Titre : Le Rappel / directeur gérant Albert Barbieux
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1873-12-30
Contributeur : Barbieux, Albert. Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328479063
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 30 décembre 1873 30 décembre 1873
Description : 1873/12/30 (N1404). 1873/12/30 (N1404).
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k75325335
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-43
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 27/08/2012
Ma lUOli* — Mardi 30 décembre 1871 lA numéro i fO «. *- , fléiMurtements 1 Ift e.
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10 aivôse an tft — N°1404
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S'adresser au Secrétaire de la Rédaction
De 4 a 6 heures du soir
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Les manuscrits non insérés* inre seront pas ret
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LES ANNONCES
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MM, Ch., LAGRANGE, CERF et Ca
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PARIS 1 départements
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Six mois..iiô » Six ûioif 27 »
Adresser lettres et mandats
A M. ERNEST LEFÈVRE
ADMINISTRATEUR-GERANT » ,'fl
L'ENTERREMENT
t.. ,
DE FRANÇOIS-VICTOR HUGO
Bien avant l'heure indiquée, la foule
était déjà telle dans la rue, Drouot, qu'il
était difficile d'arriver à la maison mor-
tuaire. Un registre ouvert dans une petite
cour recevait les noms de ceux qui vou-
laient témoigner leur douloureuse sympa-
thie au père si cruellement frappé.
Un peu après ipidi, on a descendu le
corps, Ç'a été une chose bien triste à voir,
le père au bas de l'escalier regardant des-
cendre la bière de. son dernier fils.
Un autre moment navrant, ç'a été quand
Mme Charles Hugo a passé, prête à s'éva-
nouir à chaque instant et si faible qu'on la
portait plus qu'on ne la soutenait. Il y a
deux ans, elle enterrait son mari; hier, son
beau-frère. Avec quel tendre dévouement
et quelle admirable persévérance elle a soi-
gné ce frère pendant cette longue maladie,
passant les nuits, lui sacrifiant tout, ne vir
vant que pour lui, c'est ce que n'oublie-
ront jamais le père ni les amis du mort.
Elle a voulu absolument l'accompagner
jusqu'au bout, et ne l'a quitté que lors-
qu'on l'a arrachée de la tombe.
L'enterrement était au cimetière de
l'Est. Le convoi a suivi les boulevards,
puis le boulevard Voltaire.
Derrière le corbillard, marchait le père,
désolé. Lui aussi, ses amis auraient voulu
qu'il s'épargnât ce supplice, rude à tous
les âges. Mais Victor Hugo accepte virile-
ment toutes les épreuves, il n'a pas voulu
fuir celle-là, et c'était aussi beau que triste
de voir derrière ce corbillard cette tête
blanche que le sort a frappée tant de fois
sans parvenir à la courber.
Derrière le père, venaient MM. Paul Meu-
rice, Auguste Vacquerie, Paul Foucher,
oncle du mort, et Léopold Hugo, son cou-
sin. Puis. le docteur Allix et M. Armand
Gouzien, qui avaient -bien le droit de se
dire de la' famille, après les soins frater-
nels qu'ils ont prodigués au malade.
Puis, les amis et les admirateurs du pè-
re, tous ceux, députés, journalistes, littéra-
teurs, artistes, ouvriers, qui avaient voulu
s'associer à ce grand deuil : MM, Gambetta,
Crémieux, Eugène Pelletan, Arago, Spuller,
Lockroy, Jules Simon, Alexandre Dumas,
Flaubert, Nefftzer, Martin Bernard. mais
il faudrait citer tout ce qui a un nom. Ce
cortége innombrable passait entre deux
haies épaisses qui couvraient les deux trot-
toirs du boulevard et qui n'ont pas cessé
jusqu'au cimetière.
A mesure que le convoi avançait, une
partie de la haie se détachait pour s'a-
jouter au cortège, qui grossissait de mo-
ment en moment et que la chaussée avait
peine à contenir. Et quand cet énorme
cortège est arrivé au cimetière, il l'a trouvé
déjà plein d'une foule également innombra-
ble, et ce n'est pas sans difficulté qu'on a
pu faire ouvrir passage même au cercueil.
Le tombeau de famille de Victor Hugo
n'ayant plus de place, hélas ! on a déposé
le corps dans un caveau provisoire. Quand
il y a été descendu, et que les fleurs ont
été mises sur la bière, il s'est fait un grand
silence, et M. Louis Blanc, a dit les belles
et touchantes paroles qui suivent :
Messieurs,
Des deux fils de Victor Hugo, le plus
jeune va rejoindre l'aîné. Il y a trois
ans, ils étaient tous les deux pleins de
vie. La mort, qui les avait séparés de-
puis, vient les réunir.
Lorsque leur père écrivait : k
Aujourd'hui, je n'ai plus de tout ce que j'avais
Qu'un fils et qu'une fille,
Me voilà presque seul ! Dans cette ombre où je vais,
Dieu m'ôte la famille.
Lorsque ce cri d'angoisse sortait de
son grand cœur déchiré :
Oh! demeurez, vous deux qui me restez!.
Prévoyait-il que, pour lui, la nature
serait à ce point inexorable ? Prévoyait-
il que la Maison sans enfants allait être
la sienne ? — Comme si la destinée avait
roulu, proportionnant sa part de souf-
france à sa gloire, lui faire un malheur
égal à son génie ! 1
Ah ! ceux-là seuls comprendront l'é-
tendue de ce deuil, qui ont connu l'être
aimé que nous confions à la terre. Il était
si affectueux, si attentif au bonheur des
autres! Et ce qui donnait à sa bonté je
ne sais quel charme attendrissant, c'é-
tait le fond de tristesse dont témoi-
gnaient ses habitudes de ré'serve, ses
manières toujours graves, son sourire
toujours pensif. Rien qu'à le voir, on
sentait qu'il avait souffert, et la douceur
de son commerce n'en était que plus
pénétrante.
Dans les relations ordinaires de la
vie, il apportait un calme que son âge
rendait tout à fait caractéristique On
aurait pu croire qu'en cela il était diffé-
rent de son frère, nature ardente et pas-
sionnée ; mais ce calme cachait un pou-
voir singulier d'émotion et d'indignation,
qui se révélait toutes les fois o qu'il y
avait le mal à combattre, l'iniquité à flé-
trir, la vérité et le peuple à venger.
(Applaudissements. )
Il était alors éloquent, et d'une élo-
quence qui partait des entrailles. Rien
de plus véhément, rien de plus pathéti-
que, que les articles publiés par lui dans
le Rappel sur l'impunité des coupables
d'en haut comparée à la rigueur dont on
a coutume de s'armer contre les coupa-
bles d'en bas. (Profonde émotion.)
L'amour de la justice, voilà ce qui re-
muait dans ses plus intimes profondeurs
cette âme généreuse, vaillante et ten-
dre.
Il est des hommes à qui l'occasion
manque pour montrer dans ce qu'ils ont
fait ce qu'ils ont été. Cela ne peut pas se
dire de François-Victor Hugo. Ses actes
le définissent. Une invocation généreuse
au génie hospitalier de la France lui va-
lut neuf mois de prison avant le 2 dé-
cembre ; après le 2 décembre, il a eu
dix-huit années d'exil, et, dans sa der-
nière partie, d'exil volontaire. Volon-
taire? je me trompe !
Danton disait : « On n'emporte pas
la patrie à la semelle de ses souliers. »
Mais c'est parce qu'on l'emporte au,
fond de son cœur que l'exii a tant d'a-
mertume. Oh! non, il, n'y a pas d'exil
volontaire. L'exil est toujours forcé ; il
l'est surtout quand il est prescrit par la
seule autorité qui ait un droit absolu
de commandement sur les âmes fières,
c'est-à-dire la conscience. (Applaudis-
sements. )
François-Victor aimait la France, com-
me son père ; comme son père, il l'a
quittée le jour où elle cessa d'être libre,
et comme lui, ce fut en la servant qu'il
acquit la force de vivre 'loin d'elle. Je
dis en la servant, parce que, 'suivant
une belle remarque de Victor Hugo,
traduire un poëte étranger, c'est accroî-
tre la poésie nationale. Et quel poëte
que celui que Francis-Victor Hugo
entreprit de faire connaître à la France !
Pour y réussir pleinement, il fallait
pouvoir transporter dans notre langue,
sans offenser la pruderie de notre goût,
tout ce que le style de Shakespeare a de
hardi dans sa vigueur, d'étrange dans
sa sublimité ; il fallait pouvoir découvrir
et dévoiler les procédés de1 ce merveil-
leux esprit, montrer Tétonnante origi-
nalité de ses imitations, indiquer les
sources où il puisa tant de choses deve-
nues si complétement siennes ; étudier,
comparer; juger ses nopabreux commen-
tateurs; en un mot, il fallait .pouvoir
prendre la mesure de ce génie universel.
Eh bien! c'est cet eflrayant labeur que
François-Victor Hugo, que le fils de
notre Shakespeare à nous. (Applaudis-
sements) aborda et sut terminer à un
âge où la plupart des hommes, dans sa
situation, ne s'oeenpent que de leurs
plaisirs. Les trente-six introductions
aux trente-six drames de Shakespeare,
suffiraient pour lui donner une place
parmi les hommes littéraires les plus
distingués de notre temps. s
Elles disent assez,. à, part même le
mérite de sa traduction, la meilleure
qui existe, quelle' perte le monde des
lettres et le monde de la science ont
faite en le perdant.
Et la République ! Elle a aussi le
droit de porter son deuil. Car ce fut au
signal donné par elle qu'il accourut avec
son père et son frère, — d'autant plus
impatients de venir s'enfermer dans la
capitale, qu'il y avait là, en ce moment,
d'affreuses privations à subir et le péril
à braver. On sait avec quelle fermeté ils
traversèrent les horreurs d'un siège qui
sera l'éternelle gloire de ce grand peu-
ple de Paris.
Mais d'autres épreuves les attendaient.
Bientôt, l'auteur de laiinée terrible eut
à pleurer la mort d'un de ses fîli et à
trembler pour la vie de l'autre. Pendant
seize mois, François-Victor Hugo a été
torturé parla maladie qui nous l'enlève.
Entouré par l'affection paternelle de
soins assidus, disputé à la mort chaque
jour, à chaque heure, par un ange de
dévouement, la veuve de son frère, son
énergie secondait si bien leurs efforts,
qu'il aurait été sauvé-s'il avait pu
l'être. -'
Sa tranquillité était si constante, sa
sérénité avait quelque chose de si in-
domptable, que, malgré l'empreinte de la
mort, depuis longtemps marquée sur
son visage, nous nous prenions quelque-
fois à espérer.
Espérait-il lui-même, lorsqu'il nous
parlait de l'avenir, et qu'il s'efforçait de
sourire? Ou bien voulait-il, par une
inspiration digne de son âme, nous don-
ner des illusions qu'il n'avait pas, et
tromper nos inquiétudes? Ce qui est
certain, c'est que, pendant toute une
année, il a, selon le mot de Montaigne,
« vécu de la mort ». jusqu'au moment
ou, toujours calme, il s'est endormi pour
la dernière fois, laissant après lui ce
qui ne meurt pas : le souvenir et l'exem-
ple du devoir accompli.
.i Quant au vieillard illustre que tant de
malheurs accablent, il lui reste, pour
l'aider à porter jusqu'à la fin le poids des
jours, la conviction qu'il a si bien for-
mulée dans ces beaux vers
C'est un prolongement sublime que la tombe;
On y monte, étonné d'avoir cru qu'on y tombe.
Dans la dernière lettre que j'ai reçue
de lui, qui fut la dernière écrite par
lui, Barbès me disait : « Je vais mou-
rir, et toi tu vas avoir de moins un ami
sur la terre. Je voudrais que le système
de Reynaud fût vrai, pour qu'il nous,fût
donné de nous revoir ailleurs. »
Nous revoir ailleurs ! ne l'espoir
que ces mots expriment venait la foi
de Barbès dans la permanence de l'ê-
tre, dans la continuité, de son déve-
loppement progressif. Il n'admettait
pas l'idée- des' séparations absolues,
definitives. Victor Hugo ne l'admet pas,
lui non plus, cette idée redoutable. Il
croit à Dieu éternel, il croit à l'âme im-
mortelle.C'est !ù ce qui le rendra capable,
tout meurtri qu'il est, de vivre pour son
autre famille, celle à qui appartient la
vie des grands hommes : l'humanité.
(Applaudissements prolongés.) .,¡.
m
Après ce discours, d'une éloquence si
forte et si émue, et qui a profondément
touché toute cette grande foule, Victor
Hugo a embrassé Louis Blanc ; puis ses
amis l'ont enlevé de la fosse. Alors, ç'a
été à qui se précipiterait vers. lui et lui
prendrait la main. Amis connus ou in-
connus, hommes, femmes, tous se pres-
saient sur son passage; on voyait là quel
cœur est celui de ce peuple de Paris, si re-
connaissant à ceux qui l'aiment ; les fem-
mes pleuraient; et tout à coup le senti-
ment de tous a éclaté dans l'explosion de
ce cri prolongé et répété : Vive Victor
Hugo ! Vive la République !
Victor Hugo a pu enfin monter en voiture,
avec Louis Blanc. Mais pendant longtemps
encore, la voiture n'a pu aller qu'au pas, à
cause de.la foule, et les mains continuaient
à se tendre par la portière. Louis Blanc
avait sa part de ces touchantes manifes-
tations.
Et, en revenant, nous nous redisions la
strophe des Feuilles d'automne :
i
Seigneur! préservez-moi, préservez ceux que j'aime,
Mes parents, mes amis et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur, l'été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
t La maison sans enfants! • i^f!*.
- ,
Dieu n'a pas exaucé le poëte. Les oiseaux
sont envolés, la maison est vide. Mais
Louis Blanc a raison, il reste au malheu-
reux père encore une famille. Il l'a vue
aujourd'hui, elle l'a accompagné et soutenu,
elle a pleuré avec lui. Et, s'il n'y a pas de
consolations à de telles douleurs, c'est un
adoucissement pourtant que de, sentir au-
tour de soi tant de respect, affectueux et
cette admiration universelle.
Malgré l'énormité de la foule, il n'y pas
eu le moindre désordre, ni le moindre ac-
cident. Cette manifestation imposante
s'est faite avec une gravité et une tranquil-
lité profondes. La foule n'en a pas moins
exprimé ses convictions.
Elle a applaudi vivement les passages
énergiques du discours de Louis Blanc.
Ses cris ont mêlé le nom de la République
au nom de'Victor Hugo. Et, à la sortie du
cimetière, Gambetta, ayant été reconnu, a
été l'objet d'une ovation chaleureuse.
Il est impossible d'énumérer tous les
noms connus des écrivains, des hommes
politiques, des artistes qui se pressaient
dans la foule.
Les anciens collègues de Victor Hugo à
l'Assemblée nationale étaient venus en
grand, nombre. Citons parmi eux MM.
Louis Blanc, Gambetta, Crémieux, Emma-
nuel Arago, Jules Simon, Victor Schœl-
çher, Peyrat, Edmond Adam, Eugène Pel-
letan, Lepère, Laurent Pichat, Henri de
Lacretelle, Noël Parfait, Alfred Naquet,
Tirard, Henri Martin, Georges Périn, Jules
Ferry, Germain Casse, Henri Bris-on, Ar-
naud (de l'Ariége.) Millaud,Martin-Bernard,
Ordinaire, Melvil-Bloncourt, Eugène Farcy,
Bamberger, Charles Rolland, Escarguel,
Caduc, Daumas, Jules Barni, Lefèvre, Mau-
rice Rouvier, Corbon, Simiot, Greppo, La-
fon de Fongaufier, etc., etc. v ;".-
Nommons ensuite, au hasard, MM.
Alexandre Dumas fils, Gustave Flaubert,
Félicien David, Charles Blanc, Louis Ul-
bach, , Monselet, Théodore de Banville,
Léon Valade, Philippe Burty, Nefftzer, doc-
teur Sée, Emile Perrin, Ritt, Larochelle,
Duquesnel, Aimé Millet, Edouard Manet,
Bracquemond, Jacquemart, André Gill,
Carjat, Nadar, Henri Roger de Beauvois,
les frères Lionnet, Delaunay, Dumaine,
Taillade, Pierre Berton, André Lefèvre,
Mario Proth, E. Tarbé, Frédéric Thomas.
Docteur Mandl, Ernest Hamel, Pierre
Véron, Edouard Plouvier, Alfred Quidant,
Pradilla Para, consul de Colombie, Etien -
ne Arago. Lecaru, Mario Uchard, Hippo
lyte Lucas, Amédée Pommier, Mme Blan-
checotte, Kaempfen, Le chevalier, Hetzel.
Michel Lévy frères, Emile de la Bédollière;
Robert Mitchell, Catalan, professeur à l'u-
niversité de Lièçe, E. Deschnnel.
Jules Claretie, Eugène Manuel, duc de
Bellune, Edouard Laferrière, Paul Arèn^,
docteur Faivre, Léon Dierx, Catulle Mtn>
dès, Emile Daclin, Victor Cochinat, May-
rargne, Louis Leroy, Maurice Bixio, Adol-
phe Michel, Michaelis, Antonin Proust,
Louis Asseline, A. de la Fizelière, Maraci-
néano de Bucbarest, Louis Lacombé, Ar-
mand Lapointé, Denis de la G ttde.
Louis Ratisbonne, Léon Cl.idel, Tony
Révillon, Charles Chassin, Emmanuel Gon-
zalès, Louis Koch, Agricol Perdiguier, Aa*-
dré Rousselle, Ferdinand Dugué, Schiller,
P. Deloir, Dommartin, Habeneck, Ginesta,
Lepelletier, Rollinat, Richkrd Lësclide,
Cœdès, Busnach, Edg, Hément,Yves Guyot,'
Valbrègue, Elzéar Bornier, Pothay, Bar-
bieux, Montrosier, Lacroix, Adrien Huart,
George Richard Rey (de rOdéon), Balitout.
Allain-Targé, spuller, Nadauui, Ollive,
Peninelle, conseiller général de la .Seine,
J.-A. Lafont, Gabriel Guillemot, etc., etc.
î'i;-
Le Rappel était là tout entier : MM. Au-
guste Vacquerie, Paul Mèurice, Edouard
Lockroy, Frédéric Morin, Gaulier, Camille
Pelletan, C. Quentin, Victor Meunier, Er-
nest Lefèvre, Ernest Blum, d'Herviiiy,
L. Constant, Emile Blémont, Barberet,
Lemay, Lulhereau, Féron, Pelleport, Des-
trem, Am. Blondeau, etc., les composi-
teurs et imprimeurs du Rappel.
L'ÉPISCOPAT ET LE GOUYËiïfflffl
J.
Si la situation extérieure de là France
n'était devenue, depuis le 24 mai, un
sujet de préoccupation et presque d'in-
quiétude pour tous les pàtriÓfes sin-
cères, les fureurs de certaiiis- màade-
ments contre l'Italie nous toucheraient
médiocrement, et même ce n'est pas
sans quelque satisfaction que nous cons-
taterions les embarras presque inextri-
cables où elles jettent le cabinet des
ducs.
Quelle plus belle occasion de démon-
trer une fois de plus la nécessité" de sé-
parer enfin les Eglises et TEtat, et de
faire voir que, daus ce commerce
forcé qui soude contre nature des exis-
tences si distinctes, c'est l'Etat qui finit
toujours par être dupe et victime! Quoi r
depuis le concordat du premier Bona-'
parte, l'Etat a donné au clergé plus de
huit milliards, chaque année encore il se
soigne et saigne les contribuàbles pour
doter les évêques de palais et de riches
revenus ; et ces évêques, qui vivent a nsi
des deniers du gouvernement, s'éver-
tuent à le compromettre, non-seulement
au dedans, mais au dehors ! Ils se glori-
Feuilleton du Itappet -
DU 30 DÉCEMBRE
16
LES NAUFRAGEURS
ROMAN
DE MŒDRS CONTEMPORAINES
XIX
.A. valanehe d'iusultes
*
Cependant, lors de sa dernière en-
trevue avec Gabriel, le sceptique Brézil-
Ion s'était inquiété de l'allure embar-
rassée de son élève, qui lui avait dit
en le reconduisant :
« Quand vous passerez en bas, devant
la loge, ne dites pas que vous venez
chez- moi. Il y a des gens si indis-
crets !»
A la visite suivante, comme il était
resté avec Gabriel depuis dix heures
jusqu'à midi, il entendit des pas rapides
dans l'escalier de clocheton qui condui-
sait aux mansardes, et une voix cria à
travers la porte : -
— Descendez donc, monsieur Ga-
briel, voilà une demi-heure que mada-
me vous « espère » à déjeuner.
— Madame ? madame qui ? demanda
Brézillon. *
— C'est une P3rsonne de', la maison,
répondit Gabriel, honteux de se sentir
tout à coup tiré par sa laisse. Allons! à
bientôt, vous voyez qu'on m'attend.
— Oh ! oh ! se dit Brézillon en redes-
cendant à travers les escarpements de
l'escalier-échelle, il y a une femme dans
Reproduction interdite. 1
Voir le Rappel des 15,16,17,18 19,20,21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28 et 29 décembre. -
notre jeu. Déplorable affaire ! Avant
huit jours elle saura tout, et, au 'pre-
mier coup de canif que va se permettre
le petit, elle ira trouver le procureur
impérial. Il faut aviser dès maintenant à
parer cette botte.
Et avec une promptitude d'action qui
eût fait honneur à un généralissime, il
apprit dans la journée le nom et la si-
tuation tant normale qu'anormale d'E-
tiennette ; sa liaison à peu près avouée
avec le fameux Archambault, laquelle
rendait plus intéressante sa liaison clan-
destine avec Gabriel ; enfin des traits
significatifs attribués à ce caractère
fantasque, qu'un mouvement de colére
pouvait entraîner à des imprudences
irrémédiables.
J Eloigner ce témoin de toutes les heu-
res, avant qu'il eût recueilli des obser-
vations suffisantes, devenait la besogne
préparatoire. Invité à dîner pour le soir
même par son professeur, Gabriel était,
entre huit heures et demie et neuf heu-
res, arrivé au degré d'ébriété où l'atten-
dait Brézillon.
Il le conduisit alors dans un café, où
sa langue se délia assez couramment
pour justifier la lettre que Brézillon,
rentré chez lui, adressa à Trivulce, de
son écriture la mieux déguisée. 1
Il en est des lettres anonymes comme
de certaines femmes : on les méprise,
mais on les subit. J'ajouterai que la dé-
nonciation non signée produit ordinai-
rement beaucoup plus d'effet que celle
dont l'auteur se révèle, puisqu'il est fa-
cile alors de démêler les motifs qui l'ont
poussé à écrire. C'est sur l'impression
ressentie par Archambault qu'avait
compté le vieux faussaire.
« Il voudra faire une enquête, se di-
sait-il, et iL en sortira une explication
qui arrêtera net l'intrigue commencée
entre la belle pécheresse et mon jeune
scribe. Car elle n'est certainement pas
femme à sacrifier un haut et puissant
1
journaliste à ce maigre personnage.»
Mais tout Brézillon qu'il était, il avait
compté sans l'audace, l'obstination et
l'amour du danger qui possédaient
Etiennette. Le premier sentiment de la
dame, quand Trivulce déconcerté lui
montra la lettre, fut celui-ci :
« Ah ! les méchants veulent nous sé-
parer, mon Gabriel, eh bien, ils ne nous
sépareront pas ».
Et avec cette clairvoyance que les
femmes semblent amasser pour les
grandes aventures, elle s'était tracé ins-
tantanément sa ligne de conduite :
« Le confronter avec Trivulce, puis
dans cette séance l'écraser et le jeter
par dessus bord avec un tel entrain que
l'autre ne se donne même pas la peine
d'en ramasser les morceaux. »
Et, comme pour mitiger ce que sa ré-
solution avait d'excessif, elle ajouta :
« Mais va ! mon pauvre toutou, ceux
qui me forcent à te dire aujourd'hui ce
que tu vas entendre, me le paieront cher
un jour ou l'autre. »
A l'ordre donné par Etiennette d'in-
troduire le téméraire contre qui elle
semblait en proie à une indignation mal
contenue, Trivulce vit Félicité pousser
devant elle un jeune homme pâlot et
trébuchant qui s'arrêta au milieu du sa-
lon, où il resta planté comme un marau-
deur amené devant le maire d'un village
pour avoir volé une grappe de raisin.
Ses épaules chétives portaient le poids
trop lourd pour elles d'un paletot ratiné
dont le collet noir, en velours de coton,
avait pris, par l'usage, des teintes vio-
lettes, qui rappelaient une plaque da-
guerrienne décomposée sous l'influence
de la lumière.
Son pantalon, trop large comme son
paletot, flottait sur lui et paraissait avoir
été coupé pour un autre. Une paire de
souliers à oreilles, très probablement
d'occasion et attachés sur le" coude-pied
par des cordons mal noircis s'ils avaient
été blancs, ou trop cruellement blan-
chies pour avoir jamais été bien noirs,
lui donnaient une base exagérée eu
égard à sa taille. Boutonné jusqu'en
haut comme pour rendre impénétrables
les mystères de la chemise, il n'avait pu
empêcher .cependant que les pointes de
son col n'apparussent ternes et désem-
pesées sous la torsade d'une cravate
bleue, no.uée en foulard.
Au signe impérieux de la bonne, il
était descendu « comme il était », c'est-
à-dire tête nue. Des cheveux noirs abon-
dants' et désordonnés, retombaient sur
sa face souffreteuse, éclairée toutefois
par une rangée de très belles dents, qui
frappaient d'abord le regard, et lui don-
naient quelquè ressemblance avec ces
pifferari dont la bouche est rieuse et
l'air mélancolique.
— M. Gabriel Mounard, je crois? fit
Etiennette.
— Oui, madame, répondit le jeune
garçon.
- Je savais que vous occupiez dans
la maison même, au sixième, une an-
cienne chambre de domestique, mais
j'ignorais votre nom. Maintenant que je
suis certaine de l'identité, oserez-vous
nier devant monsieur, qui est mon pa-
rent, mon ami si vous voulez, qu'un soir
nous ne vous ayons ramassé, Félicité
et moi, mourant de faim à la porte de la
cuisine.
— Madame.
— Que je n'aie chargé cette excellente
fille de vous préparer à manger et de
vous remettre ensuite un fagot pour que
vous puissiez allumer un peu de feu
dans votre chambre; car, entre nous,
vous n'aviez rien sur le dos et vous ge-
liez, mon cher monsieur.
— Etiennette ! voyons, Etiennette ! fit
Trivulce, peiné au dernier point du dé-
luge d'avanies dont elle inondait le mal-
heureux accusé.
— Laissez-moi ! répondit Etiennette;
il n'y a pas de fumée sans feu. Je veux
maintenant qu'il déclare si, oui ou non,
pendant plus de deux mois, nous lui
avons envoyé, et cela à plusieurs repri-
ses, chaque semaine, tout ce qui restait
de nos repas ! Félicité est là pour l'at-
tester, combien de fois ne lui ai-je pas
dit : « Mettons ce • morceau-là de côté
pour le jeune homme d'en haut. »
Car c'est d'aujourd'hui seulement que
je sais son nom. Allons, parlez, répon-
dez que je mens, si vous en avez le cou-
rage.
Le jeune homme, qui, bien que de-
meuré debout, était moralement assis
sur la moins rembourrée des sellettes,
baissa la tête, autant en signe d'humilia-
tion que d'acquiescement.
—Eh bien ! continua la panthère bles-
sée en se grisant de ses paroles, c'est
vous que je ne connais pas, dont j'ai
soulagé la misère sans m'informer si elle
était plus ou moins honorable, c'est vous
qui, reçu à peine sur le seuil de la cui-
sine, allez vous vanter dans les estami-
nets d'être accueilli dans mon salon ;
que dis-je, dans mon salon? ailleurs,
s'il vous plaît.
— Moi, madame! balbutia l'infor-
tuné Mounard, jamais, je ne me suis
permis.
- — Jamais! prétendez-vou~ ? Eh bien,
lisez, car je suppose que vous savez
lire.
Et, malgré les gestes désespérés de
Trivulce, elle mit sous les yeux de l'a-
dolescent la lettre anonyme dont elle
s'était intentionnellement munie avant
de quitter l'appartement de la rue Gran-
ge-Batelière.
Lorsqu'il arriva au passagé où son
nom était écrit en toutes lettres, son
visage s'empourpra d'une telle confu-
sion que Trivulce commença à croire
qu'en effet cet avorton avait bien pu
prendre les aumônes d'Etiennette pour
un intérêt plus que charitable.
— On m'aura mal compris ! c'est
quelqu'un qui m'en veut, voilà tout ce
que l'accusé parvint, avec toutes les
peines du monde, à articuler distincte-
ment.
— Vous entendez, Trivulce, il avoue;
on l'aura mal compris. Du reste, je n'ai
que ce que je mérite. Ça m'apprendra à -
avoir pitié des gens ! Vous qui êtes dé-
mocrate, Trivulce, vous voyez ce qu'on
gagne à faire le bien. Ainsi, mon nom
a couru les cafés, accolé au vôtre,
ajouta-t-elle en se tournant vers Ga-
briel qui paraissait, tant il - se - reconnais-
sait coupable, avoir renoncé a se défen-
dre. Mais, mon cher monsieur, avant de
prendre pour une déclaration à un jeune
homme une croûte de pain jetée à un
mendiant, il aurait peut-être été pru-
dent de vous regarder dans une glace.
Je vous aurais au besoin prêté la mien-
ne. La première fois que vous irez
causer de moi au « café Mirabeau », tâ-
chez, si vous voulez faire prendre vos
récits au sérieux, que les eols de ves
chemises soient un peu plus blancs et
un peu moins fripés. Et maintenant,
vous pouvez remonter chez vous par
votre escalier de service, comme dit la
lettre. Félicité, si vous avez dans uh
coin quelque restant de pâté ou de char-
cuterie, donnez-le à monsieur, afin qu'il
ne s'imagine pas que je lui garde ran-
cune.
— Il va se jeter sur elle et la tuer,
pensa Trivulce à ces dernières insultes.
Il est impossible qu'un homme supporte
d'être traite ainsi devant un' autre
homme.
A son grand étonnement, l'accusé,
qui était devenu le condamné, Gabriel
tourna sur ses talons déjà usés et, la
tête de plus en plus basse, il gagna la
porte du salon que Félicité ferma sur
lui.
, 4
(A suivre).
1
1
10 aivôse an tft — N°1404
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S'adresser au Secrétaire de la Rédaction
De 4 a 6 heures du soir
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Les manuscrits non insérés* inre seront pas ret
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LES ANNONCES
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MM, Ch., LAGRANGE, CERF et Ca
placé de la Bourse, 6
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18, RTJÎ- DE VAXOIS, 18
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PARIS 1 départements
Trois mois.! 10 » Trois mois. 13 50
Six mois..iiô » Six ûioif 27 »
Adresser lettres et mandats
A M. ERNEST LEFÈVRE
ADMINISTRATEUR-GERANT » ,'fl
L'ENTERREMENT
t.. ,
DE FRANÇOIS-VICTOR HUGO
Bien avant l'heure indiquée, la foule
était déjà telle dans la rue, Drouot, qu'il
était difficile d'arriver à la maison mor-
tuaire. Un registre ouvert dans une petite
cour recevait les noms de ceux qui vou-
laient témoigner leur douloureuse sympa-
thie au père si cruellement frappé.
Un peu après ipidi, on a descendu le
corps, Ç'a été une chose bien triste à voir,
le père au bas de l'escalier regardant des-
cendre la bière de. son dernier fils.
Un autre moment navrant, ç'a été quand
Mme Charles Hugo a passé, prête à s'éva-
nouir à chaque instant et si faible qu'on la
portait plus qu'on ne la soutenait. Il y a
deux ans, elle enterrait son mari; hier, son
beau-frère. Avec quel tendre dévouement
et quelle admirable persévérance elle a soi-
gné ce frère pendant cette longue maladie,
passant les nuits, lui sacrifiant tout, ne vir
vant que pour lui, c'est ce que n'oublie-
ront jamais le père ni les amis du mort.
Elle a voulu absolument l'accompagner
jusqu'au bout, et ne l'a quitté que lors-
qu'on l'a arrachée de la tombe.
L'enterrement était au cimetière de
l'Est. Le convoi a suivi les boulevards,
puis le boulevard Voltaire.
Derrière le corbillard, marchait le père,
désolé. Lui aussi, ses amis auraient voulu
qu'il s'épargnât ce supplice, rude à tous
les âges. Mais Victor Hugo accepte virile-
ment toutes les épreuves, il n'a pas voulu
fuir celle-là, et c'était aussi beau que triste
de voir derrière ce corbillard cette tête
blanche que le sort a frappée tant de fois
sans parvenir à la courber.
Derrière le père, venaient MM. Paul Meu-
rice, Auguste Vacquerie, Paul Foucher,
oncle du mort, et Léopold Hugo, son cou-
sin. Puis. le docteur Allix et M. Armand
Gouzien, qui avaient -bien le droit de se
dire de la' famille, après les soins frater-
nels qu'ils ont prodigués au malade.
Puis, les amis et les admirateurs du pè-
re, tous ceux, députés, journalistes, littéra-
teurs, artistes, ouvriers, qui avaient voulu
s'associer à ce grand deuil : MM, Gambetta,
Crémieux, Eugène Pelletan, Arago, Spuller,
Lockroy, Jules Simon, Alexandre Dumas,
Flaubert, Nefftzer, Martin Bernard. mais
il faudrait citer tout ce qui a un nom. Ce
cortége innombrable passait entre deux
haies épaisses qui couvraient les deux trot-
toirs du boulevard et qui n'ont pas cessé
jusqu'au cimetière.
A mesure que le convoi avançait, une
partie de la haie se détachait pour s'a-
jouter au cortège, qui grossissait de mo-
ment en moment et que la chaussée avait
peine à contenir. Et quand cet énorme
cortège est arrivé au cimetière, il l'a trouvé
déjà plein d'une foule également innombra-
ble, et ce n'est pas sans difficulté qu'on a
pu faire ouvrir passage même au cercueil.
Le tombeau de famille de Victor Hugo
n'ayant plus de place, hélas ! on a déposé
le corps dans un caveau provisoire. Quand
il y a été descendu, et que les fleurs ont
été mises sur la bière, il s'est fait un grand
silence, et M. Louis Blanc, a dit les belles
et touchantes paroles qui suivent :
Messieurs,
Des deux fils de Victor Hugo, le plus
jeune va rejoindre l'aîné. Il y a trois
ans, ils étaient tous les deux pleins de
vie. La mort, qui les avait séparés de-
puis, vient les réunir.
Lorsque leur père écrivait : k
Aujourd'hui, je n'ai plus de tout ce que j'avais
Qu'un fils et qu'une fille,
Me voilà presque seul ! Dans cette ombre où je vais,
Dieu m'ôte la famille.
Lorsque ce cri d'angoisse sortait de
son grand cœur déchiré :
Oh! demeurez, vous deux qui me restez!.
Prévoyait-il que, pour lui, la nature
serait à ce point inexorable ? Prévoyait-
il que la Maison sans enfants allait être
la sienne ? — Comme si la destinée avait
roulu, proportionnant sa part de souf-
france à sa gloire, lui faire un malheur
égal à son génie ! 1
Ah ! ceux-là seuls comprendront l'é-
tendue de ce deuil, qui ont connu l'être
aimé que nous confions à la terre. Il était
si affectueux, si attentif au bonheur des
autres! Et ce qui donnait à sa bonté je
ne sais quel charme attendrissant, c'é-
tait le fond de tristesse dont témoi-
gnaient ses habitudes de ré'serve, ses
manières toujours graves, son sourire
toujours pensif. Rien qu'à le voir, on
sentait qu'il avait souffert, et la douceur
de son commerce n'en était que plus
pénétrante.
Dans les relations ordinaires de la
vie, il apportait un calme que son âge
rendait tout à fait caractéristique On
aurait pu croire qu'en cela il était diffé-
rent de son frère, nature ardente et pas-
sionnée ; mais ce calme cachait un pou-
voir singulier d'émotion et d'indignation,
qui se révélait toutes les fois o qu'il y
avait le mal à combattre, l'iniquité à flé-
trir, la vérité et le peuple à venger.
(Applaudissements. )
Il était alors éloquent, et d'une élo-
quence qui partait des entrailles. Rien
de plus véhément, rien de plus pathéti-
que, que les articles publiés par lui dans
le Rappel sur l'impunité des coupables
d'en haut comparée à la rigueur dont on
a coutume de s'armer contre les coupa-
bles d'en bas. (Profonde émotion.)
L'amour de la justice, voilà ce qui re-
muait dans ses plus intimes profondeurs
cette âme généreuse, vaillante et ten-
dre.
Il est des hommes à qui l'occasion
manque pour montrer dans ce qu'ils ont
fait ce qu'ils ont été. Cela ne peut pas se
dire de François-Victor Hugo. Ses actes
le définissent. Une invocation généreuse
au génie hospitalier de la France lui va-
lut neuf mois de prison avant le 2 dé-
cembre ; après le 2 décembre, il a eu
dix-huit années d'exil, et, dans sa der-
nière partie, d'exil volontaire. Volon-
taire? je me trompe !
Danton disait : « On n'emporte pas
la patrie à la semelle de ses souliers. »
Mais c'est parce qu'on l'emporte au,
fond de son cœur que l'exii a tant d'a-
mertume. Oh! non, il, n'y a pas d'exil
volontaire. L'exil est toujours forcé ; il
l'est surtout quand il est prescrit par la
seule autorité qui ait un droit absolu
de commandement sur les âmes fières,
c'est-à-dire la conscience. (Applaudis-
sements. )
François-Victor aimait la France, com-
me son père ; comme son père, il l'a
quittée le jour où elle cessa d'être libre,
et comme lui, ce fut en la servant qu'il
acquit la force de vivre 'loin d'elle. Je
dis en la servant, parce que, 'suivant
une belle remarque de Victor Hugo,
traduire un poëte étranger, c'est accroî-
tre la poésie nationale. Et quel poëte
que celui que Francis-Victor Hugo
entreprit de faire connaître à la France !
Pour y réussir pleinement, il fallait
pouvoir transporter dans notre langue,
sans offenser la pruderie de notre goût,
tout ce que le style de Shakespeare a de
hardi dans sa vigueur, d'étrange dans
sa sublimité ; il fallait pouvoir découvrir
et dévoiler les procédés de1 ce merveil-
leux esprit, montrer Tétonnante origi-
nalité de ses imitations, indiquer les
sources où il puisa tant de choses deve-
nues si complétement siennes ; étudier,
comparer; juger ses nopabreux commen-
tateurs; en un mot, il fallait .pouvoir
prendre la mesure de ce génie universel.
Eh bien! c'est cet eflrayant labeur que
François-Victor Hugo, que le fils de
notre Shakespeare à nous. (Applaudis-
sements) aborda et sut terminer à un
âge où la plupart des hommes, dans sa
situation, ne s'oeenpent que de leurs
plaisirs. Les trente-six introductions
aux trente-six drames de Shakespeare,
suffiraient pour lui donner une place
parmi les hommes littéraires les plus
distingués de notre temps. s
Elles disent assez,. à, part même le
mérite de sa traduction, la meilleure
qui existe, quelle' perte le monde des
lettres et le monde de la science ont
faite en le perdant.
Et la République ! Elle a aussi le
droit de porter son deuil. Car ce fut au
signal donné par elle qu'il accourut avec
son père et son frère, — d'autant plus
impatients de venir s'enfermer dans la
capitale, qu'il y avait là, en ce moment,
d'affreuses privations à subir et le péril
à braver. On sait avec quelle fermeté ils
traversèrent les horreurs d'un siège qui
sera l'éternelle gloire de ce grand peu-
ple de Paris.
Mais d'autres épreuves les attendaient.
Bientôt, l'auteur de laiinée terrible eut
à pleurer la mort d'un de ses fîli et à
trembler pour la vie de l'autre. Pendant
seize mois, François-Victor Hugo a été
torturé parla maladie qui nous l'enlève.
Entouré par l'affection paternelle de
soins assidus, disputé à la mort chaque
jour, à chaque heure, par un ange de
dévouement, la veuve de son frère, son
énergie secondait si bien leurs efforts,
qu'il aurait été sauvé-s'il avait pu
l'être. -'
Sa tranquillité était si constante, sa
sérénité avait quelque chose de si in-
domptable, que, malgré l'empreinte de la
mort, depuis longtemps marquée sur
son visage, nous nous prenions quelque-
fois à espérer.
Espérait-il lui-même, lorsqu'il nous
parlait de l'avenir, et qu'il s'efforçait de
sourire? Ou bien voulait-il, par une
inspiration digne de son âme, nous don-
ner des illusions qu'il n'avait pas, et
tromper nos inquiétudes? Ce qui est
certain, c'est que, pendant toute une
année, il a, selon le mot de Montaigne,
« vécu de la mort ». jusqu'au moment
ou, toujours calme, il s'est endormi pour
la dernière fois, laissant après lui ce
qui ne meurt pas : le souvenir et l'exem-
ple du devoir accompli.
.i Quant au vieillard illustre que tant de
malheurs accablent, il lui reste, pour
l'aider à porter jusqu'à la fin le poids des
jours, la conviction qu'il a si bien for-
mulée dans ces beaux vers
C'est un prolongement sublime que la tombe;
On y monte, étonné d'avoir cru qu'on y tombe.
Dans la dernière lettre que j'ai reçue
de lui, qui fut la dernière écrite par
lui, Barbès me disait : « Je vais mou-
rir, et toi tu vas avoir de moins un ami
sur la terre. Je voudrais que le système
de Reynaud fût vrai, pour qu'il nous,fût
donné de nous revoir ailleurs. »
Nous revoir ailleurs ! ne l'espoir
que ces mots expriment venait la foi
de Barbès dans la permanence de l'ê-
tre, dans la continuité, de son déve-
loppement progressif. Il n'admettait
pas l'idée- des' séparations absolues,
definitives. Victor Hugo ne l'admet pas,
lui non plus, cette idée redoutable. Il
croit à Dieu éternel, il croit à l'âme im-
mortelle.C'est !ù ce qui le rendra capable,
tout meurtri qu'il est, de vivre pour son
autre famille, celle à qui appartient la
vie des grands hommes : l'humanité.
(Applaudissements prolongés.) .,¡.
m
Après ce discours, d'une éloquence si
forte et si émue, et qui a profondément
touché toute cette grande foule, Victor
Hugo a embrassé Louis Blanc ; puis ses
amis l'ont enlevé de la fosse. Alors, ç'a
été à qui se précipiterait vers. lui et lui
prendrait la main. Amis connus ou in-
connus, hommes, femmes, tous se pres-
saient sur son passage; on voyait là quel
cœur est celui de ce peuple de Paris, si re-
connaissant à ceux qui l'aiment ; les fem-
mes pleuraient; et tout à coup le senti-
ment de tous a éclaté dans l'explosion de
ce cri prolongé et répété : Vive Victor
Hugo ! Vive la République !
Victor Hugo a pu enfin monter en voiture,
avec Louis Blanc. Mais pendant longtemps
encore, la voiture n'a pu aller qu'au pas, à
cause de.la foule, et les mains continuaient
à se tendre par la portière. Louis Blanc
avait sa part de ces touchantes manifes-
tations.
Et, en revenant, nous nous redisions la
strophe des Feuilles d'automne :
i
Seigneur! préservez-moi, préservez ceux que j'aime,
Mes parents, mes amis et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur, l'été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
t La maison sans enfants! • i^f!*.
- ,
Dieu n'a pas exaucé le poëte. Les oiseaux
sont envolés, la maison est vide. Mais
Louis Blanc a raison, il reste au malheu-
reux père encore une famille. Il l'a vue
aujourd'hui, elle l'a accompagné et soutenu,
elle a pleuré avec lui. Et, s'il n'y a pas de
consolations à de telles douleurs, c'est un
adoucissement pourtant que de, sentir au-
tour de soi tant de respect, affectueux et
cette admiration universelle.
Malgré l'énormité de la foule, il n'y pas
eu le moindre désordre, ni le moindre ac-
cident. Cette manifestation imposante
s'est faite avec une gravité et une tranquil-
lité profondes. La foule n'en a pas moins
exprimé ses convictions.
Elle a applaudi vivement les passages
énergiques du discours de Louis Blanc.
Ses cris ont mêlé le nom de la République
au nom de'Victor Hugo. Et, à la sortie du
cimetière, Gambetta, ayant été reconnu, a
été l'objet d'une ovation chaleureuse.
Il est impossible d'énumérer tous les
noms connus des écrivains, des hommes
politiques, des artistes qui se pressaient
dans la foule.
Les anciens collègues de Victor Hugo à
l'Assemblée nationale étaient venus en
grand, nombre. Citons parmi eux MM.
Louis Blanc, Gambetta, Crémieux, Emma-
nuel Arago, Jules Simon, Victor Schœl-
çher, Peyrat, Edmond Adam, Eugène Pel-
letan, Lepère, Laurent Pichat, Henri de
Lacretelle, Noël Parfait, Alfred Naquet,
Tirard, Henri Martin, Georges Périn, Jules
Ferry, Germain Casse, Henri Bris-on, Ar-
naud (de l'Ariége.) Millaud,Martin-Bernard,
Ordinaire, Melvil-Bloncourt, Eugène Farcy,
Bamberger, Charles Rolland, Escarguel,
Caduc, Daumas, Jules Barni, Lefèvre, Mau-
rice Rouvier, Corbon, Simiot, Greppo, La-
fon de Fongaufier, etc., etc. v ;".-
Nommons ensuite, au hasard, MM.
Alexandre Dumas fils, Gustave Flaubert,
Félicien David, Charles Blanc, Louis Ul-
bach, , Monselet, Théodore de Banville,
Léon Valade, Philippe Burty, Nefftzer, doc-
teur Sée, Emile Perrin, Ritt, Larochelle,
Duquesnel, Aimé Millet, Edouard Manet,
Bracquemond, Jacquemart, André Gill,
Carjat, Nadar, Henri Roger de Beauvois,
les frères Lionnet, Delaunay, Dumaine,
Taillade, Pierre Berton, André Lefèvre,
Mario Proth, E. Tarbé, Frédéric Thomas.
Docteur Mandl, Ernest Hamel, Pierre
Véron, Edouard Plouvier, Alfred Quidant,
Pradilla Para, consul de Colombie, Etien -
ne Arago. Lecaru, Mario Uchard, Hippo
lyte Lucas, Amédée Pommier, Mme Blan-
checotte, Kaempfen, Le chevalier, Hetzel.
Michel Lévy frères, Emile de la Bédollière;
Robert Mitchell, Catalan, professeur à l'u-
niversité de Lièçe, E. Deschnnel.
Jules Claretie, Eugène Manuel, duc de
Bellune, Edouard Laferrière, Paul Arèn^,
docteur Faivre, Léon Dierx, Catulle Mtn>
dès, Emile Daclin, Victor Cochinat, May-
rargne, Louis Leroy, Maurice Bixio, Adol-
phe Michel, Michaelis, Antonin Proust,
Louis Asseline, A. de la Fizelière, Maraci-
néano de Bucbarest, Louis Lacombé, Ar-
mand Lapointé, Denis de la G ttde.
Louis Ratisbonne, Léon Cl.idel, Tony
Révillon, Charles Chassin, Emmanuel Gon-
zalès, Louis Koch, Agricol Perdiguier, Aa*-
dré Rousselle, Ferdinand Dugué, Schiller,
P. Deloir, Dommartin, Habeneck, Ginesta,
Lepelletier, Rollinat, Richkrd Lësclide,
Cœdès, Busnach, Edg, Hément,Yves Guyot,'
Valbrègue, Elzéar Bornier, Pothay, Bar-
bieux, Montrosier, Lacroix, Adrien Huart,
George Richard Rey (de rOdéon), Balitout.
Allain-Targé, spuller, Nadauui, Ollive,
Peninelle, conseiller général de la .Seine,
J.-A. Lafont, Gabriel Guillemot, etc., etc.
î'i;-
Le Rappel était là tout entier : MM. Au-
guste Vacquerie, Paul Mèurice, Edouard
Lockroy, Frédéric Morin, Gaulier, Camille
Pelletan, C. Quentin, Victor Meunier, Er-
nest Lefèvre, Ernest Blum, d'Herviiiy,
L. Constant, Emile Blémont, Barberet,
Lemay, Lulhereau, Féron, Pelleport, Des-
trem, Am. Blondeau, etc., les composi-
teurs et imprimeurs du Rappel.
L'ÉPISCOPAT ET LE GOUYËiïfflffl
J.
Si la situation extérieure de là France
n'était devenue, depuis le 24 mai, un
sujet de préoccupation et presque d'in-
quiétude pour tous les pàtriÓfes sin-
cères, les fureurs de certaiiis- màade-
ments contre l'Italie nous toucheraient
médiocrement, et même ce n'est pas
sans quelque satisfaction que nous cons-
taterions les embarras presque inextri-
cables où elles jettent le cabinet des
ducs.
Quelle plus belle occasion de démon-
trer une fois de plus la nécessité" de sé-
parer enfin les Eglises et TEtat, et de
faire voir que, daus ce commerce
forcé qui soude contre nature des exis-
tences si distinctes, c'est l'Etat qui finit
toujours par être dupe et victime! Quoi r
depuis le concordat du premier Bona-'
parte, l'Etat a donné au clergé plus de
huit milliards, chaque année encore il se
soigne et saigne les contribuàbles pour
doter les évêques de palais et de riches
revenus ; et ces évêques, qui vivent a nsi
des deniers du gouvernement, s'éver-
tuent à le compromettre, non-seulement
au dedans, mais au dehors ! Ils se glori-
Feuilleton du Itappet -
DU 30 DÉCEMBRE
16
LES NAUFRAGEURS
ROMAN
DE MŒDRS CONTEMPORAINES
XIX
.A. valanehe d'iusultes
*
Cependant, lors de sa dernière en-
trevue avec Gabriel, le sceptique Brézil-
Ion s'était inquiété de l'allure embar-
rassée de son élève, qui lui avait dit
en le reconduisant :
« Quand vous passerez en bas, devant
la loge, ne dites pas que vous venez
chez- moi. Il y a des gens si indis-
crets !»
A la visite suivante, comme il était
resté avec Gabriel depuis dix heures
jusqu'à midi, il entendit des pas rapides
dans l'escalier de clocheton qui condui-
sait aux mansardes, et une voix cria à
travers la porte : -
— Descendez donc, monsieur Ga-
briel, voilà une demi-heure que mada-
me vous « espère » à déjeuner.
— Madame ? madame qui ? demanda
Brézillon. *
— C'est une P3rsonne de', la maison,
répondit Gabriel, honteux de se sentir
tout à coup tiré par sa laisse. Allons! à
bientôt, vous voyez qu'on m'attend.
— Oh ! oh ! se dit Brézillon en redes-
cendant à travers les escarpements de
l'escalier-échelle, il y a une femme dans
Reproduction interdite. 1
Voir le Rappel des 15,16,17,18 19,20,21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28 et 29 décembre. -
notre jeu. Déplorable affaire ! Avant
huit jours elle saura tout, et, au 'pre-
mier coup de canif que va se permettre
le petit, elle ira trouver le procureur
impérial. Il faut aviser dès maintenant à
parer cette botte.
Et avec une promptitude d'action qui
eût fait honneur à un généralissime, il
apprit dans la journée le nom et la si-
tuation tant normale qu'anormale d'E-
tiennette ; sa liaison à peu près avouée
avec le fameux Archambault, laquelle
rendait plus intéressante sa liaison clan-
destine avec Gabriel ; enfin des traits
significatifs attribués à ce caractère
fantasque, qu'un mouvement de colére
pouvait entraîner à des imprudences
irrémédiables.
J Eloigner ce témoin de toutes les heu-
res, avant qu'il eût recueilli des obser-
vations suffisantes, devenait la besogne
préparatoire. Invité à dîner pour le soir
même par son professeur, Gabriel était,
entre huit heures et demie et neuf heu-
res, arrivé au degré d'ébriété où l'atten-
dait Brézillon.
Il le conduisit alors dans un café, où
sa langue se délia assez couramment
pour justifier la lettre que Brézillon,
rentré chez lui, adressa à Trivulce, de
son écriture la mieux déguisée. 1
Il en est des lettres anonymes comme
de certaines femmes : on les méprise,
mais on les subit. J'ajouterai que la dé-
nonciation non signée produit ordinai-
rement beaucoup plus d'effet que celle
dont l'auteur se révèle, puisqu'il est fa-
cile alors de démêler les motifs qui l'ont
poussé à écrire. C'est sur l'impression
ressentie par Archambault qu'avait
compté le vieux faussaire.
« Il voudra faire une enquête, se di-
sait-il, et iL en sortira une explication
qui arrêtera net l'intrigue commencée
entre la belle pécheresse et mon jeune
scribe. Car elle n'est certainement pas
femme à sacrifier un haut et puissant
1
journaliste à ce maigre personnage.»
Mais tout Brézillon qu'il était, il avait
compté sans l'audace, l'obstination et
l'amour du danger qui possédaient
Etiennette. Le premier sentiment de la
dame, quand Trivulce déconcerté lui
montra la lettre, fut celui-ci :
« Ah ! les méchants veulent nous sé-
parer, mon Gabriel, eh bien, ils ne nous
sépareront pas ».
Et avec cette clairvoyance que les
femmes semblent amasser pour les
grandes aventures, elle s'était tracé ins-
tantanément sa ligne de conduite :
« Le confronter avec Trivulce, puis
dans cette séance l'écraser et le jeter
par dessus bord avec un tel entrain que
l'autre ne se donne même pas la peine
d'en ramasser les morceaux. »
Et, comme pour mitiger ce que sa ré-
solution avait d'excessif, elle ajouta :
« Mais va ! mon pauvre toutou, ceux
qui me forcent à te dire aujourd'hui ce
que tu vas entendre, me le paieront cher
un jour ou l'autre. »
A l'ordre donné par Etiennette d'in-
troduire le téméraire contre qui elle
semblait en proie à une indignation mal
contenue, Trivulce vit Félicité pousser
devant elle un jeune homme pâlot et
trébuchant qui s'arrêta au milieu du sa-
lon, où il resta planté comme un marau-
deur amené devant le maire d'un village
pour avoir volé une grappe de raisin.
Ses épaules chétives portaient le poids
trop lourd pour elles d'un paletot ratiné
dont le collet noir, en velours de coton,
avait pris, par l'usage, des teintes vio-
lettes, qui rappelaient une plaque da-
guerrienne décomposée sous l'influence
de la lumière.
Son pantalon, trop large comme son
paletot, flottait sur lui et paraissait avoir
été coupé pour un autre. Une paire de
souliers à oreilles, très probablement
d'occasion et attachés sur le" coude-pied
par des cordons mal noircis s'ils avaient
été blancs, ou trop cruellement blan-
chies pour avoir jamais été bien noirs,
lui donnaient une base exagérée eu
égard à sa taille. Boutonné jusqu'en
haut comme pour rendre impénétrables
les mystères de la chemise, il n'avait pu
empêcher .cependant que les pointes de
son col n'apparussent ternes et désem-
pesées sous la torsade d'une cravate
bleue, no.uée en foulard.
Au signe impérieux de la bonne, il
était descendu « comme il était », c'est-
à-dire tête nue. Des cheveux noirs abon-
dants' et désordonnés, retombaient sur
sa face souffreteuse, éclairée toutefois
par une rangée de très belles dents, qui
frappaient d'abord le regard, et lui don-
naient quelquè ressemblance avec ces
pifferari dont la bouche est rieuse et
l'air mélancolique.
— M. Gabriel Mounard, je crois? fit
Etiennette.
— Oui, madame, répondit le jeune
garçon.
- Je savais que vous occupiez dans
la maison même, au sixième, une an-
cienne chambre de domestique, mais
j'ignorais votre nom. Maintenant que je
suis certaine de l'identité, oserez-vous
nier devant monsieur, qui est mon pa-
rent, mon ami si vous voulez, qu'un soir
nous ne vous ayons ramassé, Félicité
et moi, mourant de faim à la porte de la
cuisine.
— Madame.
— Que je n'aie chargé cette excellente
fille de vous préparer à manger et de
vous remettre ensuite un fagot pour que
vous puissiez allumer un peu de feu
dans votre chambre; car, entre nous,
vous n'aviez rien sur le dos et vous ge-
liez, mon cher monsieur.
— Etiennette ! voyons, Etiennette ! fit
Trivulce, peiné au dernier point du dé-
luge d'avanies dont elle inondait le mal-
heureux accusé.
— Laissez-moi ! répondit Etiennette;
il n'y a pas de fumée sans feu. Je veux
maintenant qu'il déclare si, oui ou non,
pendant plus de deux mois, nous lui
avons envoyé, et cela à plusieurs repri-
ses, chaque semaine, tout ce qui restait
de nos repas ! Félicité est là pour l'at-
tester, combien de fois ne lui ai-je pas
dit : « Mettons ce • morceau-là de côté
pour le jeune homme d'en haut. »
Car c'est d'aujourd'hui seulement que
je sais son nom. Allons, parlez, répon-
dez que je mens, si vous en avez le cou-
rage.
Le jeune homme, qui, bien que de-
meuré debout, était moralement assis
sur la moins rembourrée des sellettes,
baissa la tête, autant en signe d'humilia-
tion que d'acquiescement.
—Eh bien ! continua la panthère bles-
sée en se grisant de ses paroles, c'est
vous que je ne connais pas, dont j'ai
soulagé la misère sans m'informer si elle
était plus ou moins honorable, c'est vous
qui, reçu à peine sur le seuil de la cui-
sine, allez vous vanter dans les estami-
nets d'être accueilli dans mon salon ;
que dis-je, dans mon salon? ailleurs,
s'il vous plaît.
— Moi, madame! balbutia l'infor-
tuné Mounard, jamais, je ne me suis
permis.
- — Jamais! prétendez-vou~ ? Eh bien,
lisez, car je suppose que vous savez
lire.
Et, malgré les gestes désespérés de
Trivulce, elle mit sous les yeux de l'a-
dolescent la lettre anonyme dont elle
s'était intentionnellement munie avant
de quitter l'appartement de la rue Gran-
ge-Batelière.
Lorsqu'il arriva au passagé où son
nom était écrit en toutes lettres, son
visage s'empourpra d'une telle confu-
sion que Trivulce commença à croire
qu'en effet cet avorton avait bien pu
prendre les aumônes d'Etiennette pour
un intérêt plus que charitable.
— On m'aura mal compris ! c'est
quelqu'un qui m'en veut, voilà tout ce
que l'accusé parvint, avec toutes les
peines du monde, à articuler distincte-
ment.
— Vous entendez, Trivulce, il avoue;
on l'aura mal compris. Du reste, je n'ai
que ce que je mérite. Ça m'apprendra à -
avoir pitié des gens ! Vous qui êtes dé-
mocrate, Trivulce, vous voyez ce qu'on
gagne à faire le bien. Ainsi, mon nom
a couru les cafés, accolé au vôtre,
ajouta-t-elle en se tournant vers Ga-
briel qui paraissait, tant il - se - reconnais-
sait coupable, avoir renoncé a se défen-
dre. Mais, mon cher monsieur, avant de
prendre pour une déclaration à un jeune
homme une croûte de pain jetée à un
mendiant, il aurait peut-être été pru-
dent de vous regarder dans une glace.
Je vous aurais au besoin prêté la mien-
ne. La première fois que vous irez
causer de moi au « café Mirabeau », tâ-
chez, si vous voulez faire prendre vos
récits au sérieux, que les eols de ves
chemises soient un peu plus blancs et
un peu moins fripés. Et maintenant,
vous pouvez remonter chez vous par
votre escalier de service, comme dit la
lettre. Félicité, si vous avez dans uh
coin quelque restant de pâté ou de char-
cuterie, donnez-le à monsieur, afin qu'il
ne s'imagine pas que je lui garde ran-
cune.
— Il va se jeter sur elle et la tuer,
pensa Trivulce à ces dernières insultes.
Il est impossible qu'un homme supporte
d'être traite ainsi devant un' autre
homme.
A son grand étonnement, l'accusé,
qui était devenu le condamné, Gabriel
tourna sur ses talons déjà usés et, la
tête de plus en plus basse, il gagna la
porte du salon que Félicité ferma sur
lui.
, 4
(A suivre).
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