Titre : Le Rappel / directeur gérant Albert Barbieux
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1869-05-15
Contributeur : Barbieux, Albert. Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328479063
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 15 mai 1869 15 mai 1869
Description : 1869/05/15 (N12). 1869/05/15 (N12).
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k7529730h
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-43
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 27/08/2012
-' -- - ---
&0 tri - Samedi IH mai I889.,
Le numéro: l S c.—Départements : SO c.
RÉDACTION.
adresser au Secrétaire de la Rédaction
M. ALBERT BAUME
- De 5 à 7 h. du soir
Les manuscrits non insérés ne sont pas rendUi
BUREAUX
: •lô, rue du Faubourg-Montmartre» 10
';'::r. ~-~'
[ADMINISTRATION
8T RÉGIE DES ANNONCES
- MW. PANIS et ORAIN
ABONNEMENTS
PARIS
Un mois 4 fr. 50
■Trois mois 13 fr. 50
DÉPARTEMENTS
Un mois 6lr.J&
Trois mois 16
BUREAUX fë ë
13, rue 153
13, rue du FaubQurg-Montmartre, 13 w
', .t :-~ ,,V,
; CHRONIQUE DE PARTOUT
¡; r;, 'Y~
f « - • — '*&-*-
\~J~
La Patrie vient de féliciter le Journal
de, Débàts d'appuyer la réélection des
anciens députés de Paris.
Ce fait capital est de ceux qui font
tomber les écailles des yeux les plus en-
durcis. Depuis quand a-t-on vu, en effet,
un gouvernement, non-seulement ne pas
combattre ceux qui* se disent ses enne-
: mis, mais encore les soutenir et les pro-
téger?
- Chers adversaires, s'écrie le pou-
*. voir, je n'ai au monde qu'une crainte,
c'est de ne pas vous retrouver sur les
.bancs de la Chambre prochaine. Vous
aviez une façon si gracieuse de m'atta-
quer. Ce mode de* polémique vous faisait
• tant de bien, et me faisait si peu de mal.
Vous saviez avec tant de tact qualifier de
grand orateur M. Rouher, qui vous ré-
a : pondait : Vous en êtes un autre ! Reve-
ur nez à nous, adorables ennemis, et ne
vous laissez pas remplacer par d'affreux
démagogues qui paraissent résolus à tout
*** culbuter. Unissons-nous contre eux, et
- que de cette alliance résulte entre nous
un nouveau bail de six ans sous le pla-
, fond lumineux du Corps législatif. -
: Et en effet, l'alliance s'est faite, puis-
- qu'aujourd'hui M. Jules Favre pose sa
candidature dans la septième circons-
cription, non contre le candidat du gou-
vernement, — il ne s'en présente aucun,
— mais contre M. Cantagrel et .contre
moi, c'est à-dire contre deux démocrates
- .", f - qu'il sait pertinemment être beaucoup
- plus avancés que lui.
M. Jules Favre a déclaré à plusieurs
reprises qu'il ne se présenterait jamais
, en concurrence avec M. Emile Ollivier,
't.8t;' qui reconnaît lui-même sa situation de ■
.j; candidat officiel. Or, M. Jules Favre ose,
> justifiant les prédilections du journal la
• Patrie, se porter contre nous, dont les
; opinions radicales sont avérées. Donc,
: ce que de son propre aveu M. Jules Fa-
vre. se prépare à combattre, ce n'est pas
le gouvernement, c'est la démocratie.
C'est sous le prétexte de faire cesser
l'incertitude des électeurs que M. Jules
Favre produit sa candidature. Autant
t dire aux Parisiens: „,A.
- - « Je vous considère tous comme de
; bons imbéciles. » -
: Personne' n'ignore, en effet, que M.
Jules Favre, absolument sûr d'être nom-
mé à Lyon, est forcé, sous peine de
- trahison; d'opter pour la députation du
■l Rhône. L'élection dans la 7e circonscrip-
,: tion en nécessitera donc une seconde, et
l'incertitude recommencera de plus
belle. Mais il y a évidemment dans. les
; dessous une coalition entre M. Favre et
! quelques candidats modérés que l'élu
recommandera au choix des électeurs au
moment de la nouvelle élection. I
- *# .;
Le gouvernement, habitué depuis
douze ans -à des discussions à la gui-j
mauve et'au sucre candi, a certainement
une peur bleuâtre de l'arrivée à la ChamT
btfe des hommes résolus qui s'agitent
dans l'ombre. Mais la demi-opposition a
de ces êtres inquiétants une terreur plus
grande encore.. i
Je me roule aux pieds de mes lecteurs
en m'excusant, avec les formules les plus
apitoyantes, d'être obligé de leur parler
de moi ; mais qu'ils veuillent songer que
je n'ai aucune tribune, et que je n'ai
mes entrées daus aucune des réunions
publiques où je pourrais venir moi-mê-
me exposer mes arguments. LRappel
est la seule réunion qui mqëpitopermise.
Il est vrai qu'elfo « sur les autres cet
avantage qii^Qun commissaire de poli-
ce ne peut lever la séance avant la fin
de mon discours.
Suis-je excusé, je l'ignore, et dans le
doute je continue :
r:
Il n'y a pas encore un an, lorsque je
fondai la Lanterna, M. J~ule~ .~ayr~ et
deux députés de ses amis fondèrent l'E-
lecteur. Des deux journaux qui parais-
saient, je crois, le même jour, on vendait
l'un, V Electeur, à' trente-cinq exemplai-
res, et l'autre, la Lanterne, à cent vingt
mille. Or, M. Favre avait les kiosques et
je ne-les avais pas.
Avoir un seul jour les kiosques et mou-
rir, tel a été le rêve de ma vie, et je n'ai
jamais pu le réaliser.
Cet écart formidable de trente-cinq à
cent vingt mille fit, m'assura-t-on, beau-
coup réfléchir l'illustre député du Rhône.
Voir lin débutant, un journaliste quel-
conque, dans les mains de presque tout
un peuple, par cela seul qu'il a osé appe-
ler les choses par leurs noms et les hom-
mes par leurs turpitudes, tandis que la
feuille hebdomadaire du plus célèbre des
représentants de la gauche se fane mé-
lancoliquement aux devantures, il y a là
un renversement total de toutes les idées
généralement admises. * *
,.
-
* Cet inCMmu, qu'on trouve au fond de
tout succès, inquiète pçut-être encore le
Jules Favre d'aujourd'hui. Le fait est
q le lorsque, condamné à vingt-huit mille
îrancs d'amendé, et à deux ans et demi
de prison en l'espace de huit jours, je
vins demander au grand avocat le se-
cours de sa parole si nécessaire à la dé-
fense en appel de ma malheureuse Lan-
terne, M. Jules Favre refusa.
J'ai reçu quelques reproches pour avoir
accusé trop franchement, dans ma pre-
mière .chronique du Rappel, l'opposition
d'être pour le pouvoir plutôt un soutien
qu'une menace. Aujourd'hui qu'elle se
coalise ouvertement pour empêcher l'en-
trée au Corps législatif des démocrates
plus décidés qu'elle, il m'est difficile de
reconnaître mes torts.
Du reste, toutes les-réflexions qui psé-
- cèdent n'ont peut-être aucune raison
d'être: puisque le chef de l'Etat vient de
prononcer à Chartres cette phrase tex-
tuelle (Avez-vous remarqué que l'empe-
reur choisit toujours la province pour-
aller dire des choses désagréables aux
habitants de Paris?) :
« Les passions subversives qui sem-
blent se réveiller pour menacer l'œuvre
inébranlable du suffrage universel. »
J'ignorais que le suffrage universel
fût menacé, et j'aurais bien voulu connaî-
tre les audacieux qui le menacent. Na-
poléon III a sans doute voulu parler des
maires, qui font voter dans des boîtes à
sel, des vieilles bassinoires et des coffres
à avoine, faute d'argent pour acheter des
urnes sérieusement closes; car ce n'est
certainement pas le peuple français qui
menace le suffrage universel, puisqu'il a
soin après le scrutin d'apposer des ca-
chets sur les boites, afin que le contenu
n'en puisse être modifié.
Il est vrai que l'empereur désigne
comme coupables de ce méfait « les pas-
sions subversives. » J'ai fait des efforts
surhumains pour comprendre la signifi-
cation de ce mot « passions subversives, »
et j'ai 0qi par y renoncer. Une-passîtfcnfi
quelle qu'elle puisse être, est- toujours
subversive de quelque chose. La question
est de savoir ce qu'elle veut subverser.
Les journalistes vivaient sous l'empire
des avertissements et de la suppression.
Une passion subversive est venue et a
aboli le décret de 1852 pour le rempla-
cer par une loi qu'une autre passion
subversive modifiera un jour ou l'autre.
Je n'ai dans ma vie connu qu'un seul
être qui ne fût pas subversif, c'est la mo-
mie d'une reine d'Egypte enfermée dans
un sarcophage où elle moisissait depuis
quatre mille ans.
L'essentiel est donc de savoir, non si
un^yapsigii est subversive, mais jusqu'à
quel 71e^G^B|^subversion il lui est per-
mis d'aile?,. et c'est ce que nous ne sa-
vons pas. 'v;
Le discours de Chartres est d'ailleurs
criblé de formules dont le sens échappe
aux plus clairvoyant». A côté de « pas-
sions subversives », par exemple, je re-
lève ce mot « voie libérale ».
Je connais la voie Lactée, la voie Ap-
piomiftyla» v^ie Scâj&cate (via^telcr^la^
mais je ne connais pas la voie libérale.-
Il en est de cette voie-là comme du pa-
radis terrestre : tout le monde en parle,
et personne ne sait au juste où elle est
située.
- Plusieurs Français, faciles à effrayer,
eiit vu dans le discours impérial l'an-
nonce d'un nouveau 2 Décembre. Qu'ils
se rassurent : la menace n'est pas sé-
rieuse. Quand on couve un coup d'Etat,
on le médite en secret, on l'organise en
silence, et on le cache soigneusement à
tous les yeux ; mais, avant tout, on ne
va pas le raconter publiquement au maire
de Chartres. - ,
Henri Rochefort..
POLICE TROUBLE L'ORDRE
~.tt<~-~ ,.
-.. .- --- ,~tj)~-_
Hier, au quartier Latin, soirée agitée.
par les sergents de ville.
Il y avait réunion électorale pour la can-
didature de Rochefort, 16, rue de la Sor-
bonne, — au gymnase.
La salle peut contenir trois mille élec-
teurs, et elle était pleine, — mais. quinze
mille citoyens qui n'avaient pu entrer, oc-
cupaient la rue et la place de la Sorbonne,
Le plus grand calme régnait dans cette
foule immense.
Pour exprimer les sentiments qui rani"
maient et envoyer son adhésion éclatante
à ceux plus heureux qui avaient pu péné-
trer dans le local trop étroit où l'on accla-
mait le nom du pamphlétaire audacieux;
-cetter foule criait : Vive Rochefort! vive
la Lanterne ! avec un ensemble et un enthou-
siasme dont on ne peut donner l'idée. -
Ces cris sont constitutionnels, puisque
M. Rochefort a, prêté serment, et siégera
peut-être demain au Corps législatif.
Elle chafltait aussi la Marseillaise ; cha-
que couplet était suivi~d'applaudissetnents
et de nouvellpé acclamations du nom jus-
tement populaire'et significatif de Roche-
fort : —la Marseillaise, chantnational, c'est-
à-dire au-dessus de toutes les constitu-
tions. -- *
- Après cette manifestation, aussi legaleque
pacifiée, de ses sentiments,— sentiments
qui l'honorent et qui font notre espoir en
même temps que notre joie, — la foule
qui était massée sur les trottoirs, restait
calme et paisible, et ne donnait aucune
prise à l'intervention de l'autorité. - Com-
missaires et agents c irculaient sur la chaus-
sée, complètement libre. Des ouvriers, ac-
crochés aux grilles de la Sorbonne, joi-
gnaient leur voix à celle de la foule, sa-
luant le réveil de Paris.
Cela ne pouvait durer : la police étaitlà!
A neuf heures, sans provocation, sans
sommation préalable, une escouade d'a-
gents de police se précipite sur cette foule
inoffensive, la charge à coups de pied, à
coups de poing, l'injurie comme un ramas-
sis de malfaiteurs.
Un malheureux jeune homme, renversé
par terré est foulé sous les pieds des ser-
gents de ville. Quatre citoyens, le ra-
massentévanoui, à moitié mort,
et le tra sportentehez le pharmacien Pen-
nes, aec\¡hl;,.ug,L's par des agents quiies
frappent et veulent les empêcher de faire
soigner la victime. 1, -
Sur le boulevard Saint-Michel, un autre -
citoyen, — devant nos yeux, - est jeté à
terre, la face contre l'angle d'un banc.
On le ramasse ; des plaies couvrent son
visage; la tempe est fendue, le sang coule.
On le fait entrer dans le café de Cluny.
Un étudiant tout jeune, frappé au mo-
niefit ôùlTpasse, lesTîwrrns dans" wf
clies, se révolte ets'écrie, avec.
tion partagée de tous ceux qui l'entourent:
—Je vous défends de me toucher. Je suis
un citoyen ! Je suis un homme libre !
Oui, vous êtes libre , mais comme la
nation entière, sous le bon plaisir de la
force brutale,— libre. de recevoir les.in-
sultes et d'endurer les violences.
L'émotion a dure. jusqu'à une heure du
matin.. ;
Un dernier détail : MM. les sergents de
ville saisissaient les parapluies et les can-
nes et les brisaient en mille morceaux.
Le trottoir était jonché de ces débris; le
pommeau d'une canne gisant sur le car-
reau poussa l'irrespect jusqu'à faire tré-
bucher la personne inviolable de M. le
commissaire de police qui s'étala par terre
comme un simple membre du peuple sou-
verain.
Devant le renouvellement de ces scè-
nes, tout le monde comprendra, nous l'er-
pérons, qu'il faut user de la plus grande
modération et conserver le calme du bon
droit; qu'il faut aussi, à tout prix, ob-
tenir le ce trait de l'art. 75 de la Consii-
tufion de l'an VIII. -
Il faut que les agents de la force publi-
que soient responsables, il faut que nous
puissions légalement les dégoûter des at-
taques nocturnes.
Il y a quelque chose de plus grave peut-
être pour un peuple que le manque de li-
berté, — c'est l'avilissement, — et un peu-
ple battu par les agents de la brigade de
sûreté est un peuple avili.
Arthur Arnould.
t
Réunion du Cirque-Napoléon. -Hier au soir
dès 5 heures, une foule considérable d'élec-
teurs réellement calmes se pressaient de-
vantlaporteprincipaleduCirque-Napoléon,
et pourtant, à neuf heures, on n'avait enco-
re laissé pénétrer personne dans la salle.
Aussi, soit sur la place du Cirque, soit tout
autour du pâté de maisons qui entoure cet
édifice, du boulevard des Filles-du'-Calvai-
re jusqu'au boulevard du canal Saint-Mar-
tin, trente mille personnes environ étaient
groupées, stationnant sans bruit, quoique
dans la plus grande impatience. Il ava;i(:
été annoncé cependant que la séance s'où.-Il
vrirait à huit heures et
vrifait à huit heures et demie.
*, -
Les agents, au nombre (^environ quatre
ou cinq cents, faisaient le vide devant le
Cirque, en s'échelonnant de mètre en mètre.
Au centre de ce vide, il y avait une bri-
gade qui de quart d'heure en quart d'heure
faisait des charges' au pas de course sur
les endroits où la foule était la plus com-
pacte et surtout là où l'on chantait la Mar-
seillaise.
Un citoyen paisible, M. Laurent, nous
écrit qu'il a été renversé, foulé aux pieds,
et qu'il a vu un infirme tomber à côté de
lui.
Vers dix heures, au coin de la rue Ame-
lot, un groupe de sergents de ville barrait
-
la rue Saint-Sébastien. Ils se sont retour-
nés vers les citoyens amassés qui se trou-
vaient derrière,.eux. et ne jetaient aucun
cri dans le moment. Quelques-uns ont tiré
l'épée. Un témoin .oculaire, M. Guionie,
nous rapporte que tyois personnes ont été
blessées. Un jeune homme en blouse blan-'
che, frappé au front, est venu tomber au.
piet du candélabre vis-à-vis le n" 1; il a
du être porté chez le pharmacien du coin
de la rue de Turenne et de la rue de
l'Oseille.
A onze Heures, la réunion venait d'être
dissoute, on sortait du Cirque, il s'est fait
des ptmssées terribles-, les agent» frap-
paient des pieds et des mains, et même
avec des casse-tète. Certains d'entre eux
— ils étaient rares, disons-le — ont dé-
gainé ; nous en ferons la preuve. Dans un
café situe vis-a-Vis le Cirque, nous avons
vu entrer un tout jeune homme à demi-
mort, qui avait été frappé d'un coup de
ca§îie-tète derrière la nuque.
Un ouvrier, M. GalloÍ, -.là, n'ayant pas
vu, nous n'affirmons pas, — aurait eu le
crâne ouvert. On ripostait peu à ces vio-
lences inouïes. Pourtant, un officier de
paix divisionnaire, M. Brun, a reçu, sous
nos yeux, un coup de canne plombée qui
lui a déchiré le front. On l'a transporté
dans un café où un médecin lui a posé un
premier appareil, puis on l'a reconduit à
son domicile.
Son adversaire a été arrêté par quatre
sergents de ville qui l'ont emmené au poste
voisin.
A onze heures et demie, il y a eu une
panique épouvantable: les gardes munici-
paux et les sergenHf-de Ville (Usétaient •
bien huit cents à ce moment) ont chargé la
foule (10,000 personnes environ) et ont
complètement déblayé, la place.
A minuit, il n!y avait plus personne. On
a parlé de troupe et de cavalerie; il n'en
est rien : ce qui a causé l'erreur, c'est
sans doute la vue des casques des muni-1'1
cipaux. ;
A minuit, on nous dit qu'une colonne
s'avance vers la Bastille en chantant la
Marseillaise; nous y allons sans rencon-
trer personne ; tout. est tranquille, seule-
ment les boutiques et les cafés sont fer-
més ; il y a dû avoir des ordres à ce sujet.
A jminuit et demi, au boulevard Saint-
Michel,* les agents se, reforment par bri-
gades et se disposent à partir.
A la hauteur du café de la Renaissance,
une sorte de pavé, lancé du toit, tombe
sur un gros de sergents dè ville sans bles-
ser personne; on cherche la pierre sans
pouvoir la retrouver; elle s'est brisée en
mille morceaux.
A une heure du matin, tout est càlme."
les sergents de ville sont plus nombreux
que de coutume sur les grandes voies;
dans les rues écartées on n'en aperçoit pas
njn-seul. Cette nuit, les coupeurs débour-
ses auraient eu beau jeu.
,- ■
Troubles à l'Ecole de médecine.- Il
y a quelques jours déjà, des troubles
d'une certaine gravité avaient éfclàté. à l'E-
cole de médecine. Ils étaient provoqués par
l'attitude, plus que sévère de M. Regnault,
dans les concours. Deux élèves, entre autres,
refusés au doctorat, avaient été remis à
six mois, quand le règlement ne les ajour-
ne qu'à trois mois.
Mercredi, un avis placardé à l'école-pré-
venait les élèves que, vu les désordres pro-
duits, on n'entrerait plus aux cours que sur
la présentation de sa carte d'étudiant, et
qu'en cas de nouveaux troubles cette carte
serait exigée à la sortie. Les étudiants re-
fusèrent énergique ment de se soumettre à
cette mesure restrictive. Mais à quatre
heures ils se rendirent en masse dans la
cour de l'école, réclamant à grands cris
l'entrée libre .du cours. Ils restèrent là
pendant toute la durée probable du cours..
Des placards à la main portaient : Entrée
pour tous, ou rien.
>: Jeudi matin, le bruit se répandit que
l'heure du cours de M. Regnault était chan-
g :'e, et qu'il aurait lieu à dix heures et de-
mie, au lieu de quatre heures.
Les étudiants arrivaient en foule devant
les grilles de l'Ecole et les trouvaient her-
métiquement fermées. Protestations, cris,,
tumulte, chant de la Marseillaise. Les" étu-
diants essayent d'enfoncer la porte et de
forcer la grille. Plusieurs barreaux sont
tordus et brisés.
Tout à coup arrive une véritable nuée
de sergents de ville. eLd'agents de police,
flanqués d'un commissaire ceint de son
écharpe. Ils envahissent la place, refou-
lent violemment les étudiants et dispersent
le rassemblement dans les rues avoisi-
nantes. Collision sans gravité. Un étudiant,
bousculé par un brigadier, lui envoie un
volume à la tête. Il n'y a eu pourtant qu'u-
ne ou deux arrestations.
Aux alentours de l'Ecole, des groupes
nombreux et animés ont stationné toute la
matinée. A midi, l'Ecole se rouvrait pour
le cours de M. Pajot. Les élèves, assem-
blés en grand nombre dans la cour, ont
signé, sur le piédestal de la statue de Bi-
chat, une pétition demandant la suppres-
sion complète du troisième examen du
doctorat.
M. Wurtz, le doyen, a convoqué les élè-
ves dans le grand amphithéâtre, et leur a
Feuilleton du RAPPEL
DU 15 mai 1869. t t
L'HOMME QUI RIT
1 PREMIÈRE PARTIE
t LA MER ET LA NUIT
i
- LIVRE DEUXIÈME
: L'OURQUE EN MER
III
;' Les hommes Inquiets sur la mer Inquiète,
i
Deux hommes sur le navire étaient ab-
sorbés, ce vieillard et le patron de l'our-
: que, qu'il ne faut pas confondre avec le
: chef de la bande ; le patron était absorbé
- par la mer, le vieillard par le ciel. -
, L'un ne quittait pas des yeux la vague,
l'autre attachait sa surveillance aux nua-
ges. La conduite de l'eau était le souci
du patron; le vieillard semblait suspec-
ter le zénith. Il guettait les astres par
toutes les ouvertures de la nuée.
C'était ce moment où il fait encore
jour, et où quelques étoiles commencent
à piquer faiblement le clair du soir.
L'horizon était singulier. La brume y
était diverse. -- -.
Il y avait plus de brouillard sur la ter-
re, et plus de nuages sur la mer. f
; Avant même d'être sorti de Portiand-
Hay, le patron, préoccupé du flot, eut
, Voir les numéros précédents.
Reproduction interdite!
tout de suite une grande minutie de ma-
nœuvres. Il n'attendit pas qu'on eût dé-
capé. Il passa en revue le trelingage, et
s'assura que la bridure des bas-haubans
était en bon état et appuyait bien les
gambes de hune, précaution d'un hom-
me qui compte faire des témérités de vi-
tesse..
L'ourque, c'était là son défaut, enfon-
çait d'une demi-vare par l'avant plus
que par l'arrière.
Le patron passait à chaque instant du
compas de route au compas de varia-
tion, visant par les deux pinnules aux
objets de la côte, afin de reconnaître
l'aire de vent à laquelle ils répondaient.
Ce fut d'abord une brise de bouline qui
se déclara; il n'en parut pas contrarié,
bien qu'elle s'éloignât de cinq pointes du
vent de la route. Il tenait lui-même la
barre le plus possible, paraissant ne se
fier qu'à lui pour ne perdre aucune for-
ce, l'effet du gouvernail s'entretenant
par la rapidité du sillage.
La différence entre le vrai rumb et le
rumb apparent étant d'autant plus grande
que le vaisseau a plus de vitesse, l'ourque
.semblait gagner vers l'origine du vent
plus qu'elle ne faisait réellement. L'our-
que n'avait pas vent largue et n'allait
pas au plus près, mais on ne connaît di-
rectement le vrai rumb que lorsqu'on va
vent arrière. Si l'on aperçoit dans les
nuées de longues bandes qui aboutissent
au même point de l'horizon, ce point est
l'origine du vent; mais ce soir-là il y
avait plusieurs vents, et l'aire du rumb
était trouble; aussi le patron se méfiait
des illusions du navire.
Il gouvernait à la fois timidement et
hardiment, brassait au vent, voillait aux
écarts subits, prenait garde aux lans, ne
laissait pas arriver le bâtiment, observait
la dérive, notait les petits chocs de la
barre, avaitl'œil à toutes les circonstances
du mouvement, aux inégalités de vitesse
du sillage, aux folles ventes, se tenait
constamment, de peur d'aventure, à
quelque quart de vent de la côte qu'il
longeait, et surtout maintenait l'angle
de la girouette avec la quille plus ouvert
que l'angle de la voilure, le rumb de
vent indiqué par la boussole étant tou-
jours douteux, à cause de la petitesse dn
compas de route.
Sa prunelle, imperturbablement bais-
sée, examinait toutes les formes que pre-
nait l'eau.
Une fois pourtant il leva les yeux vers
l'espace et tâcha d'apercevoir les trois
étoiles qui sont dans le baudrier d'O-
rion : ces étoiles se nomment les trois
Mages, et un vieux proverbe des anciens
pilotes espagnols dit : Qui voit les trois
mages n'est pas loin du sauveur.-
Ce coup d'œil du patron au ciel coïnci-
da avec cet aparté grommelé à l'autre
bout du navire par le vieillard :
— Nous ne voyons pas même la Claire
des Gardes, ni l'astre An tarés, tout rouge
qu'il est. Pas une étoile n'est distincte.
Aucun souci parmi les autres fugitifs.
Toutefois, quand la première hilarité
de l'évasion fut passée, il fallut bien s'a-
percevoir qu'on était en mer au mois de
janvier, et que la bise était glacée.
Impossible de se loger dans la cabine,
beaucoup trop étroite et d'ailleurs en-
combrée de bagages et de ballots. Les
bagages appartenaient aux passagers, et
les ballots à l'équipage, car l'ourque n'é-
tait point un navire de plaisance et fai-
sait la contrebande. *
Les passagers durent s'établir sur le
pont; résignation facile à ces nomades.
Les habitudes du plein air rendent aisés
aux vagabonds les arrangements de nuit :
la belle étoile est de leurs amies ; et le
froid lés aide à dormir, à mourir quel-
quefois.
Cette nuit-là, du reste, on vient de le
voir, la belle étoile était absente,
Le languedocien et le génois, en at-
tendant le souper, se pelotonnèrent près
des' femmes au pied du mât, sous des
prélarts que les matelots leur jetèrent.
Le vieux chauve resta debout à l'a-
vant, immobile et comme insensible au
froid.
Le patron de l'ourque, de la barre où
il était, fit une'sorte d'appel guttural as-
sez semblable à l'interjection de l'oiseau
qu'on appelle en Amérique l'Exclama-
teur1 ; à ce cri le chef de la bande appro-
cha, et le patron lui adressa cette apos-
trophe : 1
-Elcheco jaüna!
Ces deux mots basques, qui signifient
« laboureur de la montagne » sont, chez
ces antiques cantabres, une entrée en
matière solennelle et commandent l'at-
tention.
Puis le patron montra du doigt au chef
le vieillard, et le dialogue continua en
espagnol, peu correct du reste, étant de
l'espagnol montagnard.
Voici les demandes et les réponses :
., Etcheco jaiina, que es este hom-
bre (1)?
(1) — Laboureur de la montagne, quel est cet
homme?
- Un homme.
- Quellesilangues parle-t il?
— Toutes. »
- Quelles choses sait-il?
- Toutes.
- Qin-1 est son pays J
- Aucun et tous.
— Quel Tst son Dieu î
Un hombre.
<— Que lenguas liabla?
- Todas. :
- Que cosas sabe?
- Todas.
: - Quai païs?
- Ningun, y todos.
- Quai Dios?
— Dios.
- Como le llamas ?
- -El Tonto.
- Como dices que le Hamas ?
- El Sabio.
- En vuestre tropa, que esta?
- - Esta lo que esta?
- El gefe ?
- No.
- Pues, que ^sta ?
— La aima. -
Le chef et le patron se séparèrent,
chacun retournant à sa pensée, et peu
après la Matutina sortit du golfe. 4
Les grands balancements du large
commencèrent.
La mer, dans les écartements de l'é-
cume, était d'apparence visqueuse; les
vagues, vues dans la clarté crépuscu-
laire à profil perdu, avaient des aspects
de flaques de fiel.
Cà et là une lame, flottant à plat, of-
frait des fêlures et des étoiles, comme
une vitre où l'on a jeté des pierres. Au,
centre de ces étoiles, dans un trou tour-
noyant, tremblait une phosphorescence,
Dieu.
.L. Comment le nommes-tu ?
— Le Fou.
- Comment dis-tu que tu le noinm?sî
- Le Sacre.
- Dans votre troupe, qu'eit ce qu'il cbt?
- Il e:
— Le chef ?
- Non.
— Alors, quel est-HP
- L'àme, -
assez semblable à cette réverbération fé- -,
line de la lumière disparue, qui est dans
la prunelle des chouettes.
La Matutina traversa fièrement et en.
vaillante nageuse le redoutable frémis-,
sement du banc Chambours.
Le banc Chambours, obstacle latent à
la sortie de la rade de Portland; n'est
point un barrage, c'est un amphithéâtre.
Un cirque de sable sous l'eau, des gra-
dins sculptés par les cercles de l'onde,!
une arène ronde et symétrique, haute
comme une Yungfrau, mais-noyée, ut*
colysée de l'Océan entrevu par le plol13t;
geur dans la transparence visionnaire
de l'engloutissement, c'est là le banc
Chambours.
* Les hydres s'y combattent, les lévia-
thans s'y rencontrent; il y a là, disent
les légendes, au fond du gigantesque en-
tonnoir, des cadavres de navires saisis
et coulés par l'immense araignée Kraken,
qu'on appelle aussi le poisson-monta-
gne.
Telle est l'effrayante ombre de la mer.
Ces réalités spectrales ignorées de
l'homme se manifestent à la surface par
un peu de frisson.
Au dix-neuvième siècle, le banc Cham-
bours est en ruine. Le brise-lames ré-
Cèftiment construit a bouleversé et tron-
qué à force de ressacs cette haute archi-
tecture sous-marine, de même que la
jetée bâtie au Croisic en 1-700 y a changé
d'un quart d'heure l'établissement des
marées.
La marée pourtant, c'est éternel : mais
l'éternité obéit à l'homme plus qu'on ne —
croit. -
VICTOR HUGO
La mite et demain.
&0 tri - Samedi IH mai I889.,
Le numéro: l S c.—Départements : SO c.
RÉDACTION.
adresser au Secrétaire de la Rédaction
M. ALBERT BAUME
- De 5 à 7 h. du soir
Les manuscrits non insérés ne sont pas rendUi
BUREAUX
: •lô, rue du Faubourg-Montmartre» 10
';'::r. ~-~'
[ADMINISTRATION
8T RÉGIE DES ANNONCES
- MW. PANIS et ORAIN
ABONNEMENTS
PARIS
Un mois 4 fr. 50
■Trois mois 13 fr. 50
DÉPARTEMENTS
Un mois 6lr.J&
Trois mois 16
BUREAUX fë ë
13, rue 153
13, rue du FaubQurg-Montmartre, 13 w
', .t :-~ ,,V,
; CHRONIQUE DE PARTOUT
¡; r;, 'Y~
f « - • — '*&-*-
\~J~
La Patrie vient de féliciter le Journal
de, Débàts d'appuyer la réélection des
anciens députés de Paris.
Ce fait capital est de ceux qui font
tomber les écailles des yeux les plus en-
durcis. Depuis quand a-t-on vu, en effet,
un gouvernement, non-seulement ne pas
combattre ceux qui* se disent ses enne-
: mis, mais encore les soutenir et les pro-
téger?
- Chers adversaires, s'écrie le pou-
*. voir, je n'ai au monde qu'une crainte,
c'est de ne pas vous retrouver sur les
.bancs de la Chambre prochaine. Vous
aviez une façon si gracieuse de m'atta-
quer. Ce mode de* polémique vous faisait
• tant de bien, et me faisait si peu de mal.
Vous saviez avec tant de tact qualifier de
grand orateur M. Rouher, qui vous ré-
a : pondait : Vous en êtes un autre ! Reve-
ur nez à nous, adorables ennemis, et ne
vous laissez pas remplacer par d'affreux
démagogues qui paraissent résolus à tout
*** culbuter. Unissons-nous contre eux, et
- que de cette alliance résulte entre nous
un nouveau bail de six ans sous le pla-
, fond lumineux du Corps législatif. -
: Et en effet, l'alliance s'est faite, puis-
- qu'aujourd'hui M. Jules Favre pose sa
candidature dans la septième circons-
cription, non contre le candidat du gou-
vernement, — il ne s'en présente aucun,
— mais contre M. Cantagrel et .contre
moi, c'est à-dire contre deux démocrates
- .", f - qu'il sait pertinemment être beaucoup
- plus avancés que lui.
M. Jules Favre a déclaré à plusieurs
reprises qu'il ne se présenterait jamais
, en concurrence avec M. Emile Ollivier,
't.8t;' qui reconnaît lui-même sa situation de ■
.j; candidat officiel. Or, M. Jules Favre ose,
> justifiant les prédilections du journal la
• Patrie, se porter contre nous, dont les
; opinions radicales sont avérées. Donc,
: ce que de son propre aveu M. Jules Fa-
vre. se prépare à combattre, ce n'est pas
le gouvernement, c'est la démocratie.
C'est sous le prétexte de faire cesser
l'incertitude des électeurs que M. Jules
Favre produit sa candidature. Autant
t dire aux Parisiens: „,A.
- - « Je vous considère tous comme de
; bons imbéciles. » -
: Personne' n'ignore, en effet, que M.
Jules Favre, absolument sûr d'être nom-
mé à Lyon, est forcé, sous peine de
- trahison; d'opter pour la députation du
■l Rhône. L'élection dans la 7e circonscrip-
,: tion en nécessitera donc une seconde, et
l'incertitude recommencera de plus
belle. Mais il y a évidemment dans. les
; dessous une coalition entre M. Favre et
! quelques candidats modérés que l'élu
recommandera au choix des électeurs au
moment de la nouvelle élection. I
- *# .;
Le gouvernement, habitué depuis
douze ans -à des discussions à la gui-j
mauve et'au sucre candi, a certainement
une peur bleuâtre de l'arrivée à la ChamT
btfe des hommes résolus qui s'agitent
dans l'ombre. Mais la demi-opposition a
de ces êtres inquiétants une terreur plus
grande encore.. i
Je me roule aux pieds de mes lecteurs
en m'excusant, avec les formules les plus
apitoyantes, d'être obligé de leur parler
de moi ; mais qu'ils veuillent songer que
je n'ai aucune tribune, et que je n'ai
mes entrées daus aucune des réunions
publiques où je pourrais venir moi-mê-
me exposer mes arguments. LRappel
est la seule réunion qui mqëpitopermise.
Il est vrai qu'elfo « sur les autres cet
avantage qii^Qun commissaire de poli-
ce ne peut lever la séance avant la fin
de mon discours.
Suis-je excusé, je l'ignore, et dans le
doute je continue :
r:
Il n'y a pas encore un an, lorsque je
fondai la Lanterna, M. J~ule~ .~ayr~ et
deux députés de ses amis fondèrent l'E-
lecteur. Des deux journaux qui parais-
saient, je crois, le même jour, on vendait
l'un, V Electeur, à' trente-cinq exemplai-
res, et l'autre, la Lanterne, à cent vingt
mille. Or, M. Favre avait les kiosques et
je ne-les avais pas.
Avoir un seul jour les kiosques et mou-
rir, tel a été le rêve de ma vie, et je n'ai
jamais pu le réaliser.
Cet écart formidable de trente-cinq à
cent vingt mille fit, m'assura-t-on, beau-
coup réfléchir l'illustre député du Rhône.
Voir lin débutant, un journaliste quel-
conque, dans les mains de presque tout
un peuple, par cela seul qu'il a osé appe-
ler les choses par leurs noms et les hom-
mes par leurs turpitudes, tandis que la
feuille hebdomadaire du plus célèbre des
représentants de la gauche se fane mé-
lancoliquement aux devantures, il y a là
un renversement total de toutes les idées
généralement admises. * *
,.
-
* Cet inCMmu, qu'on trouve au fond de
tout succès, inquiète pçut-être encore le
Jules Favre d'aujourd'hui. Le fait est
q le lorsque, condamné à vingt-huit mille
îrancs d'amendé, et à deux ans et demi
de prison en l'espace de huit jours, je
vins demander au grand avocat le se-
cours de sa parole si nécessaire à la dé-
fense en appel de ma malheureuse Lan-
terne, M. Jules Favre refusa.
J'ai reçu quelques reproches pour avoir
accusé trop franchement, dans ma pre-
mière .chronique du Rappel, l'opposition
d'être pour le pouvoir plutôt un soutien
qu'une menace. Aujourd'hui qu'elle se
coalise ouvertement pour empêcher l'en-
trée au Corps législatif des démocrates
plus décidés qu'elle, il m'est difficile de
reconnaître mes torts.
Du reste, toutes les-réflexions qui psé-
- cèdent n'ont peut-être aucune raison
d'être: puisque le chef de l'Etat vient de
prononcer à Chartres cette phrase tex-
tuelle (Avez-vous remarqué que l'empe-
reur choisit toujours la province pour-
aller dire des choses désagréables aux
habitants de Paris?) :
« Les passions subversives qui sem-
blent se réveiller pour menacer l'œuvre
inébranlable du suffrage universel. »
J'ignorais que le suffrage universel
fût menacé, et j'aurais bien voulu connaî-
tre les audacieux qui le menacent. Na-
poléon III a sans doute voulu parler des
maires, qui font voter dans des boîtes à
sel, des vieilles bassinoires et des coffres
à avoine, faute d'argent pour acheter des
urnes sérieusement closes; car ce n'est
certainement pas le peuple français qui
menace le suffrage universel, puisqu'il a
soin après le scrutin d'apposer des ca-
chets sur les boites, afin que le contenu
n'en puisse être modifié.
Il est vrai que l'empereur désigne
comme coupables de ce méfait « les pas-
sions subversives. » J'ai fait des efforts
surhumains pour comprendre la signifi-
cation de ce mot « passions subversives, »
et j'ai 0qi par y renoncer. Une-passîtfcnfi
quelle qu'elle puisse être, est- toujours
subversive de quelque chose. La question
est de savoir ce qu'elle veut subverser.
Les journalistes vivaient sous l'empire
des avertissements et de la suppression.
Une passion subversive est venue et a
aboli le décret de 1852 pour le rempla-
cer par une loi qu'une autre passion
subversive modifiera un jour ou l'autre.
Je n'ai dans ma vie connu qu'un seul
être qui ne fût pas subversif, c'est la mo-
mie d'une reine d'Egypte enfermée dans
un sarcophage où elle moisissait depuis
quatre mille ans.
L'essentiel est donc de savoir, non si
un^yapsigii est subversive, mais jusqu'à
quel 71e^G^B|^subversion il lui est per-
mis d'aile?,. et c'est ce que nous ne sa-
vons pas. 'v;
Le discours de Chartres est d'ailleurs
criblé de formules dont le sens échappe
aux plus clairvoyant». A côté de « pas-
sions subversives », par exemple, je re-
lève ce mot « voie libérale ».
Je connais la voie Lactée, la voie Ap-
piomiftyla» v^ie Scâj&cate (via^telcr^la^
mais je ne connais pas la voie libérale.-
Il en est de cette voie-là comme du pa-
radis terrestre : tout le monde en parle,
et personne ne sait au juste où elle est
située.
- Plusieurs Français, faciles à effrayer,
eiit vu dans le discours impérial l'an-
nonce d'un nouveau 2 Décembre. Qu'ils
se rassurent : la menace n'est pas sé-
rieuse. Quand on couve un coup d'Etat,
on le médite en secret, on l'organise en
silence, et on le cache soigneusement à
tous les yeux ; mais, avant tout, on ne
va pas le raconter publiquement au maire
de Chartres. - ,
Henri Rochefort..
POLICE TROUBLE L'ORDRE
~.tt<~-~ ,.
-.. .- --- ,~tj)~-_
Hier, au quartier Latin, soirée agitée.
par les sergents de ville.
Il y avait réunion électorale pour la can-
didature de Rochefort, 16, rue de la Sor-
bonne, — au gymnase.
La salle peut contenir trois mille élec-
teurs, et elle était pleine, — mais. quinze
mille citoyens qui n'avaient pu entrer, oc-
cupaient la rue et la place de la Sorbonne,
Le plus grand calme régnait dans cette
foule immense.
Pour exprimer les sentiments qui rani"
maient et envoyer son adhésion éclatante
à ceux plus heureux qui avaient pu péné-
trer dans le local trop étroit où l'on accla-
mait le nom du pamphlétaire audacieux;
-cetter foule criait : Vive Rochefort! vive
la Lanterne ! avec un ensemble et un enthou-
siasme dont on ne peut donner l'idée. -
Ces cris sont constitutionnels, puisque
M. Rochefort a, prêté serment, et siégera
peut-être demain au Corps législatif.
Elle chafltait aussi la Marseillaise ; cha-
que couplet était suivi~d'applaudissetnents
et de nouvellpé acclamations du nom jus-
tement populaire'et significatif de Roche-
fort : —la Marseillaise, chantnational, c'est-
à-dire au-dessus de toutes les constitu-
tions. -- *
- Après cette manifestation, aussi legaleque
pacifiée, de ses sentiments,— sentiments
qui l'honorent et qui font notre espoir en
même temps que notre joie, — la foule
qui était massée sur les trottoirs, restait
calme et paisible, et ne donnait aucune
prise à l'intervention de l'autorité. - Com-
missaires et agents c irculaient sur la chaus-
sée, complètement libre. Des ouvriers, ac-
crochés aux grilles de la Sorbonne, joi-
gnaient leur voix à celle de la foule, sa-
luant le réveil de Paris.
Cela ne pouvait durer : la police étaitlà!
A neuf heures, sans provocation, sans
sommation préalable, une escouade d'a-
gents de police se précipite sur cette foule
inoffensive, la charge à coups de pied, à
coups de poing, l'injurie comme un ramas-
sis de malfaiteurs.
Un malheureux jeune homme, renversé
par terré est foulé sous les pieds des ser-
gents de ville. Quatre citoyens, le ra-
massentévanoui, à moitié mort,
et le tra sportentehez le pharmacien Pen-
nes, aec\¡hl;,.ug,L's par des agents quiies
frappent et veulent les empêcher de faire
soigner la victime. 1, -
Sur le boulevard Saint-Michel, un autre -
citoyen, — devant nos yeux, - est jeté à
terre, la face contre l'angle d'un banc.
On le ramasse ; des plaies couvrent son
visage; la tempe est fendue, le sang coule.
On le fait entrer dans le café de Cluny.
Un étudiant tout jeune, frappé au mo-
niefit ôùlTpasse, lesTîwrrns dans" wf
clies, se révolte ets'écrie, avec.
tion partagée de tous ceux qui l'entourent:
—Je vous défends de me toucher. Je suis
un citoyen ! Je suis un homme libre !
Oui, vous êtes libre , mais comme la
nation entière, sous le bon plaisir de la
force brutale,— libre. de recevoir les.in-
sultes et d'endurer les violences.
L'émotion a dure. jusqu'à une heure du
matin.. ;
Un dernier détail : MM. les sergents de
ville saisissaient les parapluies et les can-
nes et les brisaient en mille morceaux.
Le trottoir était jonché de ces débris; le
pommeau d'une canne gisant sur le car-
reau poussa l'irrespect jusqu'à faire tré-
bucher la personne inviolable de M. le
commissaire de police qui s'étala par terre
comme un simple membre du peuple sou-
verain.
Devant le renouvellement de ces scè-
nes, tout le monde comprendra, nous l'er-
pérons, qu'il faut user de la plus grande
modération et conserver le calme du bon
droit; qu'il faut aussi, à tout prix, ob-
tenir le ce trait de l'art. 75 de la Consii-
tufion de l'an VIII. -
Il faut que les agents de la force publi-
que soient responsables, il faut que nous
puissions légalement les dégoûter des at-
taques nocturnes.
Il y a quelque chose de plus grave peut-
être pour un peuple que le manque de li-
berté, — c'est l'avilissement, — et un peu-
ple battu par les agents de la brigade de
sûreté est un peuple avili.
Arthur Arnould.
t
Réunion du Cirque-Napoléon. -Hier au soir
dès 5 heures, une foule considérable d'élec-
teurs réellement calmes se pressaient de-
vantlaporteprincipaleduCirque-Napoléon,
et pourtant, à neuf heures, on n'avait enco-
re laissé pénétrer personne dans la salle.
Aussi, soit sur la place du Cirque, soit tout
autour du pâté de maisons qui entoure cet
édifice, du boulevard des Filles-du'-Calvai-
re jusqu'au boulevard du canal Saint-Mar-
tin, trente mille personnes environ étaient
groupées, stationnant sans bruit, quoique
dans la plus grande impatience. Il ava;i(:
été annoncé cependant que la séance s'où.-Il
vrirait à huit heures et
vrifait à huit heures et demie.
*, -
Les agents, au nombre (^environ quatre
ou cinq cents, faisaient le vide devant le
Cirque, en s'échelonnant de mètre en mètre.
Au centre de ce vide, il y avait une bri-
gade qui de quart d'heure en quart d'heure
faisait des charges' au pas de course sur
les endroits où la foule était la plus com-
pacte et surtout là où l'on chantait la Mar-
seillaise.
Un citoyen paisible, M. Laurent, nous
écrit qu'il a été renversé, foulé aux pieds,
et qu'il a vu un infirme tomber à côté de
lui.
Vers dix heures, au coin de la rue Ame-
lot, un groupe de sergents de ville barrait
-
la rue Saint-Sébastien. Ils se sont retour-
nés vers les citoyens amassés qui se trou-
vaient derrière,.eux. et ne jetaient aucun
cri dans le moment. Quelques-uns ont tiré
l'épée. Un témoin .oculaire, M. Guionie,
nous rapporte que tyois personnes ont été
blessées. Un jeune homme en blouse blan-'
che, frappé au front, est venu tomber au.
piet du candélabre vis-à-vis le n" 1; il a
du être porté chez le pharmacien du coin
de la rue de Turenne et de la rue de
l'Oseille.
A onze Heures, la réunion venait d'être
dissoute, on sortait du Cirque, il s'est fait
des ptmssées terribles-, les agent» frap-
paient des pieds et des mains, et même
avec des casse-tète. Certains d'entre eux
— ils étaient rares, disons-le — ont dé-
gainé ; nous en ferons la preuve. Dans un
café situe vis-a-Vis le Cirque, nous avons
vu entrer un tout jeune homme à demi-
mort, qui avait été frappé d'un coup de
ca§îie-tète derrière la nuque.
Un ouvrier, M. GalloÍ, -.là, n'ayant pas
vu, nous n'affirmons pas, — aurait eu le
crâne ouvert. On ripostait peu à ces vio-
lences inouïes. Pourtant, un officier de
paix divisionnaire, M. Brun, a reçu, sous
nos yeux, un coup de canne plombée qui
lui a déchiré le front. On l'a transporté
dans un café où un médecin lui a posé un
premier appareil, puis on l'a reconduit à
son domicile.
Son adversaire a été arrêté par quatre
sergents de ville qui l'ont emmené au poste
voisin.
A onze heures et demie, il y a eu une
panique épouvantable: les gardes munici-
paux et les sergenHf-de Ville (Usétaient •
bien huit cents à ce moment) ont chargé la
foule (10,000 personnes environ) et ont
complètement déblayé, la place.
A minuit, il n!y avait plus personne. On
a parlé de troupe et de cavalerie; il n'en
est rien : ce qui a causé l'erreur, c'est
sans doute la vue des casques des muni-1'1
cipaux. ;
A minuit, on nous dit qu'une colonne
s'avance vers la Bastille en chantant la
Marseillaise; nous y allons sans rencon-
trer personne ; tout. est tranquille, seule-
ment les boutiques et les cafés sont fer-
més ; il y a dû avoir des ordres à ce sujet.
A jminuit et demi, au boulevard Saint-
Michel,* les agents se, reforment par bri-
gades et se disposent à partir.
A la hauteur du café de la Renaissance,
une sorte de pavé, lancé du toit, tombe
sur un gros de sergents dè ville sans bles-
ser personne; on cherche la pierre sans
pouvoir la retrouver; elle s'est brisée en
mille morceaux.
A une heure du matin, tout est càlme."
les sergents de ville sont plus nombreux
que de coutume sur les grandes voies;
dans les rues écartées on n'en aperçoit pas
njn-seul. Cette nuit, les coupeurs débour-
ses auraient eu beau jeu.
,- ■
Troubles à l'Ecole de médecine.- Il
y a quelques jours déjà, des troubles
d'une certaine gravité avaient éfclàté. à l'E-
cole de médecine. Ils étaient provoqués par
l'attitude, plus que sévère de M. Regnault,
dans les concours. Deux élèves, entre autres,
refusés au doctorat, avaient été remis à
six mois, quand le règlement ne les ajour-
ne qu'à trois mois.
Mercredi, un avis placardé à l'école-pré-
venait les élèves que, vu les désordres pro-
duits, on n'entrerait plus aux cours que sur
la présentation de sa carte d'étudiant, et
qu'en cas de nouveaux troubles cette carte
serait exigée à la sortie. Les étudiants re-
fusèrent énergique ment de se soumettre à
cette mesure restrictive. Mais à quatre
heures ils se rendirent en masse dans la
cour de l'école, réclamant à grands cris
l'entrée libre .du cours. Ils restèrent là
pendant toute la durée probable du cours..
Des placards à la main portaient : Entrée
pour tous, ou rien.
>: Jeudi matin, le bruit se répandit que
l'heure du cours de M. Regnault était chan-
g :'e, et qu'il aurait lieu à dix heures et de-
mie, au lieu de quatre heures.
Les étudiants arrivaient en foule devant
les grilles de l'Ecole et les trouvaient her-
métiquement fermées. Protestations, cris,,
tumulte, chant de la Marseillaise. Les" étu-
diants essayent d'enfoncer la porte et de
forcer la grille. Plusieurs barreaux sont
tordus et brisés.
Tout à coup arrive une véritable nuée
de sergents de ville. eLd'agents de police,
flanqués d'un commissaire ceint de son
écharpe. Ils envahissent la place, refou-
lent violemment les étudiants et dispersent
le rassemblement dans les rues avoisi-
nantes. Collision sans gravité. Un étudiant,
bousculé par un brigadier, lui envoie un
volume à la tête. Il n'y a eu pourtant qu'u-
ne ou deux arrestations.
Aux alentours de l'Ecole, des groupes
nombreux et animés ont stationné toute la
matinée. A midi, l'Ecole se rouvrait pour
le cours de M. Pajot. Les élèves, assem-
blés en grand nombre dans la cour, ont
signé, sur le piédestal de la statue de Bi-
chat, une pétition demandant la suppres-
sion complète du troisième examen du
doctorat.
M. Wurtz, le doyen, a convoqué les élè-
ves dans le grand amphithéâtre, et leur a
Feuilleton du RAPPEL
DU 15 mai 1869. t t
L'HOMME QUI RIT
1 PREMIÈRE PARTIE
t LA MER ET LA NUIT
i
- LIVRE DEUXIÈME
: L'OURQUE EN MER
III
;' Les hommes Inquiets sur la mer Inquiète,
i
Deux hommes sur le navire étaient ab-
sorbés, ce vieillard et le patron de l'our-
: que, qu'il ne faut pas confondre avec le
: chef de la bande ; le patron était absorbé
- par la mer, le vieillard par le ciel. -
, L'un ne quittait pas des yeux la vague,
l'autre attachait sa surveillance aux nua-
ges. La conduite de l'eau était le souci
du patron; le vieillard semblait suspec-
ter le zénith. Il guettait les astres par
toutes les ouvertures de la nuée.
C'était ce moment où il fait encore
jour, et où quelques étoiles commencent
à piquer faiblement le clair du soir.
L'horizon était singulier. La brume y
était diverse. -- -.
Il y avait plus de brouillard sur la ter-
re, et plus de nuages sur la mer. f
; Avant même d'être sorti de Portiand-
Hay, le patron, préoccupé du flot, eut
, Voir les numéros précédents.
Reproduction interdite!
tout de suite une grande minutie de ma-
nœuvres. Il n'attendit pas qu'on eût dé-
capé. Il passa en revue le trelingage, et
s'assura que la bridure des bas-haubans
était en bon état et appuyait bien les
gambes de hune, précaution d'un hom-
me qui compte faire des témérités de vi-
tesse..
L'ourque, c'était là son défaut, enfon-
çait d'une demi-vare par l'avant plus
que par l'arrière.
Le patron passait à chaque instant du
compas de route au compas de varia-
tion, visant par les deux pinnules aux
objets de la côte, afin de reconnaître
l'aire de vent à laquelle ils répondaient.
Ce fut d'abord une brise de bouline qui
se déclara; il n'en parut pas contrarié,
bien qu'elle s'éloignât de cinq pointes du
vent de la route. Il tenait lui-même la
barre le plus possible, paraissant ne se
fier qu'à lui pour ne perdre aucune for-
ce, l'effet du gouvernail s'entretenant
par la rapidité du sillage.
La différence entre le vrai rumb et le
rumb apparent étant d'autant plus grande
que le vaisseau a plus de vitesse, l'ourque
.semblait gagner vers l'origine du vent
plus qu'elle ne faisait réellement. L'our-
que n'avait pas vent largue et n'allait
pas au plus près, mais on ne connaît di-
rectement le vrai rumb que lorsqu'on va
vent arrière. Si l'on aperçoit dans les
nuées de longues bandes qui aboutissent
au même point de l'horizon, ce point est
l'origine du vent; mais ce soir-là il y
avait plusieurs vents, et l'aire du rumb
était trouble; aussi le patron se méfiait
des illusions du navire.
Il gouvernait à la fois timidement et
hardiment, brassait au vent, voillait aux
écarts subits, prenait garde aux lans, ne
laissait pas arriver le bâtiment, observait
la dérive, notait les petits chocs de la
barre, avaitl'œil à toutes les circonstances
du mouvement, aux inégalités de vitesse
du sillage, aux folles ventes, se tenait
constamment, de peur d'aventure, à
quelque quart de vent de la côte qu'il
longeait, et surtout maintenait l'angle
de la girouette avec la quille plus ouvert
que l'angle de la voilure, le rumb de
vent indiqué par la boussole étant tou-
jours douteux, à cause de la petitesse dn
compas de route.
Sa prunelle, imperturbablement bais-
sée, examinait toutes les formes que pre-
nait l'eau.
Une fois pourtant il leva les yeux vers
l'espace et tâcha d'apercevoir les trois
étoiles qui sont dans le baudrier d'O-
rion : ces étoiles se nomment les trois
Mages, et un vieux proverbe des anciens
pilotes espagnols dit : Qui voit les trois
mages n'est pas loin du sauveur.-
Ce coup d'œil du patron au ciel coïnci-
da avec cet aparté grommelé à l'autre
bout du navire par le vieillard :
— Nous ne voyons pas même la Claire
des Gardes, ni l'astre An tarés, tout rouge
qu'il est. Pas une étoile n'est distincte.
Aucun souci parmi les autres fugitifs.
Toutefois, quand la première hilarité
de l'évasion fut passée, il fallut bien s'a-
percevoir qu'on était en mer au mois de
janvier, et que la bise était glacée.
Impossible de se loger dans la cabine,
beaucoup trop étroite et d'ailleurs en-
combrée de bagages et de ballots. Les
bagages appartenaient aux passagers, et
les ballots à l'équipage, car l'ourque n'é-
tait point un navire de plaisance et fai-
sait la contrebande. *
Les passagers durent s'établir sur le
pont; résignation facile à ces nomades.
Les habitudes du plein air rendent aisés
aux vagabonds les arrangements de nuit :
la belle étoile est de leurs amies ; et le
froid lés aide à dormir, à mourir quel-
quefois.
Cette nuit-là, du reste, on vient de le
voir, la belle étoile était absente,
Le languedocien et le génois, en at-
tendant le souper, se pelotonnèrent près
des' femmes au pied du mât, sous des
prélarts que les matelots leur jetèrent.
Le vieux chauve resta debout à l'a-
vant, immobile et comme insensible au
froid.
Le patron de l'ourque, de la barre où
il était, fit une'sorte d'appel guttural as-
sez semblable à l'interjection de l'oiseau
qu'on appelle en Amérique l'Exclama-
teur1 ; à ce cri le chef de la bande appro-
cha, et le patron lui adressa cette apos-
trophe : 1
-Elcheco jaüna!
Ces deux mots basques, qui signifient
« laboureur de la montagne » sont, chez
ces antiques cantabres, une entrée en
matière solennelle et commandent l'at-
tention.
Puis le patron montra du doigt au chef
le vieillard, et le dialogue continua en
espagnol, peu correct du reste, étant de
l'espagnol montagnard.
Voici les demandes et les réponses :
., Etcheco jaiina, que es este hom-
bre (1)?
(1) — Laboureur de la montagne, quel est cet
homme?
- Un homme.
- Quellesilangues parle-t il?
— Toutes. »
- Quelles choses sait-il?
- Toutes.
- Qin-1 est son pays J
- Aucun et tous.
— Quel Tst son Dieu î
Un hombre.
<— Que lenguas liabla?
- Todas. :
- Que cosas sabe?
- Todas.
: - Quai païs?
- Ningun, y todos.
- Quai Dios?
— Dios.
- Como le llamas ?
- -El Tonto.
- Como dices que le Hamas ?
- El Sabio.
- En vuestre tropa, que esta?
- - Esta lo que esta?
- El gefe ?
- No.
- Pues, que ^sta ?
— La aima. -
Le chef et le patron se séparèrent,
chacun retournant à sa pensée, et peu
après la Matutina sortit du golfe. 4
Les grands balancements du large
commencèrent.
La mer, dans les écartements de l'é-
cume, était d'apparence visqueuse; les
vagues, vues dans la clarté crépuscu-
laire à profil perdu, avaient des aspects
de flaques de fiel.
Cà et là une lame, flottant à plat, of-
frait des fêlures et des étoiles, comme
une vitre où l'on a jeté des pierres. Au,
centre de ces étoiles, dans un trou tour-
noyant, tremblait une phosphorescence,
Dieu.
.L. Comment le nommes-tu ?
— Le Fou.
- Comment dis-tu que tu le noinm?sî
- Le Sacre.
- Dans votre troupe, qu'eit ce qu'il cbt?
- Il e:
— Le chef ?
- Non.
— Alors, quel est-HP
- L'àme, -
assez semblable à cette réverbération fé- -,
line de la lumière disparue, qui est dans
la prunelle des chouettes.
La Matutina traversa fièrement et en.
vaillante nageuse le redoutable frémis-,
sement du banc Chambours.
Le banc Chambours, obstacle latent à
la sortie de la rade de Portland; n'est
point un barrage, c'est un amphithéâtre.
Un cirque de sable sous l'eau, des gra-
dins sculptés par les cercles de l'onde,!
une arène ronde et symétrique, haute
comme une Yungfrau, mais-noyée, ut*
colysée de l'Océan entrevu par le plol13t;
geur dans la transparence visionnaire
de l'engloutissement, c'est là le banc
Chambours.
* Les hydres s'y combattent, les lévia-
thans s'y rencontrent; il y a là, disent
les légendes, au fond du gigantesque en-
tonnoir, des cadavres de navires saisis
et coulés par l'immense araignée Kraken,
qu'on appelle aussi le poisson-monta-
gne.
Telle est l'effrayante ombre de la mer.
Ces réalités spectrales ignorées de
l'homme se manifestent à la surface par
un peu de frisson.
Au dix-neuvième siècle, le banc Cham-
bours est en ruine. Le brise-lames ré-
Cèftiment construit a bouleversé et tron-
qué à force de ressacs cette haute archi-
tecture sous-marine, de même que la
jetée bâtie au Croisic en 1-700 y a changé
d'un quart d'heure l'établissement des
marées.
La marée pourtant, c'est éternel : mais
l'éternité obéit à l'homme plus qu'on ne —
croit. -
VICTOR HUGO
La mite et demain.
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