Titre : Le Rappel / directeur gérant Albert Barbieux
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1869-05-07
Contributeur : Barbieux, Albert. Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328479063
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 07 mai 1869 07 mai 1869
Description : 1869/05/07 (N4). 1869/05/07 (N4).
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k7529722z
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-43
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 27/08/2012
IVq 4 - Vendredi V mai 1869.
Le numéro s 1 £ > c.—Bâpartements : SOc. •
RÉDACTION ;
S'adresser au Secrétaire de la Rédaction
RI. ALBERT BAUME
De 5 à 7 h. du soir
Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus
BUREAUX
10, rue du Faubourg-Montmartre, 10
admSïstration
ET RÉGIE ~DE £ b- ANNONCES
MM. PANIstbymN
,,:
ABONNEE Nn
PARIS DÉPARTCTH&ÏS
Un mois. 4fr. 50
Trois mois 13fr,50
Un mois. H"
Trois »
BUREAUX "X
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
ME VISITE A BARBjÈS :,. ;
- • < - .<.X • v-mt-'eK*
Avant de quitter Bruxelles pour Pans
où m'appelle mon devoir de chroniqueur,
il m'a pris fantaisie de faire un jour ou
deux l'école btiiswâiiièredaiis cette Hol-
lande de la ri Hortense, à qui nous
devons, hétegHtous nos bonheurs. -
Je mejme de dire que ce qui m'y atti-
rait, ce n'était point le pays, qui, pour
l'artiste, est une désillusion. La vieille
Hollande chinoise et japonaise n'existe
plus. Le style-empire y fait loi, avec un
mélange de faux gothique troubadour,
bête comme le beau Danois.
Il y a cinquante. ans, Prudhomme a ré-
gné en Hollande. Résultat: un pays blan-
châtre où tout est gratté, refait, anglaisé
et badigeonné; les rares carillons qui
restent chantent Parlant pour la, Syrie,
comme si toutes les cloches de La Haye
et d'Amsterdam avaient eu pour parrain
M. Belmontet.
Ce qui m'attirait donc dans la capi-
tale de la Hollande, ce n'était point la
ville, ni la statue de bronze de Guillaume
II, ni le Binnenhof, ni le Britenhoff, ni
le palais de la reine construit en 1647
par la princesse Amélie de Solms.
Ce n'était pas même le musée, un des
plus magnifiques de l'Europe, et où la
Leçon dJAnatomie de Rembrandt avoi-
sine le Taureau de Paul Potter et Y Amal-
thée de Jordaens; non, c'était, sur la
grande place, à gauche de la Gevangen-
poort, une petite maison étroite et blan-
che, à trois étages et à six fenêtres su-
perposées, qui porte le numéro 17 : c'est
là que demeure Armand Barbès.
♦
Quelque opinion qu'on ait sur le 12
mai 1839 et sur le 15 mai 1848, qu'on con-
damne ou qu'on admire ces deux entre-
prises formidables tentées par un seul
homme contre deux gouvernements a-
vec une intrépidité surhumaine, Armand
Barbès est et restera pour l'histoire une
très grande figure.
Barbès, c'est le peuple. Il. a les brus-
ques initiatives, l'élan chevaleresque,
l'insouciance dudanger, le superbe amour
des délivrances, la large poitrine ouverte
aux balles. Il est plutôt l'âme que l'es-
prit et plutôt le cri que la voix. Moins
orateur que tribun et moins tribun que
clubistev il ne-raisonne pas avec le but,
il y marche. Il va où sa conscience le
mène, traversant les nécessités politiques
et les entraves constitutionnelles, et lais-
sant derrière lui le sillon, d'une tramée
de poudre enflammée. Il sort du nuage
des questions ionme un coup de ton-
nerre. -l'est e st ee ennturier du devoir.
Un dessus nobles traits de son ca-
ractère, c'est qu'il est profondément fran-
çais.' Il veut la nation avec ses frontiè-
res, comme il veut l'homme avec ses
droits. Napoléon despote l'indigne, mais
Waterloo l'importune. Il déteste le sabre,
mais il adore le drapeau.
Égalitaire sans envie, révolutionnaire
sans haine, patriote sans chauvinisme, il
a donné toute sa vie à ces deux princi-
pes, à ces deux cultes : le peuple et la
France.
Trente ans de dévouement. Récom-
pense : quinze ans de prison et quinze
ans d'exil.
*
* *
Tel est le héros, aujourd'hui légen-
daire, que l'on admire dans Barbès;
maintenant voici l'homme :
*
* *
J'avais demandé à l'hôtel du Lion d'or,
où j'étais descendu, l'adresse de Barbès,
et mon hôtelier m'avait écrit cette ligne
hollandaise sur un papier : Plaatz boven
liel kantoor van de omnibus.
Ce qui, pour ceux de nos lecteurs qui
tiendraient à avoir la carte de Barbès,
signifie :
Sur le Plaatz, devant le bureau des Oill-
nit/us. , 1.,--4 --"N' c---.
- -
oui en c ne minant le long des trot-
, toirs de la Haye et en regardant ses jo-
lies maisons de b/ique égayées d'un
rayon»de soleil, j'avisai un marchand de
photographies. Je n'avais jamais vu Bar-
bès. Je voulus avoir son portrait. Il n'é-
tait pas à l'étalage. J'entrai dans la bou-
tique.
— Donnez-moi le portrait de Barbès.
— Barbès ? répéta le marchand ma-
chinalement.
- Eh bien, oui, Barhès! Vous con-
naissez bien Barbès ?
- Non, monsieur.
- Allons donc ! Barbès, qui habite La
Haye depuis quinze ans !
— Je ne le connais pas, mais, si mon-
sieur veut Napoléon III?.
— Merci, je l'ai déjà.
Et je sortis, en faisant de profondes
réflexions sur le peu de progrès de la
photographie à l'étranger. Elle en est
encore au soleil de décembre.
* *
J'arrivai sur le Plaatz.
Je fus quelque temps avant de décou-
vrir la maison indiquée par mon hôte-
lier.
Je frappai à deux ou trois portes :
— Monsieur Barbès ? demandai-je.
- Ce n'est pas ici.
Pourriez -vous me dire où il de-
meure ? •
On chuchotait en se regardant ; puis
on me répondait par un signe d'épaule
négatif.
Personne ne connaissait ce nom.
L'exil a de ces profondeurs-là. C'est la
grande oubliette de la gloire.
«
* *
Enfin, à force de tâtonner de seuil en
seuil et d'agiter les sonnettes hollan-
daises, j'arrivai au n° 17. On m'ouvrit.
— Monsieur Barbes ?
— C'est ici.
La personne qui m'avait ouvert était
une dame âgée, à figure respectable et
cordiale.
— Puis-je le voir? demandai-je.
- Il est bien malade.
— Veuillez lui remettre cette carte.
Un moment après, la dame reparut.
— Vous pouvez monter, me dit-elle.
Je gravis un petit escalier tournant.
étroit et obscur, à rampe de bois,-aux
marches noires, usées et blanchies sur
le bord comme les degrés d'une vieille
échelle; au second étage, je trouvai une
porte ouverte et, devant cette porte, un
homme debout.
C'était Barbès.
* *■
Il me tendit les bras.
— Je viens saluer en vous, lui dis-je,
un des plus grands citoyens de France.
— Ne dites pas cela, me dit-il avec
douceur. Laissons ces mots-là. Il n'y a
de grand que la France.
J'entrai. Barbès m'invita à m'asseoir
et s'assit lui-même.
Je ne sais pourquoi, — fut-ce timidité,
fut-ce respect? —ce ne fut pas le proscrit
que je regardai d'abord, ce fut la cham-
bre du proscrit.
♦
•* *
La chambre ? je devrais dire la cellule.
Deux fenêtres à rideaux de damas de
laine brune, recouvrant d'autres rideaux
de mousseline blanche brochée, et des
stores de toile grise à demi-baissésrentre
les fenêtres, une longue glace appuyée
sur une petite table chargée de livres ;
à droite, un canapé d'acajou garni de ve-
lours d'Utrecht noir; au-dessus de ce ca-
napé, un second miroir plus petit; à
gauche, un secrétaire d'acajou à tablette
de marbre couvert de brochures et de
journaux; près de la porte, dans une
sorte de niche cintrée, un petit poêle de
fonte ; au milieu, une table à manger ca-
chée par un tapis de mince drap rouge à
H9«»B--ftOîres-; quelques chaises, et, sur
le mur tendu de papier fond blanc à
feuillage vert, cinq portraits, cinq photo-
graphies: celles de George Sand, avec
ces mots : A mon cher ami Armand Bar-
bès. George Sand; de Louis Blanc, de
Victor Hugo, de Charras et de sa vail-
lante et malheureuse veuve.
Au fond, une armoire-alcôve dont l'en-
trebàillement permettait d'apercevoir un
lit dans l'ombre.
Près de la fenêtre, un fauteuil, sur le-
quel, enveloppé d'une robe de chambre
de molleton gris, le front, couvert d'une
calotte noire et les pieds dans une chan-
celière, était assis Barbès.
*
* *
Barbès a soixante ans. Il est grand,
droit, ferme. Il a dans la stature quel-
que chose d'inflexible que l'âge et le mal-
heur n'ont pu courber. Corps debout,
cœur brisé.
Il est chauve. Sa barbe, jadis chatain
foncé, est presque blanche. Les traits du
visage sont superbes. L'œil brun, puis-
samment voûté sous un sourcil énergi-
que, illumine ce masque amaigri et dé-
vasté où la bonté se mêle à la souffrance
et la ride au sourire.
On ne peut regarder cette noble tête
sans un frémissement. Elle a été, un mo-
ment, promise au bourreau. Pendant
vingt-quatre heures, le couteau fatal a
glissé lentement dans sa rainure jusqu'à
elle et, aujourd'hui encore, entourée
d'une ombre tragique, cette tête pâle
semble avoir pour cadre, la. demi-lune de
l'échafaud.. ,',
— Vous allez déjeuner avec moi, me
dit-il, nous causerons.
Il appela et demanda à déjeuner. Quel-
ques minutes après, nous étions à table.
Il semblait heureux de voir un ami, un
Français, de la même famille, de la
même patrie, de la même religion poli-
tique que lui. Il vit à La Haye; dans une.
retraite profonde; sauf son médecin, un
jeune Hollandais plein de mérite et qui
aura un jour ce grand honneur d'avoir
aura un jour ce gra-
soigné Barbès proscrit, il ne voit per-
sonne. Sa société de chaque jour, ce sont
deux vieilles filles dévouées qui ouvrent
sa porte, lui font sa cuisine et lui servent
son souper.
Aucun des passants qu'il entrevoit de
sa fenêtre ne lui est connu et ne le con-
naît. Il n'a devant les yeux que la place
éclairée du morne soleil de l'étranger,
quelques arbres frissonnant au vent du
nord, des façades muettes de maisons
closes, la solitude, l'oubli et l'exil à perte
de vue.
* *
* *
Pour ces âpres exils, « qui n'ont ni fin
ni terme, »le séjour des villes est le plus
mélancolique de tous. Mieux vaut le ro-
cher, mieux vaut le désert. L'immense
indifférence des hommes n'est visible
qu'au miliéu d'eux. Le véritable aban-
don , c'est ce mouvement de toute
une cité affairée qui s'agite autour
du proscrit, dont le voisinage est pour
lui l'ennui, dont la langue est pour
lui le silence, dont la maison est pour
lui la tombe. Dans la nature, le proscrit
n'est que solitaire ; dans les villes, il est
enseveli.
♦
* *
La conversation de Barbès est simple,
familière, cordiale, complaisante à tou-
tes les curiosités, empreinte de je ne
sais quelle bonhomie affectueuse et dou-
ce, mêlée d'une ardeur de souvenirs
toute juvénile. Il parle vite et longtemps.
On sent qu'il est pour ainsi dire acca-
blé d'isolement et qu'il a besoin d'échan-
ger des paroles- et des idées. Il semble
que son esprit ait trop longtemps man-
qué d'air. Ce solitaire parle comme un
asphyxié respire. Il parle avec une sorte
de bien-être, presque heureux d'enten-
dre sa propre voix. Il emploie. les pre-
laiers mots venus, les cherchant parfois
dans sa mémoire, non comme s'ils lui
manquaient, mais comme s'il les avait ou-
bliés. C'est charmant et c'est émouvant.
On assiste à l'évasion de cette pensée
haletante et captive, délivrée pour une
heure de la perpétuité du silence.
A la surexcitation de son esprit s'a-
joute l'oppression physique de sa voix.
Il a, depuis sept ans, une maladie de
cœur qui lui retire l'appétit et le som-
meil, et ne lui laisse de repos ni jour ni
nuit. Son sang circule irrégulièrement
dans ses veines; les spasmes l'épuisent,
la fièvre le mine, la sueur perle sur son
front, il tremble de froid sous ses couver-
tures. Ce frisson de fièvre, il l'a emporté
de Belle-Ile et du Mont-Saint-Michel. Le
froid mortel du cachot l'a suivi dans
l'exil, et aujourd'hui, chose navrante,
c'est le prisonnier qui tue le proscrit.
«
* *
Il vivra pourtant. Il vivra pour l'inévi-
table triomphe de ses principes et de son
grand culte, la révolution française.
L'immortalité de la cause suffit à soute-
nir de tels hommes. L'âme de Barbes lui
ordonnera de vivre, comme, une nuit, la
nuit du 12 au 13 juillet 1839, elle lui avait
ordonné de mdurir.
* *
- Cette nuit-la, me dit-il, j'étais dans
la prison du Luxembourg; les huissiers
de la cour des pairs, ayant à leur tête
leur chef, un sieur Cauchy, étaient venus
me signifier l'arrêt de- mort prononcé
dans la jounîée contre moi. C'était dans
la nuit d'un vendredi à un samedi. Deux
gardiens, qu'on relevait de trois en trois
heures, étaient près de moi. J'avais la
camisole de force. Je ne dormais pas. Je
fumais. Comme j'avais les mains liées,
un des deux gardiens m'allumait la pipe.
La parole essoufflée de Barbès s'inter-
rompit un instant. J'en profitai, non pour
l'interrompre, mais pour lui dire :
— Vous ne deviez pas pouvoir dormir
en effet. L'exécution était pour le lende-
main au point du jour, les arrêts de la
cour des pairs étant sans appel. En ce
moment même où vous cherchiez en vain
le sommeil, on devait dresser l'écha-
faud.
Il me répondit :
- On m'avait noué la camisole de for-
ce sur Je côté droit. Comme 'j'ai Vhabi-
tude de me coucher sur ce èôté-là, ce
noeud me gênait pour me retourner.
Voilà pourquoi je ne dormais pas.
J'avoue que je ne pus m'empêcher de
contempler avec une sorte de stupeur
respectueuse cet homme héroïque qui
disait cela simplement, comme la chose
la plus naturelle du monde.
Il me regarda et, comme s'il eût devi-
né ma pensée, il reprit :
— Non, mon jour d'angoisse morale,
ce ne fut pas le 12 juillet, jour de ma
condamnation, ce fut le 12 mai, jour de
mon arrestation. — Ce jour-là je me sen-
tis perdu. J'entrevis l'échafaud; je l'en-
trevis terrible. Il m'apparut dans toute
son horreur. Il faut vous dire, que dans
mon enfance, à Carcassonne, j'avais pres-
que assisté à une exécution. C'était vers
1820. Quelques enfants de mon âge et
moi, nous avions fait la partie d'aller voir
guillotiner. Dans ce temps-là encore, les
exécutions, en province du moins, se
faisaient avec un appareil effrayant. Le
condamné, pieds nus, traversait toute la
ville escorté de soldats et entouré de
moines comme au moyen âge. Le glas
d'agonie sonnait à toutes les cloches.
Quand j'arrivai sur le parcours du cor-
tège avec mes petits camarades, un
des moines présentait le crucifix au
condamné en le lui appliquant sur la
face de manière à lui couvrir les yeux
et à l'empêcher de voir. Je regardai ce
que le prêtre cachait ainsi au condam-
né, c'était l'échafaud. J'eus peur. Mes
camarades riaient de" moi: je llle sau-
vai.
* *
Ce souvenir semblait -encore remuer
Barbès. Sa parole entrecoupée s'arrêta
un moment sur ses lèvres.
— Or, le jour de mo'i arrestation, le 12
mai 1839, la vision de mon enfance me
revint dans l'esprit. Cet échafaud, de-
vant lequel j'avais fui vingt ans aupara-
vant, se dressait de nouveau devant moi
et me saisissait. J'eus alors, dans mon
cabanon, ma nuit de combat avec moi-
même. J'eus toutes les angoisses, l'an-
goisse morale et l'angoisse physique.
Cette nuit-là, je ne dormis pas. Mais le
lendemain, j'avais pris mon parti, et
lorsque deux mois plus tard, jour pour
jour, le 12 juillet, j'entendis dans la pri-
son du Luxembourg mon arrêt de mort,
je vous assure que j'aurais parfaitement
reposé sans le maudit nœud de cette ca-
misole de force qui me meurtrissait les
côtes.
J'étais satisfait de mourir. J'avais alors
sur l'immortalité de l'âme des idées —
que j'ai encore, fit-il en appuyant sur le
mot. Je croyais qu'après la mort on se'
revoyait dans d'autres mondes meilleurs
que celui-ci. Je me disais : Tu vas re-
trouver Jeanne d'Arc, Saint-Just, Robes-
pierre, tous ceux que tu aimes ! Tu es
bien heureux !
*
* *
Il faut vous figurer Barbès à table pen-
dant cette causerie. Tout en parlant, il
me servait avec une bonne grâce infati-
gable, attentif à tout, se relevant malgré
moi pour changer les assiettes, m'offrant
à plusieurs reprises ce plat ou cet autre,
emplissant mon verre — mangeant à
peine.
*
* *
Il poursuivait son récit à travers tout
cela.
- Le jonr se lève de bonne heure au
mois de juillet, reprit-il. Vers deux heu-
res du matin, il se fit un branle-bas dans
la prison. Je me dis : C'est le moment.
Mais le mouvement cessa bientôt et per-
sonne ne parut. On venait simplement
de relever la garde dans la prison.
Le jour vint, j'attendais, j'étais prêt.
Personne. La matinée s'avançait. L'heure
habituelle des exécutions était passée. Je
n'y comprenais rien. Je pensai : ce sera
pour demain. En ce moment, un de mes
gardions s'approcha rie moi et nie dit :
Vous savez, monsieur Barbès, que de-
main, c'est dimanche, et qu'on n'exécute
pas le dimanche.
11
* *
J'écoutais Barbès, ému des péripéties
de ce drame comme si j'en eusse ignoré
le dénoûment.
Il poursuivit :
- La journée de samedi se passa sans
incident. J'écrivis des lettres, je mis or-
dre à mes affaires. Je n'eus à subir d'au-
tre importunité que celle d'un abbé Mon-
tès, aumônier de la Conciergerie, qui
voulut à toute force pénétrer jusqu'à moi.
J'eus beaucoup de peine à l'en empê-
cher.
On me l'avait annoncé comme envoyé
par une dame pieuse. Cette dame était,
parait-il, MI,1C Philippe.
- Mme Philippe ? dis-je étonné.
Il me répondit en souriant :
- La femme de Louis-Philippe.
*
* *
Ce mot, qui semble brutal, fut dit avec
une bonhomie charmante.
Le sourire de Barbès est une lumière,
surtout lorsqu'il parle des femmes ou lors-
qu'il s'adresse, à elles. Il venait de dire
Mme Philippe:, comme il aurait dit la
veuve CapeCavec ce tranquille laconis-
me républicain qui va au but, et qui, dans
la reine, lie connaît que la femme.
Un autre eût pu dire ce mot avec em-
phase. Barbès le laissa tomber simple-
ment, comme par habitttde, puis jl coii-
tinua : "•
— La nuit du samedi au dimanche je
dormis, j'en avais besoin. J'avais eu soin
de faire nouer autrement les manches de
ma camisole, et je ne fis qu'un somme
du soir au matin. Je m'éveillai de bonne
humeur, comme un homme qui approche
de la fin souhaitée.
"Le jour passa, le soir vint. Vers huit
heures, on entra dans ma prison. L'idée
que je pouvais ne pas être exécuté - ne
m'était pas venue une minute. J'avais
interdit à ma conscience de prononcer en
moi le mot grâce. La mort m'apparais-
sait donc comme une certitude et comme
un devoir. Je l'attendais. Ce fut la vie
qui m'arriva. On m'annonça ma commu-'
tation de peine. Que, s'était-il passé de-
puis vingt-quatre heures ?
Il s'interrompit et, me regardant avec
émotion :
— Vous le savez, dit-il.
Il leva son verre, l'approcha du mien,
et me dit :
- A la santé de votre père !
«
Il y eut un long silence. Barbès, pen-
sif, parut se recueillir. Tous ces souve-
nirs semblaient l'avoir ranimé et épuisé
à la fois. Je n'osais l'interroger davan-
tage. Pourtant, que de questions à lui
faire encore ! Je venais d'écouter le con-
damné à mort. Je voulus entendre le
prisonnier.
» 4-
—Il y eut, lui dis-je, dans votre vie, un
autre moment solennel. Ce fut le jour
où, après neuf ans de prison, vous ap-
prîtes la révolution de février.
Barbès se mit à rire.
— Ça, me dit-il, c'est plus drôle et ça
peut se raconter en deux mots. J'étais
dans la prison de Nîmes, où j'avais été
transféré du mont Saint-Michel par rai-
son de santé. Je suivais depuis quelque
temps avec quelque attention le mouve-
ment des banquets. Je n'en attendais pas,
grand' chose, mais j'y entrevoyais des'
complications possibles, un changement
de ministère, un Odilon-Barrot quelcon-
que, que sais-je, enfin!. Les prisonniers
politiques font espérance de tout, même
du bourgeois de l'opposition, qui devient
le bourgeois du gouvernement. J'avais à
Nîmes "TUami, mort depuis, nommé
Lombard, qui me venait voir dans mir"
prison et me tenait au courant de tout.
Le 24 février, je l'attendais. Il ne vint'
pas. Seulement il me fit dire par un gar-
dien que tout allait bien pour nous et
qu'il y avait des barricades à Paris. On
n'avait pas voulu le laisser entrer. Il
avait jeté cette .nouvelle au gardien, à
travers la grille. Je n'y attachai pas
grande importance; je me dis que Louis-
Philippe aurait facilement raison du
mouvement. J'étais si habitué a voir
comprimer les émeutes. Tout à coup ma
porte s'ouvrit, et je vis entrer le direc-
teur de la prison.
« ♦
- Monsieur Barbès, me dit-il, les nou-
velles qu'on vous a dites sont vraies. Il y
a des barricades à Paris.
— Une émeute?
— Une révolution peut-être.
Et ce brave directeur se mit à me faire,
à sa manière, une petite description des
événements :
- La garde nationale, me dit-il, a
commencé par comprimer le mouvement,
craignant l'anarchie, puis elle est partie
aux Tuileries. Le roi lui a proposé
Odilon-Barrot. Elle a demandé davan-
tage. Le roi a offert son abdication
avec la régence du duc de Nemours.
La garde nationale a demandé mieux
encore. Le roi alors a proposé la
duchesse d'Orléans. Les choses en
sont là; mais elles peuvent s'aggraver.
Feuilleton du RAPPEL
DU 1 MAI 1869. 4
L'HOMME QUI RIT
PREMIÈRE PARTIE
LA MER ip LA NUIT
Deux chapitres préliminaires
I. — URSUS
«
n, — LES COMPRA.CHICOS 1
II
LES COMPRACHICOS
Non seulement les comprachicos
étaient à l'enfant son visage, mais ils lui
étaient sa mémoire. Du moins ils lui en
étaient ce qu'ils pouvaient. L'enfant n'a-
Voir le miroérfr d'hier. Reproduction interdite
vàit point conscience de la mutilation
qu'il avait subie. Cette épouvantable chi-
rurgie laissait trace sur sa face, non
dans son esprit.
Il pouvait se souvenir tout au plus
qu'un jour il avait été saisi par des hom-
mes, puis qu'il s'était endormi, et qu'en-
suite on l'avait guéri. Guéri de quoi ? il
l'ignorait. Des brûlures par le soufre et
des incisions parle fer, il ne se rappelait
rien. Les comprachicos, pendant l'opéra-
tion, assoupissaient le petit patient au
moyen d'une poudre stupéfiante qui pas-
sait pour magique et qui supprimait la
douleur.
Cette poudre a été de tout temps con-
nue en Chine, et y est encore employée
à l'heure qu'il est. La Chine a eu avant
nous toutes nos inventions, l'imprime-
rie, l'artillerie, l'aérostation, le chloro-
forme. Seulement la découverte qui en
Europe prend tout de suite vie et crois-
sance, et devient prodige et merveille,
reste embryon en Chine et s'y conserve
morte. La Chine est un bocal de fœtus.
Puisque nous sommes en Chine, res-
tons-y unmoment encore pour un détail.
En Chine, de tout temps, on a vu la re-
cherche d'art et d'industrie que voici :
c'est le moulage de l'homme vivant. On
prend un enfant de 2 ou 3 ans, on le met
dans un vase de porcelaine plus ou moins
bizarre, sans couvercle et sans fond, pour
que la tête et les pieds passent. Le jour on
tact ce vase debout, la nuit on le couche
pour que l'eniant puisse dormir. L'enfant
grossit ainsi sans grandir, emplissant de
sa chair comprimée et de ses os tordus
les bossages du vase. Cette croissance en
bouteille dure plusieurs années. A -un
moment donné elle est irrémédiable.
Quand on juge que cela a pris et que le
monstre est fait, on casse le vase, l'en-
fant en sort, et l'on a un homme ayant
la forme d'un pot.
C'est commode; on peut d'avance se
commander son nain de la forme qu'on
veut.
V
Jacques II toléra les comprachicos.
Par une bonne raison, c'est qu'il s'en
servait. Cela du moins lui arriva plus
d'une fois. On ne dédaigne pas toujours
ce qu'on méprise.
Cette industrie d'en bas, expédient ex-
cellent parfois pour l'industrie d'en haut
qu'on nomme la politique, était volon-
tairement laissée misérable, mais point
persécutée. Aucune surveillance, mais
une certaine attention. Cela peut être
utile. La loi fermait un œil, le roi ouvrait
l'autre.
Quelquefois le roi allait jusqu'à avouer
'sa complicité. Ce sont là les audaces du
terrorisme monarchique. Le défiguré
était fleurdelysé; on lui ôtait la marque
diTJieu, on lui mettait la marqué du roi.
Jacob Astley, chevalier et baronnet, sei-
gneur de Melton, constable dans le comté
de Norfolk, eut dans sa famille un enfant
vendu, sup le front duquel le commis-
saire vendeur avait imprimé au fer
chaud une fleur de lys.
Dans de certains cas, si l'on tenait à
constater, pour des raisons quelconques,
l'origine royale de la situation nouvelle
faite à l'enfant, on employait ce moyen.
L'Angleterre nous a toujours fait l'hon-
neur d'utiliser, pour ses usages person-
nels, la fleur de lys.
Les comprachicos, avec la nuance qui
sépare une industrie d'un fanatisme,
étaient analogues aux étrangleurs de
l'Inde; ils vivaient entre eux, en bandes,
un peu baladins, mais par prétexte. La
circulation leur était ainsi facile. Ils cam-
paient çà et là, mais graves, religieux et
n'ayant avec les autres nomades aucune
ressemblance, incapables de vol.
Le peuple les a longtemps confondus
à tort avec les morisques d'Espagne et
les morisques de Chine. Les morisques
d'Espagne étaient faux monnayeurs, les
morisques de Chine étaient filous. Rien
de pareil chez les comprachicos. C'é-
taient d'honnêtes gens. Qu'on en pense
ce qu'on voudra, ils étaient parfois sin-
cèrement scrupuleux. Ils poussaient une
porte, entraient, marchandaient un en-
fant, payaient et l'emportaient. Cela se
faisait correctement.
Ils étaient de tous les pays. Sous ce
nom, comprachicos, - fraternisaient des
Anglais, des Français, des Castillans,
des Allemands, des Italiens. Une même
pensée, une même superstition, l'exploi-
tation en commun d'un même métier,
font de ces fusions. Dans cette fraternité
de bandits, des Levantins représentaient
l'Orient, des Ponentais représentaient
l'Occident. Force Basques y dialoguaient
avec force Irlandais ; le Basque et l'Ir-
landais se comprennent, ils parlent le
vieux jargon punique; ajoutez à cela les
relations intimes de l'Irlande catholique
avec la catholique Espagne. Relations
telles qu'elles ont fini par faire pendre
à Londres presque un roi d'Irlande, le
lord Gallois de Brany, ce qui a produit
lé comté de Letrim.
Les comprachicos étaient plutôt une
association qu'une peuplade, plutôt un
résidu qu'une association. C'était toute
la gueuserie de l'univers ayant pour in-
dustrie un crime. C'était une sorte de
peuple arlequin composé de tous les
haillons. Affilier un homme, c'était cou-
dre une loque.
Errer, était la loi d'existence des com-
prachicos. Apparaître, puis disparaître,
Qui n'est que toléré ne prend pas racine.
Même dans les royaumes où leur indus-
trie était pourvoyeuse des cours, et, au
besoin, auxiliaire du pouvoir royal, ils
étaient parfois tout à coup rudoyés. Les
rois utilisaient leur art et mettaient les
artistes aux galères. Ces inconséquences
sont dans le va-et-vient du caprioe
royal Car tel est notre plaisir.
Pierre qui roule et industrie qui rôde
n'amassent pas de mousse. Les compra-
chicos étaient pauvres. Ils auraient pu
dire ce que disait cette sorcière maigre
et en guenilles voyant s'allumer la tor-
che du bûcher : <♦ Le jeu n'en vaut pas
la chandelle ».
Peut-être, probablement même, leurs
chefs, restés inconnus, les entrepre-
neurs en grand du commerce des en-
fants, étaient riches. Ce point, après deux
siècles, serait malaisé à éclaircir.
C'était, nous l'avons dit, une affilia-
tion. Elle avait ses lois, son serment, ses
formules. Elle avait presque sa cabale.
Qui voudrait en savoir long aujour-
d'hui sur les comprachicos n'aurait qu'à
aller en Biscaye et en Galice. Comme il
y avait beaucoup de basques pÇlrmi eux,
c'est dans ces montagnes-là qu'est leur
légende. On parle encore à l'heure qu'il
est des comprachicos à Oyarzun, à Urbis-
tondo, à Leso, à Astigarraga. Aguada te,
nino, que voy a llamar al çompmçhicos ! (1)
est dans ce pays-là le cri d'intimidation
des mères aux enfants.
Les comprachicos, comme les tchiga-
nes et les gypsies, se donnaient des ren-
dez-vous; de temps en temps, les chefs
échangeaient des colloques. Ils avaient
au dix-septième siècle quatre principaux,
points de rencontre. Un en Espagne : le
défilé de Pancorbo; un en Allemagne :
la clairière dite la Mauvaise Femme,
(1) Prends garde, je vais appeler le Compra
chiecs.
Le numéro s 1 £ > c.—Bâpartements : SOc. •
RÉDACTION ;
S'adresser au Secrétaire de la Rédaction
RI. ALBERT BAUME
De 5 à 7 h. du soir
Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus
BUREAUX
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admSïstration
ET RÉGIE ~DE £ b- ANNONCES
MM. PANIstbymN
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Un mois. 4fr. 50
Trois mois 13fr,50
Un mois. H"
Trois »
BUREAUX "X
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
ME VISITE A BARBjÈS :,. ;
- • < - .<.X • v-mt-'eK*
Avant de quitter Bruxelles pour Pans
où m'appelle mon devoir de chroniqueur,
il m'a pris fantaisie de faire un jour ou
deux l'école btiiswâiiièredaiis cette Hol-
lande de la ri Hortense, à qui nous
devons, hétegHtous nos bonheurs. -
Je mejme de dire que ce qui m'y atti-
rait, ce n'était point le pays, qui, pour
l'artiste, est une désillusion. La vieille
Hollande chinoise et japonaise n'existe
plus. Le style-empire y fait loi, avec un
mélange de faux gothique troubadour,
bête comme le beau Danois.
Il y a cinquante. ans, Prudhomme a ré-
gné en Hollande. Résultat: un pays blan-
châtre où tout est gratté, refait, anglaisé
et badigeonné; les rares carillons qui
restent chantent Parlant pour la, Syrie,
comme si toutes les cloches de La Haye
et d'Amsterdam avaient eu pour parrain
M. Belmontet.
Ce qui m'attirait donc dans la capi-
tale de la Hollande, ce n'était point la
ville, ni la statue de bronze de Guillaume
II, ni le Binnenhof, ni le Britenhoff, ni
le palais de la reine construit en 1647
par la princesse Amélie de Solms.
Ce n'était pas même le musée, un des
plus magnifiques de l'Europe, et où la
Leçon dJAnatomie de Rembrandt avoi-
sine le Taureau de Paul Potter et Y Amal-
thée de Jordaens; non, c'était, sur la
grande place, à gauche de la Gevangen-
poort, une petite maison étroite et blan-
che, à trois étages et à six fenêtres su-
perposées, qui porte le numéro 17 : c'est
là que demeure Armand Barbès.
♦
Quelque opinion qu'on ait sur le 12
mai 1839 et sur le 15 mai 1848, qu'on con-
damne ou qu'on admire ces deux entre-
prises formidables tentées par un seul
homme contre deux gouvernements a-
vec une intrépidité surhumaine, Armand
Barbès est et restera pour l'histoire une
très grande figure.
Barbès, c'est le peuple. Il. a les brus-
ques initiatives, l'élan chevaleresque,
l'insouciance dudanger, le superbe amour
des délivrances, la large poitrine ouverte
aux balles. Il est plutôt l'âme que l'es-
prit et plutôt le cri que la voix. Moins
orateur que tribun et moins tribun que
clubistev il ne-raisonne pas avec le but,
il y marche. Il va où sa conscience le
mène, traversant les nécessités politiques
et les entraves constitutionnelles, et lais-
sant derrière lui le sillon, d'une tramée
de poudre enflammée. Il sort du nuage
des questions ionme un coup de ton-
nerre. -l'est e st ee ennturier du devoir.
Un dessus nobles traits de son ca-
ractère, c'est qu'il est profondément fran-
çais.' Il veut la nation avec ses frontiè-
res, comme il veut l'homme avec ses
droits. Napoléon despote l'indigne, mais
Waterloo l'importune. Il déteste le sabre,
mais il adore le drapeau.
Égalitaire sans envie, révolutionnaire
sans haine, patriote sans chauvinisme, il
a donné toute sa vie à ces deux princi-
pes, à ces deux cultes : le peuple et la
France.
Trente ans de dévouement. Récom-
pense : quinze ans de prison et quinze
ans d'exil.
*
* *
Tel est le héros, aujourd'hui légen-
daire, que l'on admire dans Barbès;
maintenant voici l'homme :
*
* *
J'avais demandé à l'hôtel du Lion d'or,
où j'étais descendu, l'adresse de Barbès,
et mon hôtelier m'avait écrit cette ligne
hollandaise sur un papier : Plaatz boven
liel kantoor van de omnibus.
Ce qui, pour ceux de nos lecteurs qui
tiendraient à avoir la carte de Barbès,
signifie :
Sur le Plaatz, devant le bureau des Oill-
nit/us. , 1.,--4 --"N' c---.
- -
oui en c ne minant le long des trot-
, toirs de la Haye et en regardant ses jo-
lies maisons de b/ique égayées d'un
rayon»de soleil, j'avisai un marchand de
photographies. Je n'avais jamais vu Bar-
bès. Je voulus avoir son portrait. Il n'é-
tait pas à l'étalage. J'entrai dans la bou-
tique.
— Donnez-moi le portrait de Barbès.
— Barbès ? répéta le marchand ma-
chinalement.
- Eh bien, oui, Barhès! Vous con-
naissez bien Barbès ?
- Non, monsieur.
- Allons donc ! Barbès, qui habite La
Haye depuis quinze ans !
— Je ne le connais pas, mais, si mon-
sieur veut Napoléon III?.
— Merci, je l'ai déjà.
Et je sortis, en faisant de profondes
réflexions sur le peu de progrès de la
photographie à l'étranger. Elle en est
encore au soleil de décembre.
* *
J'arrivai sur le Plaatz.
Je fus quelque temps avant de décou-
vrir la maison indiquée par mon hôte-
lier.
Je frappai à deux ou trois portes :
— Monsieur Barbès ? demandai-je.
- Ce n'est pas ici.
Pourriez -vous me dire où il de-
meure ? •
On chuchotait en se regardant ; puis
on me répondait par un signe d'épaule
négatif.
Personne ne connaissait ce nom.
L'exil a de ces profondeurs-là. C'est la
grande oubliette de la gloire.
«
* *
Enfin, à force de tâtonner de seuil en
seuil et d'agiter les sonnettes hollan-
daises, j'arrivai au n° 17. On m'ouvrit.
— Monsieur Barbes ?
— C'est ici.
La personne qui m'avait ouvert était
une dame âgée, à figure respectable et
cordiale.
— Puis-je le voir? demandai-je.
- Il est bien malade.
— Veuillez lui remettre cette carte.
Un moment après, la dame reparut.
— Vous pouvez monter, me dit-elle.
Je gravis un petit escalier tournant.
étroit et obscur, à rampe de bois,-aux
marches noires, usées et blanchies sur
le bord comme les degrés d'une vieille
échelle; au second étage, je trouvai une
porte ouverte et, devant cette porte, un
homme debout.
C'était Barbès.
* *■
Il me tendit les bras.
— Je viens saluer en vous, lui dis-je,
un des plus grands citoyens de France.
— Ne dites pas cela, me dit-il avec
douceur. Laissons ces mots-là. Il n'y a
de grand que la France.
J'entrai. Barbès m'invita à m'asseoir
et s'assit lui-même.
Je ne sais pourquoi, — fut-ce timidité,
fut-ce respect? —ce ne fut pas le proscrit
que je regardai d'abord, ce fut la cham-
bre du proscrit.
♦
•* *
La chambre ? je devrais dire la cellule.
Deux fenêtres à rideaux de damas de
laine brune, recouvrant d'autres rideaux
de mousseline blanche brochée, et des
stores de toile grise à demi-baissésrentre
les fenêtres, une longue glace appuyée
sur une petite table chargée de livres ;
à droite, un canapé d'acajou garni de ve-
lours d'Utrecht noir; au-dessus de ce ca-
napé, un second miroir plus petit; à
gauche, un secrétaire d'acajou à tablette
de marbre couvert de brochures et de
journaux; près de la porte, dans une
sorte de niche cintrée, un petit poêle de
fonte ; au milieu, une table à manger ca-
chée par un tapis de mince drap rouge à
H9«»B--ftOîres-; quelques chaises, et, sur
le mur tendu de papier fond blanc à
feuillage vert, cinq portraits, cinq photo-
graphies: celles de George Sand, avec
ces mots : A mon cher ami Armand Bar-
bès. George Sand; de Louis Blanc, de
Victor Hugo, de Charras et de sa vail-
lante et malheureuse veuve.
Au fond, une armoire-alcôve dont l'en-
trebàillement permettait d'apercevoir un
lit dans l'ombre.
Près de la fenêtre, un fauteuil, sur le-
quel, enveloppé d'une robe de chambre
de molleton gris, le front, couvert d'une
calotte noire et les pieds dans une chan-
celière, était assis Barbès.
*
* *
Barbès a soixante ans. Il est grand,
droit, ferme. Il a dans la stature quel-
que chose d'inflexible que l'âge et le mal-
heur n'ont pu courber. Corps debout,
cœur brisé.
Il est chauve. Sa barbe, jadis chatain
foncé, est presque blanche. Les traits du
visage sont superbes. L'œil brun, puis-
samment voûté sous un sourcil énergi-
que, illumine ce masque amaigri et dé-
vasté où la bonté se mêle à la souffrance
et la ride au sourire.
On ne peut regarder cette noble tête
sans un frémissement. Elle a été, un mo-
ment, promise au bourreau. Pendant
vingt-quatre heures, le couteau fatal a
glissé lentement dans sa rainure jusqu'à
elle et, aujourd'hui encore, entourée
d'une ombre tragique, cette tête pâle
semble avoir pour cadre, la. demi-lune de
l'échafaud.. ,',
— Vous allez déjeuner avec moi, me
dit-il, nous causerons.
Il appela et demanda à déjeuner. Quel-
ques minutes après, nous étions à table.
Il semblait heureux de voir un ami, un
Français, de la même famille, de la
même patrie, de la même religion poli-
tique que lui. Il vit à La Haye; dans une.
retraite profonde; sauf son médecin, un
jeune Hollandais plein de mérite et qui
aura un jour ce grand honneur d'avoir
aura un jour ce gra-
soigné Barbès proscrit, il ne voit per-
sonne. Sa société de chaque jour, ce sont
deux vieilles filles dévouées qui ouvrent
sa porte, lui font sa cuisine et lui servent
son souper.
Aucun des passants qu'il entrevoit de
sa fenêtre ne lui est connu et ne le con-
naît. Il n'a devant les yeux que la place
éclairée du morne soleil de l'étranger,
quelques arbres frissonnant au vent du
nord, des façades muettes de maisons
closes, la solitude, l'oubli et l'exil à perte
de vue.
* *
* *
Pour ces âpres exils, « qui n'ont ni fin
ni terme, »le séjour des villes est le plus
mélancolique de tous. Mieux vaut le ro-
cher, mieux vaut le désert. L'immense
indifférence des hommes n'est visible
qu'au miliéu d'eux. Le véritable aban-
don , c'est ce mouvement de toute
une cité affairée qui s'agite autour
du proscrit, dont le voisinage est pour
lui l'ennui, dont la langue est pour
lui le silence, dont la maison est pour
lui la tombe. Dans la nature, le proscrit
n'est que solitaire ; dans les villes, il est
enseveli.
♦
* *
La conversation de Barbès est simple,
familière, cordiale, complaisante à tou-
tes les curiosités, empreinte de je ne
sais quelle bonhomie affectueuse et dou-
ce, mêlée d'une ardeur de souvenirs
toute juvénile. Il parle vite et longtemps.
On sent qu'il est pour ainsi dire acca-
blé d'isolement et qu'il a besoin d'échan-
ger des paroles- et des idées. Il semble
que son esprit ait trop longtemps man-
qué d'air. Ce solitaire parle comme un
asphyxié respire. Il parle avec une sorte
de bien-être, presque heureux d'enten-
dre sa propre voix. Il emploie. les pre-
laiers mots venus, les cherchant parfois
dans sa mémoire, non comme s'ils lui
manquaient, mais comme s'il les avait ou-
bliés. C'est charmant et c'est émouvant.
On assiste à l'évasion de cette pensée
haletante et captive, délivrée pour une
heure de la perpétuité du silence.
A la surexcitation de son esprit s'a-
joute l'oppression physique de sa voix.
Il a, depuis sept ans, une maladie de
cœur qui lui retire l'appétit et le som-
meil, et ne lui laisse de repos ni jour ni
nuit. Son sang circule irrégulièrement
dans ses veines; les spasmes l'épuisent,
la fièvre le mine, la sueur perle sur son
front, il tremble de froid sous ses couver-
tures. Ce frisson de fièvre, il l'a emporté
de Belle-Ile et du Mont-Saint-Michel. Le
froid mortel du cachot l'a suivi dans
l'exil, et aujourd'hui, chose navrante,
c'est le prisonnier qui tue le proscrit.
«
* *
Il vivra pourtant. Il vivra pour l'inévi-
table triomphe de ses principes et de son
grand culte, la révolution française.
L'immortalité de la cause suffit à soute-
nir de tels hommes. L'âme de Barbes lui
ordonnera de vivre, comme, une nuit, la
nuit du 12 au 13 juillet 1839, elle lui avait
ordonné de mdurir.
* *
- Cette nuit-la, me dit-il, j'étais dans
la prison du Luxembourg; les huissiers
de la cour des pairs, ayant à leur tête
leur chef, un sieur Cauchy, étaient venus
me signifier l'arrêt de- mort prononcé
dans la jounîée contre moi. C'était dans
la nuit d'un vendredi à un samedi. Deux
gardiens, qu'on relevait de trois en trois
heures, étaient près de moi. J'avais la
camisole de force. Je ne dormais pas. Je
fumais. Comme j'avais les mains liées,
un des deux gardiens m'allumait la pipe.
La parole essoufflée de Barbès s'inter-
rompit un instant. J'en profitai, non pour
l'interrompre, mais pour lui dire :
— Vous ne deviez pas pouvoir dormir
en effet. L'exécution était pour le lende-
main au point du jour, les arrêts de la
cour des pairs étant sans appel. En ce
moment même où vous cherchiez en vain
le sommeil, on devait dresser l'écha-
faud.
Il me répondit :
- On m'avait noué la camisole de for-
ce sur Je côté droit. Comme 'j'ai Vhabi-
tude de me coucher sur ce èôté-là, ce
noeud me gênait pour me retourner.
Voilà pourquoi je ne dormais pas.
J'avoue que je ne pus m'empêcher de
contempler avec une sorte de stupeur
respectueuse cet homme héroïque qui
disait cela simplement, comme la chose
la plus naturelle du monde.
Il me regarda et, comme s'il eût devi-
né ma pensée, il reprit :
— Non, mon jour d'angoisse morale,
ce ne fut pas le 12 juillet, jour de ma
condamnation, ce fut le 12 mai, jour de
mon arrestation. — Ce jour-là je me sen-
tis perdu. J'entrevis l'échafaud; je l'en-
trevis terrible. Il m'apparut dans toute
son horreur. Il faut vous dire, que dans
mon enfance, à Carcassonne, j'avais pres-
que assisté à une exécution. C'était vers
1820. Quelques enfants de mon âge et
moi, nous avions fait la partie d'aller voir
guillotiner. Dans ce temps-là encore, les
exécutions, en province du moins, se
faisaient avec un appareil effrayant. Le
condamné, pieds nus, traversait toute la
ville escorté de soldats et entouré de
moines comme au moyen âge. Le glas
d'agonie sonnait à toutes les cloches.
Quand j'arrivai sur le parcours du cor-
tège avec mes petits camarades, un
des moines présentait le crucifix au
condamné en le lui appliquant sur la
face de manière à lui couvrir les yeux
et à l'empêcher de voir. Je regardai ce
que le prêtre cachait ainsi au condam-
né, c'était l'échafaud. J'eus peur. Mes
camarades riaient de" moi: je llle sau-
vai.
* *
Ce souvenir semblait -encore remuer
Barbès. Sa parole entrecoupée s'arrêta
un moment sur ses lèvres.
— Or, le jour de mo'i arrestation, le 12
mai 1839, la vision de mon enfance me
revint dans l'esprit. Cet échafaud, de-
vant lequel j'avais fui vingt ans aupara-
vant, se dressait de nouveau devant moi
et me saisissait. J'eus alors, dans mon
cabanon, ma nuit de combat avec moi-
même. J'eus toutes les angoisses, l'an-
goisse morale et l'angoisse physique.
Cette nuit-là, je ne dormis pas. Mais le
lendemain, j'avais pris mon parti, et
lorsque deux mois plus tard, jour pour
jour, le 12 juillet, j'entendis dans la pri-
son du Luxembourg mon arrêt de mort,
je vous assure que j'aurais parfaitement
reposé sans le maudit nœud de cette ca-
misole de force qui me meurtrissait les
côtes.
J'étais satisfait de mourir. J'avais alors
sur l'immortalité de l'âme des idées —
que j'ai encore, fit-il en appuyant sur le
mot. Je croyais qu'après la mort on se'
revoyait dans d'autres mondes meilleurs
que celui-ci. Je me disais : Tu vas re-
trouver Jeanne d'Arc, Saint-Just, Robes-
pierre, tous ceux que tu aimes ! Tu es
bien heureux !
*
* *
Il faut vous figurer Barbès à table pen-
dant cette causerie. Tout en parlant, il
me servait avec une bonne grâce infati-
gable, attentif à tout, se relevant malgré
moi pour changer les assiettes, m'offrant
à plusieurs reprises ce plat ou cet autre,
emplissant mon verre — mangeant à
peine.
*
* *
Il poursuivait son récit à travers tout
cela.
- Le jonr se lève de bonne heure au
mois de juillet, reprit-il. Vers deux heu-
res du matin, il se fit un branle-bas dans
la prison. Je me dis : C'est le moment.
Mais le mouvement cessa bientôt et per-
sonne ne parut. On venait simplement
de relever la garde dans la prison.
Le jour vint, j'attendais, j'étais prêt.
Personne. La matinée s'avançait. L'heure
habituelle des exécutions était passée. Je
n'y comprenais rien. Je pensai : ce sera
pour demain. En ce moment, un de mes
gardions s'approcha rie moi et nie dit :
Vous savez, monsieur Barbès, que de-
main, c'est dimanche, et qu'on n'exécute
pas le dimanche.
11
* *
J'écoutais Barbès, ému des péripéties
de ce drame comme si j'en eusse ignoré
le dénoûment.
Il poursuivit :
- La journée de samedi se passa sans
incident. J'écrivis des lettres, je mis or-
dre à mes affaires. Je n'eus à subir d'au-
tre importunité que celle d'un abbé Mon-
tès, aumônier de la Conciergerie, qui
voulut à toute force pénétrer jusqu'à moi.
J'eus beaucoup de peine à l'en empê-
cher.
On me l'avait annoncé comme envoyé
par une dame pieuse. Cette dame était,
parait-il, MI,1C Philippe.
- Mme Philippe ? dis-je étonné.
Il me répondit en souriant :
- La femme de Louis-Philippe.
*
* *
Ce mot, qui semble brutal, fut dit avec
une bonhomie charmante.
Le sourire de Barbès est une lumière,
surtout lorsqu'il parle des femmes ou lors-
qu'il s'adresse, à elles. Il venait de dire
Mme Philippe:, comme il aurait dit la
veuve CapeCavec ce tranquille laconis-
me républicain qui va au but, et qui, dans
la reine, lie connaît que la femme.
Un autre eût pu dire ce mot avec em-
phase. Barbès le laissa tomber simple-
ment, comme par habitttde, puis jl coii-
tinua : "•
— La nuit du samedi au dimanche je
dormis, j'en avais besoin. J'avais eu soin
de faire nouer autrement les manches de
ma camisole, et je ne fis qu'un somme
du soir au matin. Je m'éveillai de bonne
humeur, comme un homme qui approche
de la fin souhaitée.
"Le jour passa, le soir vint. Vers huit
heures, on entra dans ma prison. L'idée
que je pouvais ne pas être exécuté - ne
m'était pas venue une minute. J'avais
interdit à ma conscience de prononcer en
moi le mot grâce. La mort m'apparais-
sait donc comme une certitude et comme
un devoir. Je l'attendais. Ce fut la vie
qui m'arriva. On m'annonça ma commu-'
tation de peine. Que, s'était-il passé de-
puis vingt-quatre heures ?
Il s'interrompit et, me regardant avec
émotion :
— Vous le savez, dit-il.
Il leva son verre, l'approcha du mien,
et me dit :
- A la santé de votre père !
«
Il y eut un long silence. Barbès, pen-
sif, parut se recueillir. Tous ces souve-
nirs semblaient l'avoir ranimé et épuisé
à la fois. Je n'osais l'interroger davan-
tage. Pourtant, que de questions à lui
faire encore ! Je venais d'écouter le con-
damné à mort. Je voulus entendre le
prisonnier.
» 4-
—Il y eut, lui dis-je, dans votre vie, un
autre moment solennel. Ce fut le jour
où, après neuf ans de prison, vous ap-
prîtes la révolution de février.
Barbès se mit à rire.
— Ça, me dit-il, c'est plus drôle et ça
peut se raconter en deux mots. J'étais
dans la prison de Nîmes, où j'avais été
transféré du mont Saint-Michel par rai-
son de santé. Je suivais depuis quelque
temps avec quelque attention le mouve-
ment des banquets. Je n'en attendais pas,
grand' chose, mais j'y entrevoyais des'
complications possibles, un changement
de ministère, un Odilon-Barrot quelcon-
que, que sais-je, enfin!. Les prisonniers
politiques font espérance de tout, même
du bourgeois de l'opposition, qui devient
le bourgeois du gouvernement. J'avais à
Nîmes "TUami, mort depuis, nommé
Lombard, qui me venait voir dans mir"
prison et me tenait au courant de tout.
Le 24 février, je l'attendais. Il ne vint'
pas. Seulement il me fit dire par un gar-
dien que tout allait bien pour nous et
qu'il y avait des barricades à Paris. On
n'avait pas voulu le laisser entrer. Il
avait jeté cette .nouvelle au gardien, à
travers la grille. Je n'y attachai pas
grande importance; je me dis que Louis-
Philippe aurait facilement raison du
mouvement. J'étais si habitué a voir
comprimer les émeutes. Tout à coup ma
porte s'ouvrit, et je vis entrer le direc-
teur de la prison.
« ♦
- Monsieur Barbès, me dit-il, les nou-
velles qu'on vous a dites sont vraies. Il y
a des barricades à Paris.
— Une émeute?
— Une révolution peut-être.
Et ce brave directeur se mit à me faire,
à sa manière, une petite description des
événements :
- La garde nationale, me dit-il, a
commencé par comprimer le mouvement,
craignant l'anarchie, puis elle est partie
aux Tuileries. Le roi lui a proposé
Odilon-Barrot. Elle a demandé davan-
tage. Le roi a offert son abdication
avec la régence du duc de Nemours.
La garde nationale a demandé mieux
encore. Le roi alors a proposé la
duchesse d'Orléans. Les choses en
sont là; mais elles peuvent s'aggraver.
Feuilleton du RAPPEL
DU 1 MAI 1869. 4
L'HOMME QUI RIT
PREMIÈRE PARTIE
LA MER ip LA NUIT
Deux chapitres préliminaires
I. — URSUS
«
n, — LES COMPRA.CHICOS 1
II
LES COMPRACHICOS
Non seulement les comprachicos
étaient à l'enfant son visage, mais ils lui
étaient sa mémoire. Du moins ils lui en
étaient ce qu'ils pouvaient. L'enfant n'a-
Voir le miroérfr d'hier. Reproduction interdite
vàit point conscience de la mutilation
qu'il avait subie. Cette épouvantable chi-
rurgie laissait trace sur sa face, non
dans son esprit.
Il pouvait se souvenir tout au plus
qu'un jour il avait été saisi par des hom-
mes, puis qu'il s'était endormi, et qu'en-
suite on l'avait guéri. Guéri de quoi ? il
l'ignorait. Des brûlures par le soufre et
des incisions parle fer, il ne se rappelait
rien. Les comprachicos, pendant l'opéra-
tion, assoupissaient le petit patient au
moyen d'une poudre stupéfiante qui pas-
sait pour magique et qui supprimait la
douleur.
Cette poudre a été de tout temps con-
nue en Chine, et y est encore employée
à l'heure qu'il est. La Chine a eu avant
nous toutes nos inventions, l'imprime-
rie, l'artillerie, l'aérostation, le chloro-
forme. Seulement la découverte qui en
Europe prend tout de suite vie et crois-
sance, et devient prodige et merveille,
reste embryon en Chine et s'y conserve
morte. La Chine est un bocal de fœtus.
Puisque nous sommes en Chine, res-
tons-y unmoment encore pour un détail.
En Chine, de tout temps, on a vu la re-
cherche d'art et d'industrie que voici :
c'est le moulage de l'homme vivant. On
prend un enfant de 2 ou 3 ans, on le met
dans un vase de porcelaine plus ou moins
bizarre, sans couvercle et sans fond, pour
que la tête et les pieds passent. Le jour on
tact ce vase debout, la nuit on le couche
pour que l'eniant puisse dormir. L'enfant
grossit ainsi sans grandir, emplissant de
sa chair comprimée et de ses os tordus
les bossages du vase. Cette croissance en
bouteille dure plusieurs années. A -un
moment donné elle est irrémédiable.
Quand on juge que cela a pris et que le
monstre est fait, on casse le vase, l'en-
fant en sort, et l'on a un homme ayant
la forme d'un pot.
C'est commode; on peut d'avance se
commander son nain de la forme qu'on
veut.
V
Jacques II toléra les comprachicos.
Par une bonne raison, c'est qu'il s'en
servait. Cela du moins lui arriva plus
d'une fois. On ne dédaigne pas toujours
ce qu'on méprise.
Cette industrie d'en bas, expédient ex-
cellent parfois pour l'industrie d'en haut
qu'on nomme la politique, était volon-
tairement laissée misérable, mais point
persécutée. Aucune surveillance, mais
une certaine attention. Cela peut être
utile. La loi fermait un œil, le roi ouvrait
l'autre.
Quelquefois le roi allait jusqu'à avouer
'sa complicité. Ce sont là les audaces du
terrorisme monarchique. Le défiguré
était fleurdelysé; on lui ôtait la marque
diTJieu, on lui mettait la marqué du roi.
Jacob Astley, chevalier et baronnet, sei-
gneur de Melton, constable dans le comté
de Norfolk, eut dans sa famille un enfant
vendu, sup le front duquel le commis-
saire vendeur avait imprimé au fer
chaud une fleur de lys.
Dans de certains cas, si l'on tenait à
constater, pour des raisons quelconques,
l'origine royale de la situation nouvelle
faite à l'enfant, on employait ce moyen.
L'Angleterre nous a toujours fait l'hon-
neur d'utiliser, pour ses usages person-
nels, la fleur de lys.
Les comprachicos, avec la nuance qui
sépare une industrie d'un fanatisme,
étaient analogues aux étrangleurs de
l'Inde; ils vivaient entre eux, en bandes,
un peu baladins, mais par prétexte. La
circulation leur était ainsi facile. Ils cam-
paient çà et là, mais graves, religieux et
n'ayant avec les autres nomades aucune
ressemblance, incapables de vol.
Le peuple les a longtemps confondus
à tort avec les morisques d'Espagne et
les morisques de Chine. Les morisques
d'Espagne étaient faux monnayeurs, les
morisques de Chine étaient filous. Rien
de pareil chez les comprachicos. C'é-
taient d'honnêtes gens. Qu'on en pense
ce qu'on voudra, ils étaient parfois sin-
cèrement scrupuleux. Ils poussaient une
porte, entraient, marchandaient un en-
fant, payaient et l'emportaient. Cela se
faisait correctement.
Ils étaient de tous les pays. Sous ce
nom, comprachicos, - fraternisaient des
Anglais, des Français, des Castillans,
des Allemands, des Italiens. Une même
pensée, une même superstition, l'exploi-
tation en commun d'un même métier,
font de ces fusions. Dans cette fraternité
de bandits, des Levantins représentaient
l'Orient, des Ponentais représentaient
l'Occident. Force Basques y dialoguaient
avec force Irlandais ; le Basque et l'Ir-
landais se comprennent, ils parlent le
vieux jargon punique; ajoutez à cela les
relations intimes de l'Irlande catholique
avec la catholique Espagne. Relations
telles qu'elles ont fini par faire pendre
à Londres presque un roi d'Irlande, le
lord Gallois de Brany, ce qui a produit
lé comté de Letrim.
Les comprachicos étaient plutôt une
association qu'une peuplade, plutôt un
résidu qu'une association. C'était toute
la gueuserie de l'univers ayant pour in-
dustrie un crime. C'était une sorte de
peuple arlequin composé de tous les
haillons. Affilier un homme, c'était cou-
dre une loque.
Errer, était la loi d'existence des com-
prachicos. Apparaître, puis disparaître,
Qui n'est que toléré ne prend pas racine.
Même dans les royaumes où leur indus-
trie était pourvoyeuse des cours, et, au
besoin, auxiliaire du pouvoir royal, ils
étaient parfois tout à coup rudoyés. Les
rois utilisaient leur art et mettaient les
artistes aux galères. Ces inconséquences
sont dans le va-et-vient du caprioe
royal Car tel est notre plaisir.
Pierre qui roule et industrie qui rôde
n'amassent pas de mousse. Les compra-
chicos étaient pauvres. Ils auraient pu
dire ce que disait cette sorcière maigre
et en guenilles voyant s'allumer la tor-
che du bûcher : <♦ Le jeu n'en vaut pas
la chandelle ».
Peut-être, probablement même, leurs
chefs, restés inconnus, les entrepre-
neurs en grand du commerce des en-
fants, étaient riches. Ce point, après deux
siècles, serait malaisé à éclaircir.
C'était, nous l'avons dit, une affilia-
tion. Elle avait ses lois, son serment, ses
formules. Elle avait presque sa cabale.
Qui voudrait en savoir long aujour-
d'hui sur les comprachicos n'aurait qu'à
aller en Biscaye et en Galice. Comme il
y avait beaucoup de basques pÇlrmi eux,
c'est dans ces montagnes-là qu'est leur
légende. On parle encore à l'heure qu'il
est des comprachicos à Oyarzun, à Urbis-
tondo, à Leso, à Astigarraga. Aguada te,
nino, que voy a llamar al çompmçhicos ! (1)
est dans ce pays-là le cri d'intimidation
des mères aux enfants.
Les comprachicos, comme les tchiga-
nes et les gypsies, se donnaient des ren-
dez-vous; de temps en temps, les chefs
échangeaient des colloques. Ils avaient
au dix-septième siècle quatre principaux,
points de rencontre. Un en Espagne : le
défilé de Pancorbo; un en Allemagne :
la clairière dite la Mauvaise Femme,
(1) Prends garde, je vais appeler le Compra
chiecs.
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