Titre : Le Rappel / directeur gérant Albert Barbieux
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1891-06-15
Contributeur : Barbieux, Albert. Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328479063
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 15 juin 1891 15 juin 1891
Description : 1891/06/15 (N7766). 1891/06/15 (N7766).
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k75408845
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-43
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 26/11/2012
r ir 7766 — Lundi 15 Juin 189*
-~
27 Prairial 94 99 - N- 7768
« ! CINQ centimes le numéro
RÉDACTION
18, BUE DE VALOIi, 18
S'ADRESSER AU SECRÉTAIRE DE LA RÉMCM
De 4 à 6 Itmres du soir
Et de 9 heures du soir à minuit
LES MANUSCRITS KON INSÉRÉS NE SBaNT PAS RENDUS
^^ADMINISTRATION
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sser lettres et mandats
'JIN IS T EUR-G É llANT
[:\71; ANNONCES
?-r4W. Ch. LAGRANGE, CERF et Ce
0rs £ jl 6, place de la Bourse, 6
*■—
ABONNEMENTS
PARIS
UN MOIS 2 F».
TROIS MOIS ». 5 -
SIX MOIS 9 FR.
ON AN 18 -
Rédacteur en chef : AUGUSTE VA C QUE RIE
A b U N N erTvl E N I S
E N T S
UN MOIS
TROIS MOIS t -"
511 MOIS 11 FR.
UN AN 20 —
AVIS
Nous prions ceux de nos lecteurs dont
l'abonnement expire le 15 juin de le
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viter une interruption dans la réception
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LA PATRIE EN DANGER
Quand un fourrier a boulotté la caisse
de sa compagnie en l'honneur de quel-
que Marie-mange-mon-prêt ; quand un
pauvre diable de « bleu », exaspéré par
les brimades, a riposté d'un coup de
poing qui a atteint la hiérarchie; quand
un indiscipliné, bon pour la guerre,
mauvais pour la caserne, a pris la clef
des champs et qu'on l'a repincé - le
carottier, le conscrit, le déserteur, avant
que de s'en aller subir leur peine outre-
mer, défilent la parade.
On arrache les croix ou médailles
qu'ils ont pu gagner ; on arrache les
galons; on arrache les boutons de
métal sur lesquels le matricule est
gravé. Puis, tout le régiment, drapeau
en tête, passe devant celui qu'il vient
ainsi de renier, de flétrir — hier un
soldat, demain un forçat !
Pour quelques louis, un geste de dé-
fense irréfléchie, une « bordée » plus
longue que ne le tolèrent les règlements,
l'hommeet ainsi déshonoré. Et, à cette
solennelle dégradation, s'ajoute toute la
sévérité du châtiment - trois ans, cinq
ans, dix ans, quinze ans, vingt, parfois,
de travaux publics. quand ce n'est pas
la perpétuité !
Et encore, au cas seulement où le tri-
bunal fait preuve d'indulgence ; car on
n'en est plus à les compter, les malheu-
reux qui, pour avoir levé la main sur
un supérieur, ont payé de leur existence
cette minute de fol et quelquefois lé-
gitime emportement?
Ces exécutions se font au nom de la
discipline, au nom de la patrie ! Elles
sont nécessaires, disent les spécialistes,
pour« l'exemple » — et un haro s'élève,
dans le camp des implacables, contre
qui ose prononcer la parole d'indul-
gence, mettre la pitié au-dessus de la
rigueur, l'humanité au-dessus de la
loi !
Soit. Mais, alors, que cette doctrine
impitoyable soit logique jusqu'à ses plus
extrêmes conséquences, se fasse ab-
soudre de sa dureté envers les petits par
son acharnement envers les grands !
Hélas
f ) ;è ,.
- Quand j'ai vu l'apparition du livre de
M. Turpin, j'ai tout de suite craint pour
l'auteur. Quand la rumeur d'une arres-
tation s'est répandue, — sans qu'on
connût d'abord le nom de celui qui en
était l'objet - j'ai crié : « C'est Turpin ! »
Et je ne serais nullement étonnée que
ce fût lui qui, finalement, payât les frais
de toute cette affaire, fût déclaré traître,
espion — ou fou !
C'est que dans le monde militaire,
autant,si ce n'estplus,que dans le monde
clérical, la colère ne se tourne point
contre les coupables qui ont commis
l'acte, mais bien contre l'imprudent qui
l'a dévoilé. Est réputé auteur du scan-
dale, non celui qui le cause, mais celui
qui le dénonce.
Sur celui-là, tous les orages grondent,
toutes les foudres se déchaînent. Sa vie
privée est fouillée jusqu'au sang; son
onneur mis à la question ; tous les
efforts convergent à détourner l'atten-
tion sur lui, à faire suspecter sa parole,
à le taxer d'infamie —habile facon d'é-
touffer l'accusation dans l'œuf, d'atté-
nuer ses dires, d'absoudre par avance
ceux qu'il traduit à la barre de l'opi-
nion !
D'eux, on n'ose dire : « Ils sont
innocents ! » Non, sur leur compte, on
se tait. Mais, de lui, on dit : « Quel
gredin ! »
Peut-être fais-je erreur, mais il me
semble que cette politique de séminaire
cadre mal avec ce qu'on est convenu
d'appeler « la rude franchise des
camps ».
En tous cas, dans tout ceci, on ne
sait ce qu'on doit le plus admirer : de
la négligence dont fit preuve, il y trois
ans, lors de la première déclaration de
Turpin contre Triponé, la commission
d'enquête, composée de généraux, qui
déclara à l'unanimité que cette décla-
ration n'avait rien de fondé, ou des
jolis mics-macs auxquels nous assistons
aujourd'hui.
Le huis-clos a été prononcé dès
l'ouverture des débats, à la requête des
autorités, dans le but, a-t-on dit, d'em-
pêcher à tout prix les noms de plu-
sieurs officiers supérieurs, réellement
compromis, d'arriver jusqu'au public.
Un de nos confrères a écrit : « C'est
sur ce point qu'on redoute les indiscré-
tions. Nombre d'officiers et de fonc-
tionnaires honoraient Triponé de leur
amitié et de leur confiance. Ces senti-
ments ont pu les induire à commettre
des imprudences qui donneraient à
l'affaire, si elles étaient divulguées, une
gravité excessive. »
Pourquoi donc, alors, a-t-on arrêté
Fasseler, un pauvre homme, qui, lui
aussi, honorait Triponé de son amitié
et de sa confiance, et n'a péché que
par ça ? Et moi qui croyais tous les
Français égaux devant la loi - en
uniforme ou non !
$
Que l'on comprenne bien mes paro-
les. Je n'ai pas la haine de l'armée, oh !
mais non ! Ils sont, ces troupiers, les
frères en culotte rouge de nos ouvriers
à cotte bleue ; qui aime les uns aime
les autres — puisqu'ils sont le peuple !
— d'un égal et semblable amour.
Mais que le grade préserve des res-
ponsabilités, qu'après avoir arrêté, à
regret, Triponé, on n'arrête plus que
l'instruction, sous prétexte de restrein-
dre le scandale, cela m'indigne et indi-
gnera tous ceux que hante le souci de
l'équité.
iié Comment, il y d'autres coupables, on
le sait, c'est de notoriété publique, et
l'action judiciaire stoppe net, sous
prétexte qu'ils sont trop haut placés !
Que voulez-vous que pense de cette
Loi qui a deux poids, deux balances, le
populaire sans cesse décimé par elle,—
les petits pour lesquels sa main est si
lourde, les humbles pour lesquels son
glaive est si tranchant?
« L'intérêt de la République », ne
va-t-on pas manquer d'alléguer. Le vrai
péril, pour la République, c'est que se
désaffectionnent d'elle les braves gens
qui sont sa sauvegarde; c'est qu'ils
voient son protectorat s'étendre aux
seuls forts, aux seuls puissants, et son
abandon livrer les faibles — désormais
sans espoir 1
Frappez haut, frappez fort! Non pour
faire acte de cruauté, mais pour faire
acte de justice, pour que la multitude
anonyme et désarmée voie que l'éga-
lité n'est pas un mot vain inscrit seule-
ment au fronton des monuments, une
formule creuse destinée à tromper la
faim d'équité des citoyens !
C'est de la Patrie qu'il s'agit, ne l'ou-
bliez pas, de la Patrie dont on a livré la
défense, brocanté les secrets, de la
Patrie en danger! Ouvrez les portes,
pour que la nation tout entière puisse
voir le visage des traîtres et leur cra-
cher à la face! Ouvrez les croisées,
pour que les paroles dont on les flétrira
soient entendues des quatre points de
l'horizon, pour que le vent qui passe
en sonne l'écho sur la frontière meur-
trie !
Lavez notre linge sale en famille,
mais coram populo, dans la Seine, au
grand soleil !. S'il en est qui font les
bégueules en disant que ça nous fait
tort, qu'ils se rassurent — on le rin-
cera dans le Rhin!
SÉVERINE,
LIRE PLUS LOIN:
L'AGfadre della mélinite: I" au-
dienee.
Le Crime de - Vourbevoie: Trois
condamnations à mort
A la Roquette: Boré, Berland,
veuve Berlaad.
Les Ouvriers Iloldangers.
Les Marchandes du Temple.
Nos feuilletons (3° page) : Le
Chevalier d'filarmental.
LES TRAMWAYS DE LYON
Nous recevons la dépêche suivante :
Lyon, 13 juin.
Les délégués du -. syndicat des employés de
tramways se sont présentés ce matin à la com-
pagnie, pour demander réponse à leurs deside-
rata émis la semaine passée à la Bourse du
travail.
Les administrateurs ont fait droit à toutes
les revendications, sauf à celle qui est relative
au paiement des remplaçants.
Les mandataires des employés se sont alors
retirés et une nouvelle entrevue a eu lieu
cette après-midi, au cours de laquelle les dé-
légués ont absolument maintenu l'intégrité
de leurs réclamations.
L'entente ne pouvant se Çaire, le bureau du
syndicat a décidé d'écrire une lettre au préfet
pour qu'il appuie ses revendications.
Une dernière réunion des cochers, conduc-
teurs et contrôleurs aura lieu à minuit, et si
les demandes refusées par la compagnie ne
sont pas retirées, l'éventualité d'une grève
prochaine sera agitée.
LES EMPLOYÉS DES ÔMMBCS DE LONDRES
Nous recevons la dépêche suivante :
- Londres, 12 juin.
Les employés des omnibus acceptent la
journée de douze heures et les salaires offerts
par les compagnies. Ils abandonnent leur
demande d'un jour de repos rémunéré par
quinzaine; mais ils acceptent l'offre des
compagnies d'un jour de repos par semaine
sans salaire.
Londres, 12 juin.
A la suite d'une réunion des employés des
omnibus, tenue ce soir, sous la présidence
de M. John Burns, la grève a été déclarée ter-
minée.
Les hommes reprendront le travail demain.
IX» m -,
LE DROIT DU PÈRE
Un de nos lecteurs se plaint du fait
suivant :
En 1885, une femme mourait, lais-
sant une fille âgée de douze ans. La
loi faisait le père tuteur.
Mais ce père était tel que le conseil
de famille demanda sa révocation.
On fit une enquête. Elle fut écra-
sante. Le père fut révoqué et remplacé
par le grand-père.
C'est chez les grands-parents que la
fille a vécu depuis six ans, par eux
qu'elle a été nourrie, élevée, soignée.
Le père ne s'est jamais occupé d'elle.
Aujourd'hui, elle a dix-nuit ans et
est demandée en mariage.
Le jeune homme convient sous tous
les rapports au tuteur et au conseil de
famille.
Mais il faut le consentement du père.
II le refuse.
Et alors le mariage est impossible.
Notre correspondant, qui est l'oncle
de la fille, est indigné. Et comme son in-
dignation a raison !
Comment ! voilà un père si peu père
qu'on a dû lui arracher sa fille, et il
reste assez père pour qu'elle ne puisse
pas se marier sans son consentement !
Si la loi veut cela, la loi est stupide. Il
faut la changer. Celui à qui on a dû
arracher sa fille n'a plus droit
sur elle. Dégradé comme tuteur, il est
dégradé comme père. Celle qui fut sa
fille ne l'est plus, et il serait monstrueux
qu'il pût l'empêcher d'être heureuse.
AUGUSTE VACQUERIE.
COULISSES DES CHAMBRES
L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE ET LA COUR
DES COMPTES
Deux décisions intéressantes ont été
prises par la commission du budget au
sujet de l'Ecole polytechnique et de l'an-
cien palais de la Cour des comptes.
On sait que le ministre de la guerre a
déposé, il y a quelque temps, un projet
de loi ayant pour objet de restaurer et
d'étendre les bâtiments de l'Ecole poly-
technique. La dépense totale est évaluée
à 3 millions, tant pour les expropriations
que pour les travaux proprement dits. Le
ministre demandait l'ouverture immédiate
d'une première annuité de 600,000 francs,
destinée à couvrir les frais d'expropria-
tion à entreprendre pour isoler complète-
ment l'Ecole.
La commissibn du budget a reconnu
que le projet était mal étudié. Elle a décidé
en principe d'ajourner la dépense pour les
expropriations et au contraire d'allouer
immédiatement les. sommes nécessaires
pour apporter aux locaux actuels, notam-
ment aux dortoirs et aux salles d'étude
les améliorations jugées nécessaires. Elle
se rendra cette semaine à l'Ecole poly-
technique pour se rendre compte sur
place des travaux qu'il faudra effectuer.
En cc qui concerne l'ancien palais de la
Cour des compte s, le ministre des travaux
publics a déposé un projet de loi tendant
à l'aliénation des ruines et du terrain du
quai d'Orsay. Le produit de l'aliénation
évalué à 4 millions 1/2 serait consacré
pour partie à installer la Cour des comptes
dans le pavillon de Marsan et pour le reste
à restaurer un certain nombre de bâti-
ments civils.
La commission du budget a repoussé
hier, à l'unanimité, l'aliénation du terraiû
du quai d'Orsay. Elle a résolu d'entendre
le gouvernement sur la proposition renou-
velée par M. Antonin Proust de concéder
temporairement ce terrain à l'Union cen-
trale des Arts décoratifs pour y installer
son musée qui, au bout de trente ans,
deviendrait la propriété de l'Etat.
X
LA REFORME DE L'IMPOT DES BOISSONS
Se conformant à la décision de la com-
mission du budget, que nous avons fait
connaître hier, la sous-commission des
recettes a décidé d'étudier un système de
réforme de l'impôt des boissons en vue de
l'incorporer dans le budget de 1892.
M. Jamais, rapporteur, a été chargé de
présenter un système en s'inspirant du
projet de loi présenté par le ministre des
finances et des divers projets émanés de
l'initiative des députés.
X
LA VENTE DES HUILES ALIMENTAIRES
M. Clémenceau vient de déposer sur le
bureau de la Chambre une proposition de
loi tendant à réprimer les fraudes com-
mises dans la vente des huiles alimen-
taires. Cette proposition est fondée sur le
même principe que les lois votées récem-
ment et qui ont pour objet de réprimer la
fraude sur les beurres et les vins.
Aux termes de cette proposition seront
punis d'un emprisonnement de six jours à
six mois, et de 50 à 3,000 fr. d'amende,
ceux qui auront sciemment exposé, mis
en vente, vendu, exporté ou importé sous
le nom d'huiles alimentaires pures des
huiles mélangées, quelle que soit d'ailleurs
la proportion du mélange.
Seront présumés avoir connu la falsifi-
cation de la marchandise, ceux qui ne
pourront indiquer le nom du vendeur ou
de l'expéditeur.
Tout fabricant, marchand en gros ou
en détail, expéditeur ou consignataire
d'huiles alimentaires sera tenu d'indiquer
en caractères apparents, sur les récipients
quels qu'ils soient, la nature du contenu
ou sa composition, s'il y a mélange.
Ceux qui auront contrevenu à cette
dernière disposition seront punis d'un
emprisonnement de six jours à un mois
et d'une amende de 25 à 1,000 francs, ou
de l'une de ces deux peines seulement.
L'AMELIORATION DU SORT DES FEMMES
Au banquet donné, chez Lemardelay,
par la Société pour l'amélioration du sort
des femmes, Mlle de Grandpré, la digne
directrice de l'OEuvre des Libérées de Saint-
Lazare, a dit un mot qui caractérise jus-
tement la Société :
— Nous sommes pour que les femmes
soient émancipées ; nous ne sommes pas
pour les femmes qui s'émancipent.
Rien de plus légitime et rien de plus
modéré que les revendications de la So-
ciété. Aussi était-on accouru à son invi-
tation.
Mlle Maria Deraismes, qui présidait,
avait à sa droite, M. Auguste Vacquerie et
à sa gauche M. le sénateur Dide. De nom-
breux députés ou conseillers municipaux;
MM. Mesureur, Hubbard, Henri de Lacre-
telle, Gaillard, Jourdan, Chassaing, Vi-
guier, etc., étaient de la fête; avec eux;
MM. Frédéric Passy, de Hérédia, Eugène
Mayer, Pierre Lefèvre, Clovis Hugues, etc.
Parmi les femmes, Mmes Crawford, Ga-
gneur, Syamour, de Rute, de Hérédia,
Mayer, Berthaud, Feresse, Chapman, etc.
D'excellentes choses ont été dites par
MM. Dide, Passy, Mayer, Clovis Hugues, et
notamment par Mlle Maria Deraismes.
L'auteur d'Éve dans Vhumanité a fait mieux
qu'affirmer l'égalité de la femme et de
l'homme: elle l'a prouvée par la solidité de
son argumentation et par l'éclat de sa pa-
role.
——— ———,
1Jm.
CHRONIQUE DU JOUR
L'HONNÊTE SERVANTE
En ma très enfantine enfance, je ma
souviens d'une baraque merveilleuse entre
toutes qui, parmi les autres somptuosités
foraines développées sur la place Saint-
Pierre, champ patronal des fêtes mont-
martroises d'alors, exhibait sur des toiles
pemtes raventure extraordinaire de la ser-
vante de Palaiseau. Il y avait là successive-
ment déroulées : la pie dérobant le couvert
d'argent,la servante éplorée que son maltra
accusait, les gendarmes emmenant au
supplice l'innocente en larmes, puis le
bon garçon,dénicheur de nids, découvrant
le couvert emporté par la pie, seule cou-
pable.
Je ne sais plus trop comment le drame
populaire, et si fréquemment repris dans
la réalité, se comportait sur la scène de
Passe-Lacet avec les marionnettes en bois
que maniaient de la coulisse le directeur
et son imposante épouse, costumée à fal-
balas, la tête rougeaude poudrée à la
façon des marquises du siècle dernier,
mais le spectacle de la toile extérieure me
produisit une impression profonde et de-
puis j'ai toujours eu pitié des pauvres
servantes et des malheureux ouvriers que
de méfiants bourgeois accusent d'avoir
soustrait des couverts d'argent. Toujours
j'ai pensé à cette pie larronne dont Ros-
sini a chanté les méfaits inconscients, et
j'estime que bien souvent, dans des ins-
tructions criminelles analogues, la justice
aurait dû se donner la peine de chercher
la pie et de fouiller son nid.
La navrante histoire d'hier semble un
recommencement de l'affaire de Palaiseau.
Une jeune bonne, sans place, chez une
dame en quête de domestique se présente.
On la laisse seule un instant dans l'appar-
tement, le temps de griffonner la réponse
à la directrice du bureau de placement,
l'informant qu'une bonne avait déjà été
engagée et qu'il était inutile de continuer
les présentations. La jeune fille partie, la
dame s'aperçoit qu'une bague posée sur
la cheminée de la chambre à coucher n
disparu. Ce ne peut être que la domesti-
que envoyée du bureau qui a fait le coup !
Vite une plainte chez le commissaire. Puis
la propriétaire du logis se met à la re-
cherche de sa prétendue voleuse. Celle-ci
est découverte, arrêtée. Le commissaire
l'interroge; avec sévérité, il la menace;
son refus d'avouer peut la mener loin,
trois ans de prison peut-être; si elle con-
sent à dire la vérité, à reconnaître qu'elle
a volé, elle en sera quitte pour peu de
chose; la servante, en pleurant, avoue.
La jeune bonne allait passer devant le
tribunal, quand la dame à la bague revient
chez le commissaire et lui dit : Il n'y a
rien de fait, monsieur, j'ai retrouvé ma
bague. c'est moi qui avais oublié que je
l'avais déposée au fond d'une coupe en
verre.
Voilà qui est moins dramatique et moins
compliqué que la pie voleuse pincée au
nid ; mais dès qu'on eut découvert la ca-
chette où l'oiseau filou recélait, pour
égayer ses petits, les objets brillants à sa
portée, les gendarmes s'empressent de
relâcher la servante accusée, le bailli
l'embrasse, et même, si je crois mes sou-
venirs, le bourgeois tout marri d'avoir
failli faire pendre une innocente, lui donne
son fils en mariage et convie tout Palai-
seau à la noce.
Dans la réalité d'hier les choses ne se
passèrent point ainsi. L'accusée dut quant"
même comparaitre devant la 41° chambre
correctionnelle. Les juges l'ont acquittée,
sans doute. Maispourquoijuger une femme
accusée d'un vol qui est reconnu, par la
suite, ne pas avoir été commis? D'où vienf
cette chinoiserie cruelle? Parce que, dit-
on, le juge d'instruction avait rendu une
ordonnance de renvoi. Eh! bien, il n'avais
qu'à rendre une seconde ordonnance de
onn-lieu !
Il ne s'agit pas là d'un doute, d'une
non-culpabilité à établir, par pièces, par
Feuilleton du RAPPEL
DU 15 JUIN
-
34
LEONARD AUBRY
TROISIÈME PARTIE
PASSION
III (sUlte)
Daniel, ému de l'état d'âme de son
ami, cherchait par tous les moyens à le
ranimer et à le distraire ; mais rien ne
semblait avoir prise sur l'apathie et le
dégoût de Natalis. Il y eut au théâtre des
premières représentations intéressantes;
il refusa d'y assister. Les peintres qu'il
aimait, son maître lui-même, exposèrent
des tableaux importants ; il ne prit pas la
peine d'aller les voir. Daniel ne se rebutait
pas; il sentait qu'il était bon, puisque
Natalis se dérobait à tout ce qui l'avait
passionné, de lui rapporter du moins un
peu de l'air extérieur et du mouvement de
la vie. Il lui disait ses impressions, ses
trouvailles, ses lectures. Natalis lui répon-
dait le plus souvent avec indifférence,
quelquefois avec aigreùr. C'était surtout
Reproduction interdite. !
Voir le Rwtel du a mai aq ti iuiti.
quand Marthe était présente qu'il se ré-
pandait en paroles acerbes ou railleuses.
Elle, paisible, cousait ou brodait, ne di-
sait pas un mot, souffrait peut-être, mais
ne paraissait pas même entendre.
Daniel parlait un jour de YObermann de
Sénancourt, qu'une édition nouvelle, avec
préface de George Sand, venait de re-
mettre en lumière. Daniel avait trouvé
fort insipide cette pâle copie de Werther.
— Eh! nous en sommes tous là ! s'écria
Natalis. Copies, décalques, redites ! nous
ne sommes pas autre chose! Nous croyons
que nous aimons, que nous souffrons, —
en sommes-nous sûrs? Est-ce que nos
sentiments ne sont pas des réminiscences?
Est-ce que nos passions ne sont pas des
reflets ?Nolre cœur, quand il saigne, n'est-il
pas purement littéraire? Si Werther, René,
Manfred, tousles types de l'inquiétude dont
nous souffrons n'existaient pas, notre in-
quiétude existerait-elle ? Justement parce
qu'ils ont été l'expression de ces dotileurs,ils
semblent n'en avoir laissé après eux que
l'affectation. Et l'affectation d'une infir-
mité, quoi de plus misérable? Ah! c'est
là une amertume qu'eux du moins ils
n'ont pas connue. N'avoir pas même son
moi! être seulement un acteur qui récite
un rôle ! Est-ce que ça vaut la peine
d'être!. Pouah la vie: elle n'a qu'une
espérance qui ne soit pas menteuse : c'est
la mort.
Une autre fois, Natalis racontait que,
marchant sur le quai Malaquais, il s'était
trouvé face à face avec son maître. Dans
la disposition d'esprit où il était, il ne
pouvait avoir de rencontre plus funeste.
Gros, devenu vieux, après avoir eu tous
les succès et tous les honneurs, était, dans
ses dernières œuvres, attaqué, conspué,
méconnu; il en voulait à la critique, au
public, à l'univers, et à lui-même.
— Ah! il m'a fait plaisir! dit Natalis; il
a bien arrangé la destinée, et l'art, et
l'amour, et tout! Il m'a dit avec sa ma-
nière brusque : — Te voilà! qu'est-ce que
tu deviens? On ne te voit plus. Es-tu ma-
lade? Ou serais-tu amoureux? Travailles-
tu? Non? Tu fais bien. L'art est une bonne
duperie. Barbouiller des toiles!. vends
donc plutôt de la chandelle; tu seras mil-
lionnaire, tu seras pair de France ! tu seras
ministre! vois M. Ganneron! Quant à
l'amour, c'est une farce plus bête encore.
Être sérieux en amour? ah! ah 1 c'est être
grotesque! L'amour! il faut tout au plus
le prendre pour excitant, comme le café.
— Et Natalis ajoutait en ricanant: Il était
dans le vrai, le maître ! il était joliment
dans le vrai !
Un soir, il prit à partie son père lui-
même. Léonard lui donnait ce conseil :
-*■ Travaille! Dans la douleur, le travail
est d'abord la consolation, et il devient
bientôt la joie.
— Malheureusement, dit Natalis, je suis,
moi, de ceux que la douleur commence
par empêcher de travailler. Pour que j'aie
la main active, il faut que j'aie Tesprit
tranquille. J'aurais été un bon enlumineur
au moyen âge, auantf an croyait à la sainte
Vierge et au paradis. Oui, j'aurais eu be-
soin de vivre dans un temps fait, non dans
un temps à faire. Je ne sais pas jouer ma
partie là où je ne sens pas l'ensemble. Je
veux bien croire que ce siècle-ci sera un
monde, mais tu conviendras qu'en atten-
dant c'est un chaos.
Quand on se leva pour se retirer, Léo-
nard alla à Natalis, et, lui serrant le bras
entre ses mains, comme pour lui commu-
niquer son énergie :
— Courage, mon enfant ! lui dit-il tout
bas d'une voix pénétrée, je vois que tu
souffres, je ne sais pas de quoi, et ne
cherche pas à le savoir; mais la lutte est
souvent bonne et saine ; lutte ! lutte vail-
lamment, mon fils !
— Il faudrait pouvoir r
— Il faut vouloir !
IV
Un matin, on touchait alors au mois de
septembre, Natalis, en se mettant à table
pour le déjeuner, vit que Marthe n'était
pas là, et s'informa d'elle. On lui dit
qu'elle était à Châtenay, où elle allait de
temps en temps passer la journée à la
ferme de Raymond, avec son amie Denise,
depuis quatre ou cinq mois mariée.
Le repas fini, Natalis sortit selon son
habitude; mais cette fois il ne resta pas
dans Paris, il se dirigea machinalement
vers la barrière d'Enfer, par où l'on allait
à Châtenay. Il n'avait pas le moindre des-
sein de rejoindre Marthe, et il l'aurait évi-
tée s'il l'eût rencontrée; il allait du côté
f ù elle était. voilà tout ; -J
Le temps était doux, la campagne char-
mante; le grand air lui fit du bien. Il se
promit que dorénavant, au lieu de mar-
cher dans les rues populeuses et sur les
quais poussiéreux, il irait du côté des prés
et des bois. Il le fit dès le lendemain, et il
allait toujours dans la direction de Châ-
tenay.
Le troisième jour, il avait marché tant
et si bien au hasard, par les champs et les
villages, qu'il se perdit. Il se vit tout à
coup dans un bois où il croyait n'être ja-
mais venu, et qu'il s'imaginait pourtant
reconnaître. Il le parcourait d'un pas aven-
tureux, montant et descendant avec les
sentiers, quand un mur l'arrêta. Au même
moment, une petite porte s'ouvrait dans
ce mur, et un vieux jardinier en sortait.
- Est-ce que monsieur vient pour visi-
ter le pavillon meublé à louer? demanda
le paysan en soulevant son bonnet.
— Oui, répondit NataHs sans trop savoir
pourquoi.
- Oh! ce ne sera pas long, monsieur !
c'est joli, mais ce n'est pas grand. Une
bonbonnière !
En effet, on pouvait y tenir deux, mais
on n'y aurait pas tenu quatre. Un vrai nid
d'amoureux sous la branche.
Au rez-de-chaussée, une seule pièce, à
la fois salon et salle à. manger, avec une
petite cuisine; au premier ef unique
étage, une seule chambre, avec un cabi-
net de toilette : voilà la maison. Mais
c'était frais, net et gentiment meublé. Le
iardin était bjçj* aussi petit flue celui de
la rue des Postes, mais « tout en agrû-
ment », comme le fit remarquer le vieux
jardinier. Il était si touffu qu'on ne voyait
pas les murs. Rien que trois ou quatre
grands arbres, mais force arbustes, des
fleurs et de l'herbe ; il y avait un berceau,
corpme chez la tante Natalie. Une vigne
grimpait le long de la maisonnette blanche.
Natalis eut une sorte d'hallucination :
dans quel transparent sommeil ou dans
quelle vie antérieure avait-il connu déjà
ce jardin et les bois d'alentour? Il lui
semblait s'être promené autrefois avec
Marthe dans ces sentiers et ces allées.
— Quel est le prix de la location ? de-
manda-t-il au jardinier.
— Huit cents francs par an, monsieur,
d'avril en avril.
— Oui, mais nous sommes en sep-
tembre.
— Vu que les particuliers qui l'occu-
paient ont quitté le 15 août, on demanda
quatre cents francs pour la fin de k
saison.
- J'en offre trois cents.
- Je verrai le propriétaire, monsieur, et
je vous rendrai demain la réponse.
Le lendemain, le propriétaire disait oui,
et Natalis entrait en possession de sonreve.
Il sut seulement alors, que c'était à
Aulnay, près Sceaux, dans une vallée chère
aux poètes, qu'il avait rencontré ce paradis
d'un quart d'arpent. Il n'était là qu'à une
demi-lieue de Châtenay.
PAUL MEURICjL
(A suivre.) .,
-~
27 Prairial 94 99 - N- 7768
« ! CINQ centimes le numéro
RÉDACTION
18, BUE DE VALOIi, 18
S'ADRESSER AU SECRÉTAIRE DE LA RÉMCM
De 4 à 6 Itmres du soir
Et de 9 heures du soir à minuit
LES MANUSCRITS KON INSÉRÉS NE SBaNT PAS RENDUS
^^ADMINISTRATION
it..
-:d'
sser lettres et mandats
'JIN IS T EUR-G É llANT
[:\71; ANNONCES
?-r4W. Ch. LAGRANGE, CERF et Ce
0rs £ jl 6, place de la Bourse, 6
*■—
ABONNEMENTS
PARIS
UN MOIS 2 F».
TROIS MOIS ». 5 -
SIX MOIS 9 FR.
ON AN 18 -
Rédacteur en chef : AUGUSTE VA C QUE RIE
A b U N N erTvl E N I S
E N T S
UN MOIS
TROIS MOIS t -"
511 MOIS 11 FR.
UN AN 20 —
AVIS
Nous prions ceux de nos lecteurs dont
l'abonnement expire le 15 juin de le
renouveler le plus vite possWle afin d'é-
viter une interruption dans la réception
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LA NOMENCLATURE DES
NOUVELLES PUltlES GRATUITES
que nous offrons à nos abonnés
LA PATRIE EN DANGER
Quand un fourrier a boulotté la caisse
de sa compagnie en l'honneur de quel-
que Marie-mange-mon-prêt ; quand un
pauvre diable de « bleu », exaspéré par
les brimades, a riposté d'un coup de
poing qui a atteint la hiérarchie; quand
un indiscipliné, bon pour la guerre,
mauvais pour la caserne, a pris la clef
des champs et qu'on l'a repincé - le
carottier, le conscrit, le déserteur, avant
que de s'en aller subir leur peine outre-
mer, défilent la parade.
On arrache les croix ou médailles
qu'ils ont pu gagner ; on arrache les
galons; on arrache les boutons de
métal sur lesquels le matricule est
gravé. Puis, tout le régiment, drapeau
en tête, passe devant celui qu'il vient
ainsi de renier, de flétrir — hier un
soldat, demain un forçat !
Pour quelques louis, un geste de dé-
fense irréfléchie, une « bordée » plus
longue que ne le tolèrent les règlements,
l'hommeet ainsi déshonoré. Et, à cette
solennelle dégradation, s'ajoute toute la
sévérité du châtiment - trois ans, cinq
ans, dix ans, quinze ans, vingt, parfois,
de travaux publics. quand ce n'est pas
la perpétuité !
Et encore, au cas seulement où le tri-
bunal fait preuve d'indulgence ; car on
n'en est plus à les compter, les malheu-
reux qui, pour avoir levé la main sur
un supérieur, ont payé de leur existence
cette minute de fol et quelquefois lé-
gitime emportement?
Ces exécutions se font au nom de la
discipline, au nom de la patrie ! Elles
sont nécessaires, disent les spécialistes,
pour« l'exemple » — et un haro s'élève,
dans le camp des implacables, contre
qui ose prononcer la parole d'indul-
gence, mettre la pitié au-dessus de la
rigueur, l'humanité au-dessus de la
loi !
Soit. Mais, alors, que cette doctrine
impitoyable soit logique jusqu'à ses plus
extrêmes conséquences, se fasse ab-
soudre de sa dureté envers les petits par
son acharnement envers les grands !
Hélas
f ) ;è ,.
- Quand j'ai vu l'apparition du livre de
M. Turpin, j'ai tout de suite craint pour
l'auteur. Quand la rumeur d'une arres-
tation s'est répandue, — sans qu'on
connût d'abord le nom de celui qui en
était l'objet - j'ai crié : « C'est Turpin ! »
Et je ne serais nullement étonnée que
ce fût lui qui, finalement, payât les frais
de toute cette affaire, fût déclaré traître,
espion — ou fou !
C'est que dans le monde militaire,
autant,si ce n'estplus,que dans le monde
clérical, la colère ne se tourne point
contre les coupables qui ont commis
l'acte, mais bien contre l'imprudent qui
l'a dévoilé. Est réputé auteur du scan-
dale, non celui qui le cause, mais celui
qui le dénonce.
Sur celui-là, tous les orages grondent,
toutes les foudres se déchaînent. Sa vie
privée est fouillée jusqu'au sang; son
onneur mis à la question ; tous les
efforts convergent à détourner l'atten-
tion sur lui, à faire suspecter sa parole,
à le taxer d'infamie —habile facon d'é-
touffer l'accusation dans l'œuf, d'atté-
nuer ses dires, d'absoudre par avance
ceux qu'il traduit à la barre de l'opi-
nion !
D'eux, on n'ose dire : « Ils sont
innocents ! » Non, sur leur compte, on
se tait. Mais, de lui, on dit : « Quel
gredin ! »
Peut-être fais-je erreur, mais il me
semble que cette politique de séminaire
cadre mal avec ce qu'on est convenu
d'appeler « la rude franchise des
camps ».
En tous cas, dans tout ceci, on ne
sait ce qu'on doit le plus admirer : de
la négligence dont fit preuve, il y trois
ans, lors de la première déclaration de
Turpin contre Triponé, la commission
d'enquête, composée de généraux, qui
déclara à l'unanimité que cette décla-
ration n'avait rien de fondé, ou des
jolis mics-macs auxquels nous assistons
aujourd'hui.
Le huis-clos a été prononcé dès
l'ouverture des débats, à la requête des
autorités, dans le but, a-t-on dit, d'em-
pêcher à tout prix les noms de plu-
sieurs officiers supérieurs, réellement
compromis, d'arriver jusqu'au public.
Un de nos confrères a écrit : « C'est
sur ce point qu'on redoute les indiscré-
tions. Nombre d'officiers et de fonc-
tionnaires honoraient Triponé de leur
amitié et de leur confiance. Ces senti-
ments ont pu les induire à commettre
des imprudences qui donneraient à
l'affaire, si elles étaient divulguées, une
gravité excessive. »
Pourquoi donc, alors, a-t-on arrêté
Fasseler, un pauvre homme, qui, lui
aussi, honorait Triponé de son amitié
et de sa confiance, et n'a péché que
par ça ? Et moi qui croyais tous les
Français égaux devant la loi - en
uniforme ou non !
$
Que l'on comprenne bien mes paro-
les. Je n'ai pas la haine de l'armée, oh !
mais non ! Ils sont, ces troupiers, les
frères en culotte rouge de nos ouvriers
à cotte bleue ; qui aime les uns aime
les autres — puisqu'ils sont le peuple !
— d'un égal et semblable amour.
Mais que le grade préserve des res-
ponsabilités, qu'après avoir arrêté, à
regret, Triponé, on n'arrête plus que
l'instruction, sous prétexte de restrein-
dre le scandale, cela m'indigne et indi-
gnera tous ceux que hante le souci de
l'équité.
iié Comment, il y d'autres coupables, on
le sait, c'est de notoriété publique, et
l'action judiciaire stoppe net, sous
prétexte qu'ils sont trop haut placés !
Que voulez-vous que pense de cette
Loi qui a deux poids, deux balances, le
populaire sans cesse décimé par elle,—
les petits pour lesquels sa main est si
lourde, les humbles pour lesquels son
glaive est si tranchant?
« L'intérêt de la République », ne
va-t-on pas manquer d'alléguer. Le vrai
péril, pour la République, c'est que se
désaffectionnent d'elle les braves gens
qui sont sa sauvegarde; c'est qu'ils
voient son protectorat s'étendre aux
seuls forts, aux seuls puissants, et son
abandon livrer les faibles — désormais
sans espoir 1
Frappez haut, frappez fort! Non pour
faire acte de cruauté, mais pour faire
acte de justice, pour que la multitude
anonyme et désarmée voie que l'éga-
lité n'est pas un mot vain inscrit seule-
ment au fronton des monuments, une
formule creuse destinée à tromper la
faim d'équité des citoyens !
C'est de la Patrie qu'il s'agit, ne l'ou-
bliez pas, de la Patrie dont on a livré la
défense, brocanté les secrets, de la
Patrie en danger! Ouvrez les portes,
pour que la nation tout entière puisse
voir le visage des traîtres et leur cra-
cher à la face! Ouvrez les croisées,
pour que les paroles dont on les flétrira
soient entendues des quatre points de
l'horizon, pour que le vent qui passe
en sonne l'écho sur la frontière meur-
trie !
Lavez notre linge sale en famille,
mais coram populo, dans la Seine, au
grand soleil !. S'il en est qui font les
bégueules en disant que ça nous fait
tort, qu'ils se rassurent — on le rin-
cera dans le Rhin!
SÉVERINE,
LIRE PLUS LOIN:
L'AGfadre della mélinite: I" au-
dienee.
Le Crime de - Vourbevoie: Trois
condamnations à mort
A la Roquette: Boré, Berland,
veuve Berlaad.
Les Ouvriers Iloldangers.
Les Marchandes du Temple.
Nos feuilletons (3° page) : Le
Chevalier d'filarmental.
LES TRAMWAYS DE LYON
Nous recevons la dépêche suivante :
Lyon, 13 juin.
Les délégués du -. syndicat des employés de
tramways se sont présentés ce matin à la com-
pagnie, pour demander réponse à leurs deside-
rata émis la semaine passée à la Bourse du
travail.
Les administrateurs ont fait droit à toutes
les revendications, sauf à celle qui est relative
au paiement des remplaçants.
Les mandataires des employés se sont alors
retirés et une nouvelle entrevue a eu lieu
cette après-midi, au cours de laquelle les dé-
légués ont absolument maintenu l'intégrité
de leurs réclamations.
L'entente ne pouvant se Çaire, le bureau du
syndicat a décidé d'écrire une lettre au préfet
pour qu'il appuie ses revendications.
Une dernière réunion des cochers, conduc-
teurs et contrôleurs aura lieu à minuit, et si
les demandes refusées par la compagnie ne
sont pas retirées, l'éventualité d'une grève
prochaine sera agitée.
LES EMPLOYÉS DES ÔMMBCS DE LONDRES
Nous recevons la dépêche suivante :
- Londres, 12 juin.
Les employés des omnibus acceptent la
journée de douze heures et les salaires offerts
par les compagnies. Ils abandonnent leur
demande d'un jour de repos rémunéré par
quinzaine; mais ils acceptent l'offre des
compagnies d'un jour de repos par semaine
sans salaire.
Londres, 12 juin.
A la suite d'une réunion des employés des
omnibus, tenue ce soir, sous la présidence
de M. John Burns, la grève a été déclarée ter-
minée.
Les hommes reprendront le travail demain.
IX» m -,
LE DROIT DU PÈRE
Un de nos lecteurs se plaint du fait
suivant :
En 1885, une femme mourait, lais-
sant une fille âgée de douze ans. La
loi faisait le père tuteur.
Mais ce père était tel que le conseil
de famille demanda sa révocation.
On fit une enquête. Elle fut écra-
sante. Le père fut révoqué et remplacé
par le grand-père.
C'est chez les grands-parents que la
fille a vécu depuis six ans, par eux
qu'elle a été nourrie, élevée, soignée.
Le père ne s'est jamais occupé d'elle.
Aujourd'hui, elle a dix-nuit ans et
est demandée en mariage.
Le jeune homme convient sous tous
les rapports au tuteur et au conseil de
famille.
Mais il faut le consentement du père.
II le refuse.
Et alors le mariage est impossible.
Notre correspondant, qui est l'oncle
de la fille, est indigné. Et comme son in-
dignation a raison !
Comment ! voilà un père si peu père
qu'on a dû lui arracher sa fille, et il
reste assez père pour qu'elle ne puisse
pas se marier sans son consentement !
Si la loi veut cela, la loi est stupide. Il
faut la changer. Celui à qui on a dû
arracher sa fille n'a plus droit
sur elle. Dégradé comme tuteur, il est
dégradé comme père. Celle qui fut sa
fille ne l'est plus, et il serait monstrueux
qu'il pût l'empêcher d'être heureuse.
AUGUSTE VACQUERIE.
COULISSES DES CHAMBRES
L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE ET LA COUR
DES COMPTES
Deux décisions intéressantes ont été
prises par la commission du budget au
sujet de l'Ecole polytechnique et de l'an-
cien palais de la Cour des comptes.
On sait que le ministre de la guerre a
déposé, il y a quelque temps, un projet
de loi ayant pour objet de restaurer et
d'étendre les bâtiments de l'Ecole poly-
technique. La dépense totale est évaluée
à 3 millions, tant pour les expropriations
que pour les travaux proprement dits. Le
ministre demandait l'ouverture immédiate
d'une première annuité de 600,000 francs,
destinée à couvrir les frais d'expropria-
tion à entreprendre pour isoler complète-
ment l'Ecole.
La commissibn du budget a reconnu
que le projet était mal étudié. Elle a décidé
en principe d'ajourner la dépense pour les
expropriations et au contraire d'allouer
immédiatement les. sommes nécessaires
pour apporter aux locaux actuels, notam-
ment aux dortoirs et aux salles d'étude
les améliorations jugées nécessaires. Elle
se rendra cette semaine à l'Ecole poly-
technique pour se rendre compte sur
place des travaux qu'il faudra effectuer.
En cc qui concerne l'ancien palais de la
Cour des compte s, le ministre des travaux
publics a déposé un projet de loi tendant
à l'aliénation des ruines et du terrain du
quai d'Orsay. Le produit de l'aliénation
évalué à 4 millions 1/2 serait consacré
pour partie à installer la Cour des comptes
dans le pavillon de Marsan et pour le reste
à restaurer un certain nombre de bâti-
ments civils.
La commission du budget a repoussé
hier, à l'unanimité, l'aliénation du terraiû
du quai d'Orsay. Elle a résolu d'entendre
le gouvernement sur la proposition renou-
velée par M. Antonin Proust de concéder
temporairement ce terrain à l'Union cen-
trale des Arts décoratifs pour y installer
son musée qui, au bout de trente ans,
deviendrait la propriété de l'Etat.
X
LA REFORME DE L'IMPOT DES BOISSONS
Se conformant à la décision de la com-
mission du budget, que nous avons fait
connaître hier, la sous-commission des
recettes a décidé d'étudier un système de
réforme de l'impôt des boissons en vue de
l'incorporer dans le budget de 1892.
M. Jamais, rapporteur, a été chargé de
présenter un système en s'inspirant du
projet de loi présenté par le ministre des
finances et des divers projets émanés de
l'initiative des députés.
X
LA VENTE DES HUILES ALIMENTAIRES
M. Clémenceau vient de déposer sur le
bureau de la Chambre une proposition de
loi tendant à réprimer les fraudes com-
mises dans la vente des huiles alimen-
taires. Cette proposition est fondée sur le
même principe que les lois votées récem-
ment et qui ont pour objet de réprimer la
fraude sur les beurres et les vins.
Aux termes de cette proposition seront
punis d'un emprisonnement de six jours à
six mois, et de 50 à 3,000 fr. d'amende,
ceux qui auront sciemment exposé, mis
en vente, vendu, exporté ou importé sous
le nom d'huiles alimentaires pures des
huiles mélangées, quelle que soit d'ailleurs
la proportion du mélange.
Seront présumés avoir connu la falsifi-
cation de la marchandise, ceux qui ne
pourront indiquer le nom du vendeur ou
de l'expéditeur.
Tout fabricant, marchand en gros ou
en détail, expéditeur ou consignataire
d'huiles alimentaires sera tenu d'indiquer
en caractères apparents, sur les récipients
quels qu'ils soient, la nature du contenu
ou sa composition, s'il y a mélange.
Ceux qui auront contrevenu à cette
dernière disposition seront punis d'un
emprisonnement de six jours à un mois
et d'une amende de 25 à 1,000 francs, ou
de l'une de ces deux peines seulement.
L'AMELIORATION DU SORT DES FEMMES
Au banquet donné, chez Lemardelay,
par la Société pour l'amélioration du sort
des femmes, Mlle de Grandpré, la digne
directrice de l'OEuvre des Libérées de Saint-
Lazare, a dit un mot qui caractérise jus-
tement la Société :
— Nous sommes pour que les femmes
soient émancipées ; nous ne sommes pas
pour les femmes qui s'émancipent.
Rien de plus légitime et rien de plus
modéré que les revendications de la So-
ciété. Aussi était-on accouru à son invi-
tation.
Mlle Maria Deraismes, qui présidait,
avait à sa droite, M. Auguste Vacquerie et
à sa gauche M. le sénateur Dide. De nom-
breux députés ou conseillers municipaux;
MM. Mesureur, Hubbard, Henri de Lacre-
telle, Gaillard, Jourdan, Chassaing, Vi-
guier, etc., étaient de la fête; avec eux;
MM. Frédéric Passy, de Hérédia, Eugène
Mayer, Pierre Lefèvre, Clovis Hugues, etc.
Parmi les femmes, Mmes Crawford, Ga-
gneur, Syamour, de Rute, de Hérédia,
Mayer, Berthaud, Feresse, Chapman, etc.
D'excellentes choses ont été dites par
MM. Dide, Passy, Mayer, Clovis Hugues, et
notamment par Mlle Maria Deraismes.
L'auteur d'Éve dans Vhumanité a fait mieux
qu'affirmer l'égalité de la femme et de
l'homme: elle l'a prouvée par la solidité de
son argumentation et par l'éclat de sa pa-
role.
——— ———,
1Jm.
CHRONIQUE DU JOUR
L'HONNÊTE SERVANTE
En ma très enfantine enfance, je ma
souviens d'une baraque merveilleuse entre
toutes qui, parmi les autres somptuosités
foraines développées sur la place Saint-
Pierre, champ patronal des fêtes mont-
martroises d'alors, exhibait sur des toiles
pemtes raventure extraordinaire de la ser-
vante de Palaiseau. Il y avait là successive-
ment déroulées : la pie dérobant le couvert
d'argent,la servante éplorée que son maltra
accusait, les gendarmes emmenant au
supplice l'innocente en larmes, puis le
bon garçon,dénicheur de nids, découvrant
le couvert emporté par la pie, seule cou-
pable.
Je ne sais plus trop comment le drame
populaire, et si fréquemment repris dans
la réalité, se comportait sur la scène de
Passe-Lacet avec les marionnettes en bois
que maniaient de la coulisse le directeur
et son imposante épouse, costumée à fal-
balas, la tête rougeaude poudrée à la
façon des marquises du siècle dernier,
mais le spectacle de la toile extérieure me
produisit une impression profonde et de-
puis j'ai toujours eu pitié des pauvres
servantes et des malheureux ouvriers que
de méfiants bourgeois accusent d'avoir
soustrait des couverts d'argent. Toujours
j'ai pensé à cette pie larronne dont Ros-
sini a chanté les méfaits inconscients, et
j'estime que bien souvent, dans des ins-
tructions criminelles analogues, la justice
aurait dû se donner la peine de chercher
la pie et de fouiller son nid.
La navrante histoire d'hier semble un
recommencement de l'affaire de Palaiseau.
Une jeune bonne, sans place, chez une
dame en quête de domestique se présente.
On la laisse seule un instant dans l'appar-
tement, le temps de griffonner la réponse
à la directrice du bureau de placement,
l'informant qu'une bonne avait déjà été
engagée et qu'il était inutile de continuer
les présentations. La jeune fille partie, la
dame s'aperçoit qu'une bague posée sur
la cheminée de la chambre à coucher n
disparu. Ce ne peut être que la domesti-
que envoyée du bureau qui a fait le coup !
Vite une plainte chez le commissaire. Puis
la propriétaire du logis se met à la re-
cherche de sa prétendue voleuse. Celle-ci
est découverte, arrêtée. Le commissaire
l'interroge; avec sévérité, il la menace;
son refus d'avouer peut la mener loin,
trois ans de prison peut-être; si elle con-
sent à dire la vérité, à reconnaître qu'elle
a volé, elle en sera quitte pour peu de
chose; la servante, en pleurant, avoue.
La jeune bonne allait passer devant le
tribunal, quand la dame à la bague revient
chez le commissaire et lui dit : Il n'y a
rien de fait, monsieur, j'ai retrouvé ma
bague. c'est moi qui avais oublié que je
l'avais déposée au fond d'une coupe en
verre.
Voilà qui est moins dramatique et moins
compliqué que la pie voleuse pincée au
nid ; mais dès qu'on eut découvert la ca-
chette où l'oiseau filou recélait, pour
égayer ses petits, les objets brillants à sa
portée, les gendarmes s'empressent de
relâcher la servante accusée, le bailli
l'embrasse, et même, si je crois mes sou-
venirs, le bourgeois tout marri d'avoir
failli faire pendre une innocente, lui donne
son fils en mariage et convie tout Palai-
seau à la noce.
Dans la réalité d'hier les choses ne se
passèrent point ainsi. L'accusée dut quant"
même comparaitre devant la 41° chambre
correctionnelle. Les juges l'ont acquittée,
sans doute. Maispourquoijuger une femme
accusée d'un vol qui est reconnu, par la
suite, ne pas avoir été commis? D'où vienf
cette chinoiserie cruelle? Parce que, dit-
on, le juge d'instruction avait rendu une
ordonnance de renvoi. Eh! bien, il n'avais
qu'à rendre une seconde ordonnance de
onn-lieu !
Il ne s'agit pas là d'un doute, d'une
non-culpabilité à établir, par pièces, par
Feuilleton du RAPPEL
DU 15 JUIN
-
34
LEONARD AUBRY
TROISIÈME PARTIE
PASSION
III (sUlte)
Daniel, ému de l'état d'âme de son
ami, cherchait par tous les moyens à le
ranimer et à le distraire ; mais rien ne
semblait avoir prise sur l'apathie et le
dégoût de Natalis. Il y eut au théâtre des
premières représentations intéressantes;
il refusa d'y assister. Les peintres qu'il
aimait, son maître lui-même, exposèrent
des tableaux importants ; il ne prit pas la
peine d'aller les voir. Daniel ne se rebutait
pas; il sentait qu'il était bon, puisque
Natalis se dérobait à tout ce qui l'avait
passionné, de lui rapporter du moins un
peu de l'air extérieur et du mouvement de
la vie. Il lui disait ses impressions, ses
trouvailles, ses lectures. Natalis lui répon-
dait le plus souvent avec indifférence,
quelquefois avec aigreùr. C'était surtout
Reproduction interdite. !
Voir le Rwtel du a mai aq ti iuiti.
quand Marthe était présente qu'il se ré-
pandait en paroles acerbes ou railleuses.
Elle, paisible, cousait ou brodait, ne di-
sait pas un mot, souffrait peut-être, mais
ne paraissait pas même entendre.
Daniel parlait un jour de YObermann de
Sénancourt, qu'une édition nouvelle, avec
préface de George Sand, venait de re-
mettre en lumière. Daniel avait trouvé
fort insipide cette pâle copie de Werther.
— Eh! nous en sommes tous là ! s'écria
Natalis. Copies, décalques, redites ! nous
ne sommes pas autre chose! Nous croyons
que nous aimons, que nous souffrons, —
en sommes-nous sûrs? Est-ce que nos
sentiments ne sont pas des réminiscences?
Est-ce que nos passions ne sont pas des
reflets ?Nolre cœur, quand il saigne, n'est-il
pas purement littéraire? Si Werther, René,
Manfred, tousles types de l'inquiétude dont
nous souffrons n'existaient pas, notre in-
quiétude existerait-elle ? Justement parce
qu'ils ont été l'expression de ces dotileurs,ils
semblent n'en avoir laissé après eux que
l'affectation. Et l'affectation d'une infir-
mité, quoi de plus misérable? Ah! c'est
là une amertume qu'eux du moins ils
n'ont pas connue. N'avoir pas même son
moi! être seulement un acteur qui récite
un rôle ! Est-ce que ça vaut la peine
d'être!. Pouah la vie: elle n'a qu'une
espérance qui ne soit pas menteuse : c'est
la mort.
Une autre fois, Natalis racontait que,
marchant sur le quai Malaquais, il s'était
trouvé face à face avec son maître. Dans
la disposition d'esprit où il était, il ne
pouvait avoir de rencontre plus funeste.
Gros, devenu vieux, après avoir eu tous
les succès et tous les honneurs, était, dans
ses dernières œuvres, attaqué, conspué,
méconnu; il en voulait à la critique, au
public, à l'univers, et à lui-même.
— Ah! il m'a fait plaisir! dit Natalis; il
a bien arrangé la destinée, et l'art, et
l'amour, et tout! Il m'a dit avec sa ma-
nière brusque : — Te voilà! qu'est-ce que
tu deviens? On ne te voit plus. Es-tu ma-
lade? Ou serais-tu amoureux? Travailles-
tu? Non? Tu fais bien. L'art est une bonne
duperie. Barbouiller des toiles!. vends
donc plutôt de la chandelle; tu seras mil-
lionnaire, tu seras pair de France ! tu seras
ministre! vois M. Ganneron! Quant à
l'amour, c'est une farce plus bête encore.
Être sérieux en amour? ah! ah 1 c'est être
grotesque! L'amour! il faut tout au plus
le prendre pour excitant, comme le café.
— Et Natalis ajoutait en ricanant: Il était
dans le vrai, le maître ! il était joliment
dans le vrai !
Un soir, il prit à partie son père lui-
même. Léonard lui donnait ce conseil :
-*■ Travaille! Dans la douleur, le travail
est d'abord la consolation, et il devient
bientôt la joie.
— Malheureusement, dit Natalis, je suis,
moi, de ceux que la douleur commence
par empêcher de travailler. Pour que j'aie
la main active, il faut que j'aie Tesprit
tranquille. J'aurais été un bon enlumineur
au moyen âge, auantf an croyait à la sainte
Vierge et au paradis. Oui, j'aurais eu be-
soin de vivre dans un temps fait, non dans
un temps à faire. Je ne sais pas jouer ma
partie là où je ne sens pas l'ensemble. Je
veux bien croire que ce siècle-ci sera un
monde, mais tu conviendras qu'en atten-
dant c'est un chaos.
Quand on se leva pour se retirer, Léo-
nard alla à Natalis, et, lui serrant le bras
entre ses mains, comme pour lui commu-
niquer son énergie :
— Courage, mon enfant ! lui dit-il tout
bas d'une voix pénétrée, je vois que tu
souffres, je ne sais pas de quoi, et ne
cherche pas à le savoir; mais la lutte est
souvent bonne et saine ; lutte ! lutte vail-
lamment, mon fils !
— Il faudrait pouvoir r
— Il faut vouloir !
IV
Un matin, on touchait alors au mois de
septembre, Natalis, en se mettant à table
pour le déjeuner, vit que Marthe n'était
pas là, et s'informa d'elle. On lui dit
qu'elle était à Châtenay, où elle allait de
temps en temps passer la journée à la
ferme de Raymond, avec son amie Denise,
depuis quatre ou cinq mois mariée.
Le repas fini, Natalis sortit selon son
habitude; mais cette fois il ne resta pas
dans Paris, il se dirigea machinalement
vers la barrière d'Enfer, par où l'on allait
à Châtenay. Il n'avait pas le moindre des-
sein de rejoindre Marthe, et il l'aurait évi-
tée s'il l'eût rencontrée; il allait du côté
f ù elle était. voilà tout ; -J
Le temps était doux, la campagne char-
mante; le grand air lui fit du bien. Il se
promit que dorénavant, au lieu de mar-
cher dans les rues populeuses et sur les
quais poussiéreux, il irait du côté des prés
et des bois. Il le fit dès le lendemain, et il
allait toujours dans la direction de Châ-
tenay.
Le troisième jour, il avait marché tant
et si bien au hasard, par les champs et les
villages, qu'il se perdit. Il se vit tout à
coup dans un bois où il croyait n'être ja-
mais venu, et qu'il s'imaginait pourtant
reconnaître. Il le parcourait d'un pas aven-
tureux, montant et descendant avec les
sentiers, quand un mur l'arrêta. Au même
moment, une petite porte s'ouvrait dans
ce mur, et un vieux jardinier en sortait.
- Est-ce que monsieur vient pour visi-
ter le pavillon meublé à louer? demanda
le paysan en soulevant son bonnet.
— Oui, répondit NataHs sans trop savoir
pourquoi.
- Oh! ce ne sera pas long, monsieur !
c'est joli, mais ce n'est pas grand. Une
bonbonnière !
En effet, on pouvait y tenir deux, mais
on n'y aurait pas tenu quatre. Un vrai nid
d'amoureux sous la branche.
Au rez-de-chaussée, une seule pièce, à
la fois salon et salle à. manger, avec une
petite cuisine; au premier ef unique
étage, une seule chambre, avec un cabi-
net de toilette : voilà la maison. Mais
c'était frais, net et gentiment meublé. Le
iardin était bjçj* aussi petit flue celui de
la rue des Postes, mais « tout en agrû-
ment », comme le fit remarquer le vieux
jardinier. Il était si touffu qu'on ne voyait
pas les murs. Rien que trois ou quatre
grands arbres, mais force arbustes, des
fleurs et de l'herbe ; il y avait un berceau,
corpme chez la tante Natalie. Une vigne
grimpait le long de la maisonnette blanche.
Natalis eut une sorte d'hallucination :
dans quel transparent sommeil ou dans
quelle vie antérieure avait-il connu déjà
ce jardin et les bois d'alentour? Il lui
semblait s'être promené autrefois avec
Marthe dans ces sentiers et ces allées.
— Quel est le prix de la location ? de-
manda-t-il au jardinier.
— Huit cents francs par an, monsieur,
d'avril en avril.
— Oui, mais nous sommes en sep-
tembre.
— Vu que les particuliers qui l'occu-
paient ont quitté le 15 août, on demanda
quatre cents francs pour la fin de k
saison.
- J'en offre trois cents.
- Je verrai le propriétaire, monsieur, et
je vous rendrai demain la réponse.
Le lendemain, le propriétaire disait oui,
et Natalis entrait en possession de sonreve.
Il sut seulement alors, que c'était à
Aulnay, près Sceaux, dans une vallée chère
aux poètes, qu'il avait rencontré ce paradis
d'un quart d'arpent. Il n'était là qu'à une
demi-lieue de Châtenay.
PAUL MEURICjL
(A suivre.) .,
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