. Pauvre grand ar-
tiste, il s'étonnait quand il avait vendu
150 fr. une de ces toiles admirables
qui racontent, avec une grâce si at-
tendrie, l'étemel poème des aurores
mouillées et des soleils déclinants. Il
jetait les « nobles étrangères » sur le
parquet de terre battue de notre ate-
lier avec un geste écolier que lui eût
envié Schaunard et montait la gamme de
ses exclamations ingénues qui se termi-
nait invariablement par une royale invi-
tation : « Allons dîner chez Magny 1 »
C'est lui encore qui secourut la vieillesse
abandonnée de Daumier.
» Nous voyions également à Barbizon
Barye. Un philosophe qui cachait sa vie.
Sagesse ou originalité ? Pendant trente
ans, il fréquenta notre cénacle; taci-
turne toujours avec des allures mysté-
rieuses qui provoquaient nos plaisante-
rie. Au bout de ce temps, il apparut suivi
d'une smala patriarcale. Nous le croyions
un célibataire endurci, c'était un homme
de la Bible.
» Théodore Rousseau donnait des ré-
ceptions, menait une vie riche en appa-
rence, au fond minée par une gêne se-
crète. Pendant qu'il pratiquait une hos-
pitalité homérique, son père battait Paris
sans relâche, à la recherche d'emprunts
onéreux. A sa mort, les corbeaux du
commerce se ruèrent sur son œuvre qui
fut dispersée à vil prix.
» Diaz ne laissa aux siens qu'un nom
glorieux. Sa veuve s'éteignit à Charen-
ton. Quels drames dans ces existences
où les douleurs de l'artiste méconnu se
doublent du tourment des responsabilfc
tés familiales ! Comme le disait Renan
dans une causerie intime, la marche à
l'étoile conduit sûrement son homme &
Bethléem, c'est-à-dire tout prosaïque"
ment sur la paille. »
Sur ces mots, M. J.-B. Millet se lève et
va prendre dans un coin de bahut uno
liasse de papiers jaunis.
— Tenez, me dit-il, voici la correspon<
dance de mon frère. Toute notre vie
tient là, dans ces quelques feuilles. Si
vous voyez un intérêt quelconque à en
publier des extraits, je les livre à votre
discrétion. Si vous voulez, nous allons
en lire quelques-unes ensemble.
NOEL AMAUDRU.
(A suivre.)
L'INCIDENT DE SAINT-DOMINGUE
Le vapeur Saguinaw, venajit de Saints
Domingue, donne les détails suivants sui
l'acte de spoliation dont une banque fran-
çaise a été victime de la part du président
de la République de Saint-Domingue, au
moment où celui-ci se préparait à fuir de- >
vant l'insurrection.
Un procès était engagé, paraît-il, entre la
président et quelques résidents français
pour le paiement d'une certaine somme
d'argent.
Le président, impatienté par les délais
du procès, envoya des miliciens qui enva. -
hirent la Banque et saisirent une somme
d'or de 62,000 dollars, avec laquelle le pré-
sident se mit en marche pour l'île de Monte-
Christo, mais il fut arrêté en route par un
détachement que le capitaine du vaisseau
de guerre français stationné dans le port
avait mis à ses trousses.
Une demande d'indemnité de 100,000 fr,
qui avait tout d'abord été déposée parit
commandant du stationnaire français a été
retirée en attendant l'arrivée des ordres
demandés au gouvernement français.
e
L'Administration de la République
Le nouveau livre d'Edgar Monteilï
l'Administration de la République, est
un livre fort instructif.
Deux parties surtout sont traitées ave
une compétence que l'auteur a naturel-
lement trouvées dans les postes diffé]j
rents qu'il lui a été donné d'occuper 1
les Préfets et la Ville de Paris.
Il est toujours intéressant de voir daw
quel monde spécial on est transporté
quand on s'occupe des préfectures., Le
préfet ne devient pas un être spécial,
assurément, mais ce n'est plus une per..
sonne qui juge comme vous et moi,
parce qu'il se trouve pris dans une hié-t
rarchie qui a ses lois.
Qui de nous ne songerait pas à rirt*
quand on lui parle du rang que doit
occuper le préfet, de la place qui lui est
assignée? Chinoiseries, nous écrions-
nous, dont on ne doit plus s'inquiét3r
sous la République. D'accord, répond
M. Edgar Monteil, mais par malheur il
ne s'agit pas de théories, il s'agit de
faits.
Le président de la République s'in-
quiète fort de la hiérarchie pour régler
ses réceptions, le monde diplomatique en
fait des affaires de respect et de prédomi-
nance nationale : pour les préfets, le dé.
cret de messidor an XII existe, inexora-
ble, et ce décret fait passer le représen.
tant du ministre, du président de la
République, après les archevêques, les
généraux et les magistrats, au onzième
rang de la hiérarchie, ce qui fait qu'il y
a dans les départements dix personnes
qui regardent comme un inférieur le
fonctionnaire qui a la délégation du pou-
voir exécutif.
Le préfet n'est pas abaissé personnel-
lement, mais le gouvernement de la Ré-
publique, qu'il représente, est assez
maltraité. N'y a-t-il pas là de sérieux
inconvénients ?
Les maires échappent au préfet depuis
qu'ils sont nommés par la commune;
les instituteurs ne le suivent que par
sympathie personnelle, parce que l'ad..
ministration de l'instruction publique
cherche à les rendre indépendants du
pouvoir politique.
Le préfet n'a que ce qu'il peut faire par
lui-même, par ses relations, mais cela
ne nous paraît guère efficace, car, ce
Feuilleton du RAPPEL
DU 2 AVRIL
■ ■
48
PECHEUR D'ISLAM
CINQUIÈME PARTIE
VU (suite)
Dehors, il y avait toujours sur la terre
a brume grise du matin ; et les feuilles
mortes continuaient d'entrer en dan-
sant.
Des pas dans le sentier 1 — Quelqu'un
venait? — Alors elle se leva, bien droite;
d'un tour de main, rajusta sa coiffe, se
composa une figure.
Les pas se rapprochaient, on allait en-
trer. Vite elle prit un air d'être là par
hasard, ne voulant pas encore, pour rien
Reproduction interdite.
Voir le Rappel du 14 février au 1er lLVU.
au monde, ressembler à une femme de
naufragé.
Justement c'était Fante Floury, la
femme du second de la Léopoldine.
Elle comprit tout de suite, celle-ci, ce
que Gaud faisait là; inutile de feindre
avec elle.
Et d'abord elles restèrent muettes l'une
devant l'autre, les deux femmes, épou-
vantées davantage et s'en voulant de
s'être rencontrées dans un même senti-
ment de terreur, presque haineuses.
— Tous ceux de Tréguier et de Saint-
Brieuc sont rentrés depuis huit jours,
dit enfin Fante, impitoyable, d'une voix
sourde et comme irritée.
Elle apportait un cierge pour faire un
vœu.
- Ah 1 oui. un vœu.. Gaud n'avait
pas encore voulu y songer, à ce moyen
des désolées. Mais elle entra dans la
chapelle derrière Fante, sans rien dire,
et elles s'agenouillèrent près l'une de
l'autre comme deux sœurs.
A la Vierge, Etoile-de-la-mer, elles
dirent des prières ardentes, avec toute
leur âme.
Et puis bientôt on n'entendit plus
qu'un bruit de sanglots, et leurs larmes
pressées commencèrent à tomber sur la
terer.
Elles se relevèrent plus douces, plus
confiantes.
Fante aida Gaud qui chancelait, et, la
prenant dans ses bras, l'embrassa.
Ayant essuyé leurs larmes, arrangé
leurs cheveux, épousseté le salpêtre et
la poussière des dalles sur leur jupon à
l'endroit des genoux, elles s'en allèrent,
sans plus rien se dire, par des chemins
différents.
VIII
Cette fin de septembre ressemblait à
un autre été, un peu mélancolique seu-
lement. Il faisait vraiment si beau cette
année-là que, sans les feuilles mortes
qui tombaient en pluie triste par les che-
mins, on eût dit le gai mois de juin.
Les maris, les fiancés, les amants
étaient revenus, et partout c'était la joie
d'un second printemps d'amour.
Un jour enfin, l'un des deux navires
retardataires d'Islande fut signalé au
large.
Lequel?.
Vite, les groupes de femmes s'étaient
formés, muets, anxieux, sur la falaise.
ê!:
Gaud, tremblante et pâlie, était là, à
côté du père de son Yann :
— Je crois fort, disait le vieux pêcheur,
je crois fort que c'est eux! Un liston
rouge, un hunier à rouleau, ça leur res-
semble joliment toujours; qu'en dis-tu,
Gaud, ma fille?
Et pourtant non, reprit-il, avec un
découragement soudain; non. nous nous
trompons encore, le bout-dehors n'est
pas pareil et ils ont un foc d'artimon.
Allons, pas eux pour cette fois, ma
c'est la Marie-Jeanne. Oh! mais bien sûr,
fille, ils ne tarderont pas.
Et chaque jour venait après chaque
jour; et chaque nuit arrivait à son
heure, avec une tranquillité inexorable.
Elle continuait de se mettre en toilette,
un peu comme une insensée, toujours
par peur de ressembler à une femme de
naufragé, s'exaspérant quand les autres
prenaient avec elle un air de compassion
et de mystère, détournant les yeux pour
ne pas croiser en route de ces regards
qui la glaçaient.
Maintenant elle avait pris l'habitude
d'aller dès le matin tout au bout des
terres, sur la haute faiaise de Pors-Even,
passant par derrière la maison pater-
nelle de son Yann, pour n'être pas vue
par la mère ni les petites sœurs.
Elle s'en allait toute seule à l'extrême
pointe de ce pays de Ploubazlanec, qui
se découpe en corne de renne sur la
Manche grise, et s'asseyait là tout le
jour au pied d'une croix isolée qui doC
mine les lointains immenses des eaux.
Il y en a ainsi partout, de ces croix de
granit, qui se dressent sur les falaises
avancées de cette terre des marins,
comme pour demander grâce; comme
pour apaiser la grande chose mouvante,
mystérieuse, qui attire les hommes et
ne les rend plus, et garde de préférence
les plus vaillants, les plus beaux.
Autour de cette croix de Pors-Even, il
y avait les landes éternellement vertes,
tapissées d'ajoncs courts. Et, à cette
hauteur, l'air de la mer était très pur,
ayant à peine l'odeur salée des goémons,
mais rempli des senteurs délicieuses de
septembre.
On voyait se dessiner très loin, les
unes par-dessus les autres, toutes les
découpures de la côte ; la terre de Bre-
tagne finissait en pointes dentelées qui
s'allongeaient sur le tranquille néant des
eaux.
Au premier plan, des roches criblaient
la mer; mais au delà, rien ne troublait
plus son poli de miroir; elle menait un
tout petit bruit caressant, léger et im-
mense, qui montait du fond de toutes
les baies.
Et c'étaient des lointains si calmes, des
profondeurs si douces ! Le grand néant
bleu, le tombeau des Gaos, gardait son
mystère impénétrable, tandis que des
brises, faibles comme des souffles, pro-
menaient l'odeur des genêts ras qui
avaient refleuri au dernier soleil d'au-
tomne.
A certaines heures régulières, la mer
baissait, et des taches s'élargissaient
partout, comme si lentement la Manche
se vidait; ensuite, avec la même lenteur,
les eaux remontaient et continuaient
leur va-et-vient éternel sans aucun souci
des morts.
Et Gaud, assise au pied de sa croix,
restait là, au milieu de ces tranquillités,
regardant toujours, jusqu'à la nuit tom<
bée, jusqu'à ne plus rien voir.
PIERRE LOTI.
(A suivre,)
CINQ centimes le numéro
-Rit -t niOI — W 342S
- -L toi "NOSM
BtDACTIOIf ,--
131, BUE MONTMARTRE, 1311
S'ÂDBESSER AU SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION
De 4 h 6 heures du soir
Et de 9 heures du soir à minuit
yga MANUSCRITS NON INSÉBÉB NB SERONT PAS RENDUS
LE RAFFEL
1 a lu IM,, ! 1ST* ATI01IW ç
11 1
Adresser lettres èt nuMMÉ l,
A VADMINISTRATEUR-GÉR* - 1
ANNONCES
MM. Ch. LAGRANGE, CERF et O*
6, place de la Bonne, 6
ABONNEMENTS
PARIS
un mois 2 FR.
TROIS MOIS. 6 —
SIX MOIS. 9 FEU.
UN AN. 18-
Rédacteur en chef : AUGUSTE JACQUERIE
ABONNEMENTS
DÉPARTEMENTS
RO MOIS 2 Fa.
TBOI8 MOIS 6 —
SIX mois.11 nu
UN aa 20 —
Le Rappeleommencera demain dans
son feuilleton la publication de
MYSTÈRE
DE LA RUE CHiNOINESSE
GRAND ROMAN PARISIEN CONTE. PORAII
L'étrange et inexplicable disparition
d'un ouvrier, ou d'un personnage se
donnant pour tel, est le sujet de ce
curieux et original roman, dont les
émouvantes péripéties captivent d'au-
tant plus le lecteur qu'appuyées sur
lies documents authentiques, elles ont
le cachet de la plus saisissante réalité.
Invenlionje tailleur
Les Allemands voudraient bien
trouver un moyen de faire respecter
leur peau par les balles du fusil Lebel.
L'autre jour, dans la forêt de Kœser-
thal, le colonel Van Oppen faisait
faire à ses grenadiers des expérien-
ces d'invulnérabilité.
Il s'agissait d'une armure, pas en
1er ou en acier comme celles qu'on ad-
tnire en ce moment à l'exposition
Ppitzer. En les regardant, je me rap-
pelais ces lignes de Michelet sur la
bataille de Crécy :
— « La pesante armure que l'on
commençait à porter alors ne permet-
tait pas aux cavaliers, une fois tom-
bés, de se relever. Les couteliers de
Dalles et de Cornouailles venaient avec
leurs couteaux et les tuaient sans
sftierci, quelque grands seigneurs
qu'ils fussent. »
:, Et à la bataille d'Azincourt :
— « Au moment décisif, lorsque le
Vieux Thomas de Herpinghem, ayant
rangé l'armée anglaise, jeta son bâton
en l'air en disant : « Now strike !
(Maintenant, frappe !J, lorsque les
Anglais eurent répondu par un formi-
dable cri de dix mille hommes, l'ar-
mée française resta immobile, à leur
grand étonnement. Chevaux et cheva-
liers , tous parurent enchantés ou
morts dans leurs armures. C'est que
ces grands chevaux de combat, sous
Ja charge de leur pesant cavalier, de
leur vaste caparaçon de fer, s'étaient
profondément enfoncés des quatre
pieds dans les terres amollies par les
Dluies. »
Ce n'est pas une armure de fer ou
d'acier qu'essayait le colonel Van Op-
pen. C'est un habillement imaginé par
un tailleur de Mannheim, un vête-
ment tissé en fibres brutes de chanvre
comprimées à la presse hydraulique.
Il ne pèse que six livres. Il est vrai
qu'il ne couvre ni les bras ni les jam-
bes, dont, si mince qu'il soit, il gêne-
rait les mouvements ; mais le tailleur
est à la recherche d'un tissu plus sou-
ple qui étendrait l'invulnérabilité à
tout le corps. Il y a un habit pour
aller impunément sous l'eau, il y en
aurait un pour aller impunément au
feu.
Les journaux allemands disent que
Jes expériences de la forêt de Kœser-
thal ont parfaitement réussi et ils es-
tèrent* qu'à la guerre future les balles
des fusils Lebel ne causeront qu'un
agréable chatouillement. Achille, que
sa mère, une déesse, avait cru rendre
invulnérable, n'en a pas moins été tué
par Paris.
Le tailleur de Mannhein n'est qu'un
inventeur de deuxième et même de
quatrième main. Une invention pa-
reille fut offerte au duc de Wellington.
Une cotte de mailles analogue fut pro-
posée, il y a une vingtaine d'années,
par un officier d'état-major italien.
Tout récemment, un mécanicien vien-
nois a eu l'idée d'une cuirasse en
fibres de chanvre comprimées comme
le complet du tailleur que, ne tra-
versaient pas les balles de revolver
à bout portant.
Et n'est-ce pas curieux ce cercle vi-
cieux où tournent les inventeu rs, al-
lant de la balle irrésistible à l'habit
imperméable?
Dans l'admirable discours qu'il a
prononcé, en 1876, à l'occasion d'un
envoi de délégués ouvriers à l'exposi-
tion de Philadelphie, Victor Hugo
disait :
— « Les hommes du passé font un
travail terrible. Pendant que nous tâ-
chons de créer la vie, ils font la guerre,
c'est-à-dire la mort. Faire la mort,
quelle sombre folie! Ils ont leur fé-
condité à eux, qui est la destruction;
ils ont, eux aussi, leurs inventions,
leurs perfectionnements, leurs décou-
vertes; ils inventent, quoi? le canon
Krupp; ils perfectionnent, quoi? la
mitrailleuse. Ils cherchent la pierre
philosophale de l'armement invincible
et définitif; ils dépensent des millions
pour faire des navires que ne peut
trouer aucun projectile, puis ils dépen-
sent d'autres millions pour faire des
projectiles pouvant trouer tous les na-
vires. Cela fait, ils recommencent. »
Et le grand poète-orateur concluait
par ce cri :
— « Que la paix soit entre les hom-
mes! »
C'est notre conclusion. Ce sera celle
de l'avenir.
AUGUSTB VACQUBRIE.
Li CRISE MINISTERIELLE
La première journée de la crise s'est
passée, suivant l'usage, en consulta-
tions.
Dans la matinée, le président de la
République a reçu successivement M.
Challemél-Lacour, président du Sénat, et
M. Casimir-Perier , président de la
Chambre, pour conférer sur la situation
politique générale.
Dans l'après-midi, M. Carnot a con-
féré avec M. Peytral, président de la
commission du budget de la Chambre, et
avec M. Boulanger, rapporteur général
de la commission des finances du Sénat;
le présicient de cette dernière, M. Faye,
étant absent. Avec MM. Peytral et Bou-
langer, M. Carnot s'est plus particulière-
ment entretenu du conflit budgétaire et
des moyens de le résoudre.
Jusqu'à présent il est encore impos-
sible de prévoir vers quelle solution la
crise s'achemine. L'idée de confier la
présidence du conseil à M. Develle, le
ministre actuel des affaires étrangères,
semble devoir être écartée définitive-
ment. L'engagement des membres du
cabinet Ribot de ne pas faire partie du
cabinet suivant — engagement que nous
avons signalé hier — est décidément
ferme et il exclut dès lors toute idée de
prendre le président du futur ministère
dans l'ancien. Le cercle des candida-
tures possibles se rétrécit par suite d'au-
tant.
Disons à ce propos que M. Develle
quitte Paris aujourd'hui même pour al-
ler prendre quelque repos à la cam-
pagne.
La question de dissolution de la Cham-
bre s'est posée, paraît-il, dans les entre-
tiens qu'a eus hier le président de la
République. Il semble résulter de laque
l'idée de dissoudre la Chambre doit être
écartée des préoccupations actuelles. La
question, si tant est qu'elle doive se po-
ser à un moment donné, ne doit pas être
considérée comme étant du nombre des
éventualités prochaines.
D'une part, en effet, on a représenté au
président de la République que la majo-
rité du parti républicain ne prévoit pas
l'heure de la dissolution venue et d'autre
part, personne dans le gouvernement
ni dans le Sénat, ne voudrait faire la
dissolution contre le parti républicain.
La question ne se posera que d'accord
entre les pouvoirs publics.
Nous devons ajouter que de la confé-
rence avec les représentants des com-
missions financières des deux Chambres,
il semble ressortir que la situation n'est
pas aussi aiguë qu'on pourrait le croire
au premier abord.
Le désaccord sur le budget entre les
deux assemblées n'est pas un conflit, et
il y a encore lieu d'espérer qu'il pourra
être résolu à l'amiable. M. Peytral a in-
sisté sur ce point que la Chambre avait
surtout été mue parla pensée de ne pas
laisser porter atteinte à ses prérogatives
financières, surtout à la veille du jour
de reparaître devant le corps électoral.
Et s'il pouvait être démontré que tel
n'a pas été le but du.Sénat, le rétablisse-
ment de l'accord pourrait être obtenu.
Le président de la République, après
avoir eu les conférences que nous avons
indiquées, n'a fait appeler aucun per-
sonnage politique. Ce n'est qu'aujour-
d'hui qu'il désignera et convoquera
celui auquel il offrira la mission de
former le nouveau cabinet.
«an»
COLLECTION D'INSENSÉS
Le vote de jeudi inspire à la Gazette
de France cette appréciation de la majo-
rité qui a renversé le ministère.
— « Elle vote, elle parle, elle légifère
au hasard de la fourchette. En réalité,
elle ne sait ce qu'elle fait. Cette collection
d'insensés ne s'est pas rendu compte
que, les vacances de Pâques s'ouvrant,
la France allait rester sans budget, alors
qu'un conflit des plus graves surgit
entre le Sénat et la Chambre! »
Or, dans le vote qui a renversé le
ministère, il y a 118 députés de la droite,
c'est-à-dire la presque totalité de ses
membres, puisqu'ils ne sont que 154.
C'est donc la droite que la Gazette de
France, journal droitier, appelle « collec-
tion d'insensés qui légifèrent au hasard
de la fourchette et qui ne savent ce qu'ils
font ».
——————————— ———————————
QUERELLE D'ALLEMAND
L'expulsion de l'Allemand Otto Bran-
dès a mis l'officieuse Gazette de VAlle-
magne du Nord dans un état de colère si
comique que tout le monde fait cercle
pour la regarder écumer :
« A très court intervalle, s'écrie l'offi-
cieuse Gazette dans la plus calme partie
de son discours, à très court intervalle
deux correspondants allemands ont été
expulsés de France sous le prétexte
qu'ils avaient adressé à leurs journaux
des informations. mensongères.
» Le droit du gouvernement français
d'expulser, sans qu'il ait même à en dire
le motif, tout étranger qui lui déplaît est
indiscutable; mais l'appel à la haine
populaire est toujours un moyen dange-
reux, et les applaudissements unanimes
de la presse française tout entière, si
agréables qu'ils puissent être aux oreil-
les des gouvernants du moment sont
trop chèrement achetés par l'incitation
de passions dans lesquelles l'Europe,
qui a besoin de la paix, est habituée à
voir un danger de guerre permanent. »
L'aimable Gazette de l'Allemagne du
Nord néglige de pousser ces cris-là
lorsque des journalistes français sont
expulsés de Berlin, ce qui arrive pourtant
quelquefois (notre confrère Aurio, du
Soleil, et d'autres pourraient en témoi-
gner) ; elle néglige en outre de rappeler
que le journal allemand représenté à
Paris par M. Otto Brandès, publiait des
correspondances dans lesquelles le fils du
président de la République était dé-
signé, mensongèrement, comme ayant
reçu un chèque de la compagnie de
Panama.
Un journal italien, la Gazette piémon-
taise, rappelle à ce propos que plusieurs
correspondants italiens ont été expulsés
de Berlin pour des motifs bien moins
sérieux que ceux qui ont motivé l'expul-
sion de M. Brandès, et il considère
comme excessive et non justifiée la belle
indignation de l'officieux berlinois.
La Gazette piémontaisê croit même
que la grande colère de son confrère al-
lemand est feinte, destinée à faire croire
à une tension des rapports internatio-
naux et, par suite, à soutirer au Reichs-
tag le vote de la loi militaire.
La Tribuna de Rome formule exacte-
ment la même réflexion.
Nous partageor l'avis des deux jour-
naux italiens.
'■
LETTRES INÉDITES DE MILLET
Chez M. Jean-Baptiste Millet
Un stock de faux dessins—Misère d'artiste
Tout n'a pas été dit sur J.-F. Millet.
Chaque jour amène sa moisson de docu-
ments sur cette existence douloureuse,
consacrée au travail, sans souci des né-
gations imbécilles et aboutissant à l'apo-
théose ironique de la gloire posthume.
Le temps est passé où un directeur des
beaux-arts s'amusait à décorer un Millet
architecte, qu'il feignait de confondre
avec l'auteur de l'Angelus, où une impé-
ratrice désignant du bout de l'éventail
l'Homme à la houe, s'écriait, aux applau-
dissements des chambellans : « Mais,
c'est Troppmann, ça! », où le Semeur
était condamné par un jury comme con-
tenant une allusion antidynastique.
La probité tout d'une pièce du grand
Rustique et son entêtement sublime ont
eu raison des basses persécutions qui
attristèrent son âme douce et sereine
sans inquiéter sa haute conscience. Que
sont devenus ses détracteurs?
Aujourd'hui il court un autre danger.
Sur son œuvre consacrée s'est abattue
la bande noire des spéculateurs. Les
faux Millet commencent à se révéler de
toutes parts et les dessins attribués au
maître, audacieusement signés de son
nom, abondent dans la circulation.
On se rappelle, d'ailleurs, la mésaven-
ture piquante dont fut victime, il y a peu
de temps, un éminent amateur apparte-
nant à la fois, par ses origines, à l'orléa-
nisme et à l'économie. politique, sans
calembour. Il avait acquis pour 2,000 fr.
cinq Millet représentant des intérieurs
de fermes et des volailles. Un procès dé-
montra que les toiles étaient l'Oeuvre
d'un barbouilleur de village.
Tout en haut de la colline sacrée de
Montmartre, un atelier clair où la puis-
sante nature de Normandie éclate et
chatoie en dessins suggestifs, en aqua-
relles d'une poésie large et communica-
tive, c'est là que j'ai rencontré M. Jean-
Baptiste Millet, le frère du maître. Par
une échappée, la vue plonge de ce nid
de montagne sur un bout de jardin que
protège un vieil orme noueux, aux bran-
ches enchevêtrées. Au delà, dans une
brume, s'étend la vallée historique, toute
semblable à une chaudière en ébulli-
tion.
On l'a remarqué, les longues intimités
amènent insensiblement une certaine
parité physique. Il faut retourner dans
ce sens le proverbe : Qui s'assemble se
ressemble. M. Jean-Baptiste Millet est
l'image frappante de son frère. Même
carrure dénonçant la solide rusticité de
la race, même barbe à la Quarante-Huit
dans laquelle le rire s'épanouit, même
regard direct et franc, même conception
de la nature, même passion pour les
larges horizons et les puissantes syn-
thèses.
— a Ah, mon cher ami, s'écrie-t-il,
quelle sotte chose que notre société phi-
listine ! On paye couramment cent mille
francs ce que mon frère vendait parfois
cent francs. La réaction contre l'injustice
dont il souffrit, dont il mourut, on peut
le dire, dépasse le but. On couvre d'or
des ébauches qui n'ont qu'un mérite
purement documentaire, comme ce por-
trait de notre jeune frère Pierre que vous
voyez-là, et l'on a laissé partir pour l'A
mérique ses œuvres maîtresses. Tenez,
je me rappelle que François avait relé-
gué dans un coin de son atelier une étude
qui l'encombrait. Il avait fini par la trans-
former en devant de cheminée. Un jour,
un familier de la maison s'empara sans
façon du bout de toile : « J'emporte cette
petite machine-là », dit-il. Plus tard, il
l'a vendue 40,000 fr.
» Cet emballement devait tenter la cu-
pidité des mercantis. A moi-même, mon
cher ami, depuis la mort de mon frère,
on a infligé la suprême injure de pro-
poser, à plusieurs reprises, une petite
fortune si je consentais à laisser substi-
tuer un F à la deuxième initiale de ma
signature. On m'aurait acheté en bloc
mes dessins. J'ai refusé énergiquement,
mais j'ai su qu'on avait passé outre et
opéré la substitution. Des amateurs dis-
tingués, les étrangers surtout, s'y trom-
pent tous les jours. Si honorable que
soit pour moi cette confusion, je vous
serais bien obligé d'enregistrer ma pro-
testation.
» Au surplus, la ressemblance que l'on
a bien voulu relever entre certaines de
nos œuvres s'explique par l'entente in-
tellectuelle qui nous unissait, par un
égal besoin de résumer les types rus-
tiques en sobres silhouettes encadrées
d'infini. Pauvre frère, nous avons vécu
ensemble si étroitement que nos âmes
ont fini par se mêler I Voyez-vous cette
marine; nous l'avons faite en collabora-
tion. La barque de pêche est de moi, j'ai
été marin, je m'y connais. C'est lui qui a
fait le reste. Il n'était pas, comme d'au-
cuns l'ont cru, un forestier exclusif ; il
adorait la mer et savait merveilleuse-
ment en exprimer la simple grandeur.
» J'ai, d'ailleurs, longtemps travaillé
avec lui, m'étayant de ses conseils, de sa
robuste expérience, de son intuition si
sûre et si saine, dans cet atelier de Bar-
bizon où a passé la glorieuse école des
paysagistes.
» Oh! ce chalet de Barbizon 1 C'était la
maison de Socrate, toujours pleine d'a-
mis. Et quels amis! Le bon Corot, le
Mécène de toutes les misères discrètes.
Le jour de la mort de François, il ac-
courut, devinant la maison désemparée,
mit une bourse dans la main de la veuve
et se chargea de la pension de mes deux
neveux. L'art ne l'avait pas enrichi
pourtant. Il hérita bourgeoisement sur
le tard. Jamais la Providence ne fit un
meilleur placement. Pauvre grand ar-
tiste, il s'étonnait quand il avait vendu
150 fr. une de ces toiles admirables
qui racontent, avec une grâce si at-
tendrie, l'étemel poème des aurores
mouillées et des soleils déclinants. Il
jetait les « nobles étrangères » sur le
parquet de terre battue de notre ate-
lier avec un geste écolier que lui eût
envié Schaunard et montait la gamme de
ses exclamations ingénues qui se termi-
nait invariablement par une royale invi-
tation : « Allons dîner chez Magny 1 »
C'est lui encore qui secourut la vieillesse
abandonnée de Daumier.
» Nous voyions également à Barbizon
Barye. Un philosophe qui cachait sa vie.
Sagesse ou originalité ? Pendant trente
ans, il fréquenta notre cénacle; taci-
turne toujours avec des allures mysté-
rieuses qui provoquaient nos plaisante-
rie. Au bout de ce temps, il apparut suivi
d'une smala patriarcale. Nous le croyions
un célibataire endurci, c'était un homme
de la Bible.
» Théodore Rousseau donnait des ré-
ceptions, menait une vie riche en appa-
rence, au fond minée par une gêne se-
crète. Pendant qu'il pratiquait une hos-
pitalité homérique, son père battait Paris
sans relâche, à la recherche d'emprunts
onéreux. A sa mort, les corbeaux du
commerce se ruèrent sur son œuvre qui
fut dispersée à vil prix.
» Diaz ne laissa aux siens qu'un nom
glorieux. Sa veuve s'éteignit à Charen-
ton. Quels drames dans ces existences
où les douleurs de l'artiste méconnu se
doublent du tourment des responsabilfc
tés familiales ! Comme le disait Renan
dans une causerie intime, la marche à
l'étoile conduit sûrement son homme &
Bethléem, c'est-à-dire tout prosaïque"
ment sur la paille. »
Sur ces mots, M. J.-B. Millet se lève et
va prendre dans un coin de bahut uno
liasse de papiers jaunis.
— Tenez, me dit-il, voici la correspon<
dance de mon frère. Toute notre vie
tient là, dans ces quelques feuilles. Si
vous voyez un intérêt quelconque à en
publier des extraits, je les livre à votre
discrétion. Si vous voulez, nous allons
en lire quelques-unes ensemble.
NOEL AMAUDRU.
(A suivre.)
L'INCIDENT DE SAINT-DOMINGUE
Le vapeur Saguinaw, venajit de Saints
Domingue, donne les détails suivants sui
l'acte de spoliation dont une banque fran-
çaise a été victime de la part du président
de la République de Saint-Domingue, au
moment où celui-ci se préparait à fuir de- >
vant l'insurrection.
Un procès était engagé, paraît-il, entre la
président et quelques résidents français
pour le paiement d'une certaine somme
d'argent.
Le président, impatienté par les délais
du procès, envoya des miliciens qui enva. -
hirent la Banque et saisirent une somme
d'or de 62,000 dollars, avec laquelle le pré-
sident se mit en marche pour l'île de Monte-
Christo, mais il fut arrêté en route par un
détachement que le capitaine du vaisseau
de guerre français stationné dans le port
avait mis à ses trousses.
Une demande d'indemnité de 100,000 fr,
qui avait tout d'abord été déposée parit
commandant du stationnaire français a été
retirée en attendant l'arrivée des ordres
demandés au gouvernement français.
e
L'Administration de la République
Le nouveau livre d'Edgar Monteilï
l'Administration de la République, est
un livre fort instructif.
Deux parties surtout sont traitées ave
une compétence que l'auteur a naturel-
lement trouvées dans les postes diffé]j
rents qu'il lui a été donné d'occuper 1
les Préfets et la Ville de Paris.
Il est toujours intéressant de voir daw
quel monde spécial on est transporté
quand on s'occupe des préfectures., Le
préfet ne devient pas un être spécial,
assurément, mais ce n'est plus une per..
sonne qui juge comme vous et moi,
parce qu'il se trouve pris dans une hié-t
rarchie qui a ses lois.
Qui de nous ne songerait pas à rirt*
quand on lui parle du rang que doit
occuper le préfet, de la place qui lui est
assignée? Chinoiseries, nous écrions-
nous, dont on ne doit plus s'inquiét3r
sous la République. D'accord, répond
M. Edgar Monteil, mais par malheur il
ne s'agit pas de théories, il s'agit de
faits.
Le président de la République s'in-
quiète fort de la hiérarchie pour régler
ses réceptions, le monde diplomatique en
fait des affaires de respect et de prédomi-
nance nationale : pour les préfets, le dé.
cret de messidor an XII existe, inexora-
ble, et ce décret fait passer le représen.
tant du ministre, du président de la
République, après les archevêques, les
généraux et les magistrats, au onzième
rang de la hiérarchie, ce qui fait qu'il y
a dans les départements dix personnes
qui regardent comme un inférieur le
fonctionnaire qui a la délégation du pou-
voir exécutif.
Le préfet n'est pas abaissé personnel-
lement, mais le gouvernement de la Ré-
publique, qu'il représente, est assez
maltraité. N'y a-t-il pas là de sérieux
inconvénients ?
Les maires échappent au préfet depuis
qu'ils sont nommés par la commune;
les instituteurs ne le suivent que par
sympathie personnelle, parce que l'ad..
ministration de l'instruction publique
cherche à les rendre indépendants du
pouvoir politique.
Le préfet n'a que ce qu'il peut faire par
lui-même, par ses relations, mais cela
ne nous paraît guère efficace, car, ce
Feuilleton du RAPPEL
DU 2 AVRIL
■ ■
48
PECHEUR D'ISLAM
CINQUIÈME PARTIE
VU (suite)
Dehors, il y avait toujours sur la terre
a brume grise du matin ; et les feuilles
mortes continuaient d'entrer en dan-
sant.
Des pas dans le sentier 1 — Quelqu'un
venait? — Alors elle se leva, bien droite;
d'un tour de main, rajusta sa coiffe, se
composa une figure.
Les pas se rapprochaient, on allait en-
trer. Vite elle prit un air d'être là par
hasard, ne voulant pas encore, pour rien
Reproduction interdite.
Voir le Rappel du 14 février au 1er lLVU.
au monde, ressembler à une femme de
naufragé.
Justement c'était Fante Floury, la
femme du second de la Léopoldine.
Elle comprit tout de suite, celle-ci, ce
que Gaud faisait là; inutile de feindre
avec elle.
Et d'abord elles restèrent muettes l'une
devant l'autre, les deux femmes, épou-
vantées davantage et s'en voulant de
s'être rencontrées dans un même senti-
ment de terreur, presque haineuses.
— Tous ceux de Tréguier et de Saint-
Brieuc sont rentrés depuis huit jours,
dit enfin Fante, impitoyable, d'une voix
sourde et comme irritée.
Elle apportait un cierge pour faire un
vœu.
- Ah 1 oui. un vœu.. Gaud n'avait
pas encore voulu y songer, à ce moyen
des désolées. Mais elle entra dans la
chapelle derrière Fante, sans rien dire,
et elles s'agenouillèrent près l'une de
l'autre comme deux sœurs.
A la Vierge, Etoile-de-la-mer, elles
dirent des prières ardentes, avec toute
leur âme.
Et puis bientôt on n'entendit plus
qu'un bruit de sanglots, et leurs larmes
pressées commencèrent à tomber sur la
terer.
Elles se relevèrent plus douces, plus
confiantes.
Fante aida Gaud qui chancelait, et, la
prenant dans ses bras, l'embrassa.
Ayant essuyé leurs larmes, arrangé
leurs cheveux, épousseté le salpêtre et
la poussière des dalles sur leur jupon à
l'endroit des genoux, elles s'en allèrent,
sans plus rien se dire, par des chemins
différents.
VIII
Cette fin de septembre ressemblait à
un autre été, un peu mélancolique seu-
lement. Il faisait vraiment si beau cette
année-là que, sans les feuilles mortes
qui tombaient en pluie triste par les che-
mins, on eût dit le gai mois de juin.
Les maris, les fiancés, les amants
étaient revenus, et partout c'était la joie
d'un second printemps d'amour.
Un jour enfin, l'un des deux navires
retardataires d'Islande fut signalé au
large.
Lequel?.
Vite, les groupes de femmes s'étaient
formés, muets, anxieux, sur la falaise.
ê!:
Gaud, tremblante et pâlie, était là, à
côté du père de son Yann :
— Je crois fort, disait le vieux pêcheur,
je crois fort que c'est eux! Un liston
rouge, un hunier à rouleau, ça leur res-
semble joliment toujours; qu'en dis-tu,
Gaud, ma fille?
Et pourtant non, reprit-il, avec un
découragement soudain; non. nous nous
trompons encore, le bout-dehors n'est
pas pareil et ils ont un foc d'artimon.
Allons, pas eux pour cette fois, ma
c'est la Marie-Jeanne. Oh! mais bien sûr,
fille, ils ne tarderont pas.
Et chaque jour venait après chaque
jour; et chaque nuit arrivait à son
heure, avec une tranquillité inexorable.
Elle continuait de se mettre en toilette,
un peu comme une insensée, toujours
par peur de ressembler à une femme de
naufragé, s'exaspérant quand les autres
prenaient avec elle un air de compassion
et de mystère, détournant les yeux pour
ne pas croiser en route de ces regards
qui la glaçaient.
Maintenant elle avait pris l'habitude
d'aller dès le matin tout au bout des
terres, sur la haute faiaise de Pors-Even,
passant par derrière la maison pater-
nelle de son Yann, pour n'être pas vue
par la mère ni les petites sœurs.
Elle s'en allait toute seule à l'extrême
pointe de ce pays de Ploubazlanec, qui
se découpe en corne de renne sur la
Manche grise, et s'asseyait là tout le
jour au pied d'une croix isolée qui doC
mine les lointains immenses des eaux.
Il y en a ainsi partout, de ces croix de
granit, qui se dressent sur les falaises
avancées de cette terre des marins,
comme pour demander grâce; comme
pour apaiser la grande chose mouvante,
mystérieuse, qui attire les hommes et
ne les rend plus, et garde de préférence
les plus vaillants, les plus beaux.
Autour de cette croix de Pors-Even, il
y avait les landes éternellement vertes,
tapissées d'ajoncs courts. Et, à cette
hauteur, l'air de la mer était très pur,
ayant à peine l'odeur salée des goémons,
mais rempli des senteurs délicieuses de
septembre.
On voyait se dessiner très loin, les
unes par-dessus les autres, toutes les
découpures de la côte ; la terre de Bre-
tagne finissait en pointes dentelées qui
s'allongeaient sur le tranquille néant des
eaux.
Au premier plan, des roches criblaient
la mer; mais au delà, rien ne troublait
plus son poli de miroir; elle menait un
tout petit bruit caressant, léger et im-
mense, qui montait du fond de toutes
les baies.
Et c'étaient des lointains si calmes, des
profondeurs si douces ! Le grand néant
bleu, le tombeau des Gaos, gardait son
mystère impénétrable, tandis que des
brises, faibles comme des souffles, pro-
menaient l'odeur des genêts ras qui
avaient refleuri au dernier soleil d'au-
tomne.
A certaines heures régulières, la mer
baissait, et des taches s'élargissaient
partout, comme si lentement la Manche
se vidait; ensuite, avec la même lenteur,
les eaux remontaient et continuaient
leur va-et-vient éternel sans aucun souci
des morts.
Et Gaud, assise au pied de sa croix,
restait là, au milieu de ces tranquillités,
regardant toujours, jusqu'à la nuit tom<
bée, jusqu'à ne plus rien voir.
PIERRE LOTI.
(A suivre,)
Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 98.6%.
En savoir plus sur l'OCR
En savoir plus sur l'OCR
Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 98.6%.
- Collections numériques similaires Anthropologie physique Anthropologie physique /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=dc.subject adj "Anthropologie physique"[Album von Celèbes-Typen. Circa 250 Abbildungen auf 37 Tafeln in Lichtdruck. Herausgegeben von Dr A.B. Meyer. Dresden, Stengel und Markert, 1889. Album de 105 phot. des Célèbes par A.B. Meyer. Des collections du prince R. Bonaparte. Enregistré en 1929] /ark:/12148/btv1b53281340c.highres [Phot. d'un dessin de reconstitution du Pithecanthropus erectus de Java avec notice imprimée jointe de 1927. Se trouve dans la même pochette un lot de 10 phot. (paysages, volcans, types maori) de Nouvelle-Zélande] /ark:/12148/btv1b53281323w.highresMinho Province de Minho Province de /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=dc.subject adj "Minho Province de" Portugal Portugal /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=dc.subject adj "Portugal"
- Auteurs similaires Anthropologie physique Anthropologie physique /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=dc.subject adj "Anthropologie physique"[Album von Celèbes-Typen. Circa 250 Abbildungen auf 37 Tafeln in Lichtdruck. Herausgegeben von Dr A.B. Meyer. Dresden, Stengel und Markert, 1889. Album de 105 phot. des Célèbes par A.B. Meyer. Des collections du prince R. Bonaparte. Enregistré en 1929] /ark:/12148/btv1b53281340c.highres [Phot. d'un dessin de reconstitution du Pithecanthropus erectus de Java avec notice imprimée jointe de 1927. Se trouve dans la même pochette un lot de 10 phot. (paysages, volcans, types maori) de Nouvelle-Zélande] /ark:/12148/btv1b53281323w.highresMinho Province de Minho Province de /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=dc.subject adj "Minho Province de" Portugal Portugal /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=dc.subject adj "Portugal"
-
-
Page
chiffre de pagination vue 1/4
- Recherche dans le document Recherche dans le document https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/search/ark:/12148/bpt6k7541537s/f1.image ×
Recherche dans le document
- Partage et envoi par courriel Partage et envoi par courriel https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/share/ark:/12148/bpt6k7541537s/f1.image
- Téléchargement / impression Téléchargement / impression https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/download/ark:/12148/bpt6k7541537s/f1.image
- Mise en scène Mise en scène ×
Mise en scène
Créer facilement :
- Marque-page Marque-page https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/bookmark/ark:/12148/bpt6k7541537s/f1.image ×
Gérer son espace personnel
Ajouter ce document
Ajouter/Voir ses marque-pages
Mes sélections ()Titre - Acheter une reproduction Acheter une reproduction https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/pa-ecommerce/ark:/12148/bpt6k7541537s
- Acheter le livre complet Acheter le livre complet https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/indisponible/achat/ark:/12148/bpt6k7541537s
- Signalement d'anomalie Signalement d'anomalie https://sindbadbnf.libanswers.com/widget_standalone.php?la_widget_id=7142
- Aide Aide https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/aide/ark:/12148/bpt6k7541537s/f1.image × Aide
Facebook
Twitter
Pinterest