Titre : Le Rappel / directeur gérant Albert Barbieux
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1869-05-06
Contributeur : Barbieux, Albert. Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328479063
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 06 mai 1869 06 mai 1869
Description : 1869/05/06 (N3). 1869/05/06 (N3).
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k7529721j
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-43
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 27/08/2012
Hî0 S. «Jeudi 6 mai 1809.
Le numéro : 1 £ 5 c.—Départements : 20 c.
■ RÉDACTION
S'adresser au Secrétaire de la Rédaction
M. ALBERT BAUME
De 5 à 7 h. du soir
Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus
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ET RÉGIE DES ANNOTES
';;;::'
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Un mois 6 fr. »»
Trois mois. 16 fr. »
BUREAUX
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LE MAPPEtj
paraîtra demain, jour de l'Ascension.
Les numéros ne doivent pas être vendus
plus de
-, 15 CENTIMES
& B~ t
Les petits faits éclairent les grands, et
un détail dénonce un ensemble.
La manière dont le pouvoir accueille
le Rappel, interdit avant de naître, est
un petit fait ; mais elle constate la ma-
nière dont on entend laisser les opinions
s'exprimer librement pendant la période
électorale.
Il n'est pas inutile que l'administra.
tion qui nous déclare la guerre ap-
prenne ce que peut produire cette espèce
de déclaration, et il est bon que le pirolic
d'aujourd'hui sache comment la prenait
le public d'autrefois.
Je dis autrefois ; il n'y a, en réalité,
que peu d'années; mais dans ce peu d'an-
nées il s'est passé des choses si énormes
qu'on se croit bien loin de la République,
quoiqu'on en soit bien près.
C'était donc sous la République. Nous
faisions alors un journal qui différait du
Rappel par le nom. L'Evenement, après
deux ans d'existence, n'était pas plus
agréable au préfet de police que le Rap-
pel n'a semblé l'être, avant sa naissance,
au ministre de l'intérieur. Son crime,
aux yeux des fonctionnaires de la Ré-
publique, c'était d'être républicain. Il
était d'autant plus urgent de le faire taire
qu'il y avait en ce moment (avril 1850) un
représentant de Paris à élire, et que, le
gouvernement désirant un M. Leclerc,
Y Evénement préférait Eugène Sue.
Le préfet de police (de la République),
qui s'appelait M. Carlier, se fàcha, je ne
dirai pas tout rouge, puisque c'était nous
qui étions rouges, mais tout vert (couleur
de l'empire).
La vente des journaux était alors dans
les attributions de la police. M. Carlier
fit venir les vendeurs à la préfecture et
leur défendit de vendre l'Evénement.
A la nouvelle de cette violence, ce ne
fut partout qu'un cri de réprobation. Les
protestations éclatèrent : le Siècle, la
Presse, le National, la République, la roix
du peuple, Y Opinion publique, la Démocra-
tie, combattirent pour nous.avec l'éner-
gique fraternité qu'on est sûr de trouver
toujours dans la presse indépendante. Le
public ne fut pas moins ardent. Cette gé-
néreuse population parisienne n'admit
pas que M. Carlier eût le droit de la pri-
ver d'un journal qu'elle aimait et de lui
- choisir" ceux qu'elle pourrait lire; elle ne
permit pas que le peuple fût traité com-
me un enfant, à qui son maître de pension*
confisque un roman. -
Huit jours après l'interdiction, le tira-
ge de l'Evénement avait doublé.
Ce résultat ne causa aucune satisfac-
tion au préfet de police. Le public, ne
trouvant plus le journal sur sa route, se
dérangeait pour aller le chercher. En
restreignant le nombre des endroits où
on pouvait le vendre, M. Carlier avait
produit des agglomérations d'acheteurs.
qui se grossissaient des curieux et qui
étaient une réclame quotidienne. Ne pou-
vant rien de ce côté, M. Carlier faisait
espionner les anciens vendeurs, qui ne
résistaient pas toujours aux demandes de
leurs clients. Ses agents leur faisaient
une chasse vigoureuse.
Le Siècle du 22 avril :
« Ce soir les boulevards ont un as-
pect inaccoutumé, il y a une grande
agitation; à chaque coin de rue 'des
groupes animés s'entretiennent comme
aux jours d'émotion. C'est que M. Car-
lier a organisé pour ce soir une grande
chasse à YEvénement. Des escouades de
sergents de ville parcourent la - ligne
des boulevards, tandis que des agents
en bourgeois s'approchent des bouti-
ques de marchands de journaux et de-
mandent Y Evénement. -
» Les vendeurs, prévenus, se tiennent
surJeurs gardes; mais lorsqu'un de ces
"malheureux, croyant avoir affaire à une
N^e ses pratiques, tire avec précaution
;~ numéro dé dessous sa table, aussitôt
'deà agents se jettent sur lui, lui pren-
nent sa médaille, sa permission et ses
journaux et l'entraînent au poste. Cette
éxecution donne lieu aux récriminations
tes plus vives de la part des specta-
teurs. »
Le tirage montait.
Les agents « faisaient du zèle » et
ne se contentaient pas toujours d'ar-
rêter les vendeurs en contravention;
il leur arrivait d'arrêter les porteurs
et de saisir les numéros qu'ils allaient
distribuer à domicile; un jour ils en
saisirent d'un coup cinq mille.
Le tirage montait.
-Ils entraient dans les maisons; une
jeune fille de seize ans, Mlle P., fut
enlevée et traînée à la préfecture, et sa
mère obtint difficilement d'y passer la
nuit avec elle.
Le tirage montait toujours.
M. Carlier, voyant que ses agents ne
suffisaient pas, parut en personne. Il
nous somma d'insérer deux pages de sa
triste prose.
Dure nécessité pour lui, — d'autant
plus que c'était l'âge naïf du Communi-
qué. Les. fractionnaires convenaient de
leur style, et trouvaient juste de payer
pour qu'on l'insérât. C'était vingt sous
par ligne.
Ce jour-là, M. Carlier augmenta de
63 francs le bénéfice de nos administra-
teurs.
Quelques jours après, nouvelle lettre.
Quatre-vingt-treize lignes à ajouter. Total :
cent-cinquante-six francs.
Chose étrange, la prose de M. Carlier
n'empêcha pas le tirage de monter. Nos
administrateurs furent bientôt assez ri-
ches pour ouvrir, sur le boulevard des
Italiens, la boutique qui est devenue la
Librairie nouvelle.
La persécution du préfet de police
nous avait tellement rendu service, que
nous crûmes devoir déclarer, sur notre
honneur et notre conscience, que M. Car-
lier n'était pas un actionnaire de fEvene-
ment.
En moins d'un mois, le tirage avait
passé de douze mille 'à quarmi-te-deux
mille. v
Le soir même du jour où nous annon-
câmes ce chiffre, nous étions saisis et
nous avions notre premier procès.
M, Carlier n'en- pouvait plus. Dès
lors, ce fut au parquet que nous eûmes
affaire.
Nous gagnâmes notre premier pro-
cès, mais nous perdîmes tous les au-
tres. Un article où, en notre qualité
de buveurs de sang, nous réclamions
l'abolition de la peine de mort, nous va-
lut six mois de prison; un autre article,
à lui seul, dix-huit mois de prison, à par-
tager entre deux, six mille francs d'a-
mende, avec les frais, et la suppression
du journal.
Tous les rédacteurs de Y Evénement
étaient en prison, moins un : « A bien-
tôt, camarades ! » dit-il en rendant compte
de la condamnation des deux derniers.
Il ne les fit pas attendre. Dès le premier
numéro de l'Avènement du Peuple, qui
remplaçait l'Evenement, il fut condamné
à six mois. -".- ,-'
Sans ses rédacteurs, le journal vivait
toujours; pour le tuer, il fallut le deux
décembre, et l'Evenement ne mourut qu'a-
vec la République.
Et le coup d'Etat lui-même nous a mal
tués, puisque nous voici qui ressusci-
tons.
Ce succès fait par la persécution nous
a semblé bon à rappeler au ministre qui
nous comble de ses rigueurs.
Le public nous soutiendra-t-il en 1869
comme en 1850 ? Cela le regarde plus
que nous. Mais nous n'en doutons pas.
Nous avons pleine confiance en lui. Nous
ne voyons pas pourquoi, quand le gou-
vernement est le même, les gouvernés
auraient changé.
Le succès du Rappel n'est que le très
petit côté de notre espérance. J'ai ré-
servé, pour mieux finir, le résultat sé-
rieux des violences de la police. Il s'a-
gissait alors, ai-je dit, d'une élection à
Paris. Ce pauvre M. Leclerc ne gagna
pas à être protégé par ces-moyens. L'élu
fut Eugène Sue, qui eut 127,812 voix.
M. le ministre de l'intérieur, qui em-
ploie les mêmes moyens, obtiendra le
même résultat.
Il y a dix-neuf ans, M. Carlier fut le
grand électeur d'Eugène Sue; nous re-
gardons dès à présent M. de Forcade La
Roquette commente-grand électeur de
MM. Bancel, RocheforL et Gambetta.
Auguste Vacquerie.
, 1 — III
LA CAMPAGNE ÉLECTORALE
La 3e circonscription de la Seine était
convoquée hier soir dans deux réunions
publiques, au théâtre Molière, passage du
Saumon ; et salle Molière, dans la rue
Saint-Martin.
M. Bancel s'est rendu dans ces deux
réunions, et y a été l'objet d'une ovation
indescriptible. A son entrée dans la salle,
les orateurs qui avaient demandé la pa-
role, y ont renoncé pour la laisser à M.
Bancel. Le futur député s'est expliqué très
nettement sur les réformes sociales à opé-
rer; abordant la question politique et reli-
gieuse, il a protesté contre tout ce qui fait
obstacle à la souveraineté populaire, et a
déclaré que les dogmes doivent être radi-
calement séparés des gouvernements et
exclus de l'école.
M. Bancel a obtenu un triomphe écla-
tant ; plus de trois mille personnes 'ont
stationné toute la soirée dans les rues
Saint-Martin et Quincampoix, répondant
aux applaudissements de la salle par les
cris enthousiastes de Vive Bancel !
Une très intéressante réunion électorale
.a eu lieu hier soir, mardi, dans la sixième
circonscription de la Seine. Les candidats
de l'opposition s'y étaient rendus au nom-
bre de trois : MM. Guéroult, Henri Bris-
son, Cochin. M. Jules Ferry, retenu à une
autre réunion, s'était fait excuser.
La lutte dans cette circonscription a cela
de particulièrement intéressant que la
question religieuse est plus vivement dis-
cutée. M. Guéroult, invité à prendre la pa-
role, a expliqué son passé politique, ses
votes et commenté sa profession de foi. Il
s'est surtout appuyé sur cette conviction,
qui lui est personnelle, que la chute du
pouvoir temporel du pape doit être la
préoccu pation de tous les électeurs, et
qu'ils doivent surtout .réclamer des can-
didats 4es explications très catégoriques
sur ce :point, et, qui plus est, des ac-
tes. Ces¿acte" , il les a accomplis déjà en se
présentant, dts 1863, dans une circonscrip-
tion remplie fe couvents, et où s'est ren-
contré im concurrent catholique. L'orateur
a vigoujeuserlent flétrir la doctrine du Syl-
labus etfla tyrannie des papes.
M. H ri Br|sson s'est expliqué à son
tour. Accueilli à. la tribune par de nom-
breux applaudissements, le jeune publi-
ciste a (% avec une mâle énergie, au mi-
lieu d'uni chaleureuse improvisation : « Il
y a dix-lrait ans- que les hommes de ma
génératio|i attendent! »- Il fut arrêté par
le commissaire djè police dans son exposi-
tion des mérites (tu gouvernement person-
nel. « Il serait étrange, répliqua M. Bris-
son à cet avertissement, que ce misérable
droit de réuïiion, qpe nous exerçons pour
la première fois, llqus. fut ainsi limité. »
Les honneurà de .,J.\t soirée ont été pour
M. Brisson. Des bravos enthousiastes ont
accueilli la profession de foi radicale du
rédacteur du Temps et de la Revue politi-
que. ,;'
M. Cochin a également pris la parole. Il
a été très faible, quand il lui a fallu s'ex-
pliquer sur la contradiction flagrante de
la doctrine du Syllabus,et de la liberté.
Le Réveil nous apprend en ces termes
l'arrivée à Paris, jeudijpatin, du candidat
radical de lase circonscription, M. Georges
Baudin.
Lo frère d'Alphonse Baudin ne pouvait tarder
à mercier citoyens de la cinquième cir-
conscription qui, en lui offrant spontanément
leurs-suffrages, ont voulu payer un nouveau tri-
but d'hommage à la mémoire du glorieux mar-
tyr du 3 décembre 1851. -
Une réunion électorale publique aura
lieu le soir même, mais on en indiquera
ultérieurement l'he.ure et le lieu.
Nous apprenons également que la can-
didature de M. Raspail fait de rapides pro-
grès. Le député sortant, l'honorable M. G!!!:"
nier Pagès, se multiplie pour reconquérir
son mandat.
Le Var suit l'exemple de Paris : il re-
pousse énergiquement M- Ollivier. M. Clé-
ment Laurier, le brillant avocat de l'affaire
Baudin, secrétaire de J'vI. Crémieux, a été
porté par les démodâtes de Draguignan
en concurrence c, l'ami du feu duc de
Morny. Le can^aj/démocrate a publié
une éloquent^eti jmergique profession de
foi dont nous extrayons ce passage signi-
ficatif :
J'appelle désordre la révolution militaire triom-
phante, le gu. -apcns victorieux, les transpor-
tations, sans jugement, les confiscations, la
liberté sabrée, la presse bâillonnée, la République
assassinée.
J'appelle désordre jla dictature savamment
organisée et distribuée, entre le premier et le
dernier des fonctionnaires, de manière à dés-
habituer le peuple de toute, dignité et de toute
initiative. -
J'appelle désordre là centralisation à outran-
ce, qui est le fond de notre régime gouverne-
mental, les conseils municipaux intimidés ou
supprimés, les maires subordonnés au bon plai-
sir des préfets, les gardes champêtres embriga-
dés, le suffrage universel garrotté.
J'appelle désordre les finances de la France
livrées aux aventures, les impôts aggravés au
point d'être devenus intolérables, le déficit ef-
froyable et continu de nos budgets depuis le 2
décembre 1831.
J'appelle désordre les armées permanentes et
encore plus ce système nouveau de recrutement
qui fait main basse sur toute la population va-
lide du pays et la cueille en masse pour la
gloire éventuelle du souverain.
J'appelle l'ordre ce qui est le contraire de tout
cela, c'est-à-dire les droits de l'homme et du
citoyen dominant et pénétrant tout le système
de nos lois, les libertés assurées, les budgets
modérés, les impôts directs réduits, les indi-
rects supprimés en tant qu'ils grèvent les ob-
jets de première nécessité, les traités .de com-
merce soumis au pays, de telle sorte que, en
une nuit et par un fait du prince, le régime
économique de la France ne puisse plus être
bouleversé; les armées permanentes suppri-
mées, la séparation 'de l'Eglise et de l'Etat,
l'instruction primaire étendue dans son ; pro-
gramme et rendue gratuite et obligatoire; les
élections fréquentes et absolument soustraites
à l'action du pouvoir exécutif; en un mot, j'ap-
pelle désordre le gouvernement personnel; j'ap-
pfelle ordre le gouvernement de peuple par le
peupta
Nous rappelons la France à la vérité des
faits. Ce journal tit que M. Héligon, connu
pour ses opinior ? socialistes, a voulu-
dans la réunion lublique da la Redoute —
poser fr M. Banca quelques questions spé-
ciales ; mais que l M. Bancel s'est refusé à
cet interrogatoire en déclarant que l'exil
qu'il a subi offre fine garantie suffisante.
M. Héligon s'adressant à l'assemblée a
dit : « Je demandé à M. Bancel, si, après
avoir prêté serment, ilosera venir défendre et
propager les principes de la Révolution
qu'il a émis devant vous? »
La réponse était aussi délicate que la
question était dangereuse.
Cependant M. Bancel répondit textuel-
lement : « Je dirai que je suis prêt à re-
commencer ce que j'ai fait en défendant la
loi jusqu'en 185H »
Et au citoyen ¡May, qui lui demandait:
« Etes-vous socialiste? »
Il répondit très judicieusement, selon
nous : « Le progrès politique doit marcher
parallèlement avec le progrès social. 89 et
92 ont été des réformes sociales, et je re-
vendique l'héritage de nos pères comme le
plus précieux de nos biens. »
Dans le département d'Indre-et-Loire,
les électeurs démocrates ont choisi pour
leurs candidats : MM. Armand Rivière,
avocat à Tours, pe circonscription; - Cré-
mieux, ancien membre du gouvernement
provisoire, 2e circonscription (Chàteau-
Chinon); — Victor Luzarclie, propriétaire,
3e circonscription.
Ce soir, à 8 heures, mercredi, réunions publi-
ques électorales :
Dans la lre circonscription, rue de Paris, 8
(Folies-Belleville).
Dans la 3e, rue Saint-Martin, 159 (salle Molière).
Dans la"6e, 85, rue du Bac. (Cette réunion a été
provoquée par M. Cochin, candidat clérical.)
Dans la 1°, rue du Faubourg-Saint-Jacques, 81
Demain jeudi, 6 mai, une réunion publi-
que électorale, provoquée par les électeurs
de la 3e circonscription en faveur de M.
Bancel, aura lieu, à deux heures, dans la
salle de la Redoute, rue Jean-Jacques-
Rousseau.
Le secrétaire de la rédaction,
Albert Baume.
nm —-—
THÉÂTRES
THÉATRE - FRliNCAIS - Julie.
Le nouveau drame de M. Octave Feuillet
est le supplice d'une femme adultère.
Jésus refusait de jeter la première pier-
re; le drame de M. Feuillet jette la pre-
mière et la dernière, et toutes les autres. Il
y a un ressouvenir des peines effroyables
dont Arnolphe menace Agnès dans la fé-
rocité du châtiment que M. Feuillet in-
flige à Julie.
Et cependant sa faute ne manque pas de
circonstances atténuantes. Si jamais mari
a mérité son sort, c'est Maurice de Cambre.
Il délaisse sa femme, et « sacrifie aux
grâces légères; » lisez qu'il a des maîtres-
ses. Dans ce moment même il est en train
d'en introduire une sous le toit conjugal.
Il a du moins la pudeur de maintenir sa
fille au couvent. De sorte que Julie, femme
sans mari et mère sans enfant, n'ayant
plus personne à qui se retenir, sent qu'elle
va tomber.
Un ami de la maison, Maxime de Turgy,
s'en aperçoit. Il aime Julie, sans le lui
avoir dit encore. -Il dépasse en honnêteté
le Joseph biblique: il va demander protec-
tion au mari. Cet amoureux éperdu ne
veut pas être aimé. Il conjure Maurice de
renoncer à ses maîtresses et de veiller sur
son ménage. Ce sermon, fort long, ne
produit aucun effet. Ayant échoué près du
mari, Maxime se tourne vers la femme et
lui lâche une déclaration.
La déclaration est plus heureuse que le
sermon : une heure après, Julie est la maî-
tresse de Maxime.
Aussitô^le supplice commence. ,
D'abord, le remords. On ne se ngùre pas
la mine contrite et humble dont ils por-
tent, elle et lui, le poids de leur faute. Ils
n'osent plus se regarder, ni regarder per-
sonne; ils rougissent pour un mot; Maxime
baisse les yeux, Julie baisse la tête. Si le
mari et les domestiques ne s'aperçoivent
pas de tout, ils y mettent de la bonne vo-
lonté. Julie ne se croit plus digne de refu-
ser sa porte à la maîtresse de son -mari.
Elle subit sa visite insultante et fait bon
visage à cette femme qui la sépare de sa
fille.
Deuxième châtiment : sa fille revient.
Pourquoi Maurice s'avise de reprendre Cé-
cile chez lui précisément quand il vient d'y
introduire sa maîtresse ? c'est ce que je
n'ai pas compris. Mais à peine Cécile est-
elle avec sa mère que, sans le savoir, elle
la frappe au cœur : elle aime M. de Tur-
gy ! Avec la naïveté des ingénues de théâ-
tre, elle le demande pour mari. — Il n'est'
pas libre! s'écrie la mère. — Un si hon-
nête homme ! répond cette ingénue, qui
nous semble:avoir l'intelligence éveillée.
Dès lors, plus rien de possible. Il faut
que Maxime s'en aille. Elle lui dit pour-
quoi. Il se résigne, et la troisième torture
est la séparation.
Un mot de Cécile myèle à Maurice la
cause du départ de Maxime. Alors, ce
mari facile se transforme subitement en
jaloux de tragédie: ce déserteur insou-
ciant de son ménage, qui jusque-là « ne
sacrifiait Qu'aux grâces légères, » devient
en un clin d'oeil un sacrificateur sérieux
et terrible. Il tend un piège à JuIié :
il lui annonce la mort de Maxime. -Elle
pâlit et chancelle. Il la frappe de cette
question : « Pourquoi donc n'avez-vous
pas voulu qu'il épousât votre Allé? » Julie
alors se redresse; elle lui rejefte tout ce
qu'elle a souffert pour lui, son isolement
de femme et de mère, sa dignité offensée,
sa tendresse méprisée, son cœur vide ; elle
s'emporte jusqu'à se dénoncer; elle le souf-
flette de l'aveu de sa faute; que lui im-
porte ? elle iie perd qu'elle, puisque Maxi-
me est mort! — Il est vivant ! lui dit son
mari ; mais je le tuerai. Et en effet, on an-
nonce M. de Turgy. Jùlie pousse un si
grand cri qu'elle se rompt un anévrisme et
meurt.
* La dernière scène a réchauffé le succès,
fiède jusque-là. Il y a un effet dramatique
réel dans cet arrachement de l'aveu parla
mort et dans cette résurrection brusque du
complice livré. L'effet est diminué par
l'invraisemblance du mari; on- ne croit pas
à cette métamorphose de don Juan en
Othello.
L'ensemble de la pièCe n'est pas d'une
grande nouveauté. Cela rappelle par en-
droits le Supplice d'une Femme, Henriette
Maréchal, la Mère et la Fille, etc. Un ami
de l'auteur défendait la pièce en convenant
de ces ressemblances et en disant que,
puisque la pièce était tout, elle n'était rien.
Nous ne sommes pas si sévères II y a dans
ce drame de M. Feuillet des scènes bien fai-
tes, par exemple, celle où Julie reçoit la
maîtresse de son mari, et surtout, si l'on ac-
cepte le mari, la dernière. Il y a des mots
ingénieux et de jolis détails.
Mais quant au draine qu'on nous avait
annoncé, "quant à une pièce énergique et
puissante, quant à la métamorphose de M.
Octave Feuillet, nous cherchons vainë-
mem. L'intention et l'effort sont visibles;
la pièce veut être brève et forte; l'action
n'est pas timide; elle serait plutôt, par ins-
tants, brutale; mais. la virilité du sujet s'a-
mollit dans l'exécution. La phrase estompe
le trait. M. Octave Feuillet reste M. Octa-
ve Feuillet, et, somme toute, Julie est une
œuvre honorablement médiocre.
J'ai dit que le succès de la dernière
scène avait été très grand. Il est vrai que
la meilleure part en revient à Mlle Favart,
qui a eu là une émotion, une énergie et
une vie extraordinaires. Le rideau baissé,
la salle, transportée, avait. une telle liâte
de la revoir, qu'on voulait à peine laisser
nommer l'auteur. Et l'on n11 pas eu assez
de la revoir une fois ; elle a dû reparaitre
encore. — A côté d'elle, on a remarqué la
gentillesse et le naturel de Mlle Reichem-
berg, et l'heureux début d'une élève de
M. Régnier, Mlle Tholer.
M. Octave Feuillet, en sa qualité de t'a-
lent féminin, a mieux traité les femmes
que les hommes. M. Lafontaine a corrigé,
par la fermeté de sa tenue et par le carac-
tère dramatique de son talent, l'inconsis-
tance du mari indifférent et exaspéré. M.
Febvre prête beaucoup à un rôle qui ne
rend rien.
Auguste Vaéquerie. <
nf» ——
Le quatrième et dernier volume de
l'Homme qui rit paraîtra vendredi.
Il contient la fin de la deuxième partie :
Par ordre du roi, et la conclusion, inti-
tulée comme le commencement : la Mer
et la Nuit. -
1 LA SOUS-PRÉFECTURE
Un petit salon. — J/me la sous-préfette assise
à un bureau en bois de rose et écrivant.
LE SOUS-PRÉFET (entrant brusquement. Il
est très rouge, et s'essuie le front.) Décidé-
ment, j'aime mieux donner ma démission.
LA SOUS-PRÉFETTE. -Votre démission !
êtes-vous fou ?
LE SOUS-PRÉFET. — Non, mais il est trop
bête. v
LA SOUS-PRÉFETTE. — Qui ça, trop bête?
LE SODS-PRÉFET.-Eh t parbleu,M. Bigor-
reau.
LA SOUS-PRÉFETTE. Le candidat du gou-
vernement trop b. Voulez-vous vous
Feuilleton du RAPPEL
DU 6 MAI 1869. 3
<
L'HOMME QUI ,. RIT
PREMIÈRE PARTIE
LA MER ET LA NUIT
1
Deux chapitres préliminaire.,
J. - URSUS
II, - LES COMPRACHICOS î,
, II
LES COMPRACHICOS
1
1
Qui connaît à cette heure le mot com-
prachicos et qui en sait le sens ?
Les comprachicos, ou comprapequenos,
- étaient une - hideuse et étrange affiliation
1 Voir le numéro d'hier. - Reproduction interdite
nomade, fameuse au dix-septième siècle,
oubliée au dix-huitième, ignorée aujour-
d'hui. Les comprachicos sont, comme la
poudre de succssion,»un ancien détail so-
cial caractéristique. Ils font partie de la
vieille laideur humaine. Pour le grand
regard de l'histoire, qui voit les ensem-
bles, les comprachicos se rattachent à
l'immense fait Esclavage. Joseph vendu
par ses frères est un chapitre de leur lé-
gende. Les comprachicos ont laissé trace
dans les législations pénales d'Espagne
et d'Angleterre. On trouve çà et là dans
la confusion obscure des lois anglaises
la pression de ce fait monstrueux, comme
on trouve l'empreinte du pied d'un sau-
vage dans une forêt.
Comprachicos, de même que compra-
pequenos .^st un mot espagnol composé
qui signifï(r« les achète-petits. »
ZD
Les comprachicos faisaient le com-
merce des enfants.
Ils en achetaient et ils en vendaient.
Ils n'en dérobaient point. Le vol dos
enfants est une autre industrie.
Et que faisaient-ils de ces enfants 1
Des monstres.
Pourquoi des monstres ?
Pour rire.
Le peuple a besoin de rire; les rois
aussi. Il faut aux carrefours le baladin;
il faut aux Louvres le bouffon. L'un s'ap-
* pelle Turlupin, l'autre Triboulet.
Les efforts de l'homme pour se procu-
rer de la'joie sont parfois dignes de l'at-
tention du philosophe.
Qu'ébauchons-nous dans ces quelques.
pages préliminaires ? un chapitre du plus
terrible des livres, du livre qu'on pour-
rait intituler : Y Exploitation des malheu-
reux par les helwvux.
h
II
I
Un enfant destiné à être un joujou
pour les hommes, cela a existé. (Cela
existe encore aujourd'hui.) Aux époques
naïves et féroces, cela constitue une in-
dustrie spéciale.
Le dix-septième siècle, dit grand siè -
cle, fut une de ces époques. C'est un siè-
cle très byzantin; il eut la naïveté cor-
rompue et la férocité délicate, variété
curieuse de civilisation. Un tigre faisant
la petite bouche. Mm® de Sévigné minau-
de à propos du bûcher et de la roue. Ce
siècle exploita beaucoup les enfants ; les
historiens, flatteurs de ce siècle, ont ca-
ché la plaie, mais ils ont laissé voir le
remède, Vincent de Paul.
Pour que l'homme hochet réussisse, il
faut le prendre de bonne heure. Le nain
doit être commencé petit. On jouait de
l'enfance. Mais un enfant droit, ce n'est
pas bien amusant. Un bossu, c'est plus
S~
De là un art. Il y avait des éleveurs.
On prenait un homme et. l'on faisait un
avorton; on prenait un visage et l'on
faisait un mufle. On tassait la croissan-
ce; on pétrissait la physionomie. Cette
production artificielle de cas tératologi-
ques avait -ses règles. C'était toute une
science. Qu'bn 's'imagine une orthopédie
en sens inverse. Là où Dieu a mis le re-
gard, cet art mettait le strabisme. Là où
Dieu a mis l'harmonie,, on mettait la dif-
formité. Là où Dieu a mis la perfection,
on rétablissait l'ébauche. Et, aux yeux
des connaisseurs, c'était l'ébauche qui
'était parfaite.
Il y avait également des reprises en
sous-œuvre pour les animaux; on inven-
tait les chevaux pies; Turenne montait
un cheval pie. De nos jours, ne peint-on
pas les chiens en bleu et en vert?
La nature est notre canevas. L'homme
a toujours voulu ajouter quelque chose
à Dieu. L'homme retouche la création,
parfois en bien, parfois en mal.
Le bouffon de cour n'était pas autre
chose qu'un essai de ramener l'homme
au singe. Progrès en arrière. Chef-
d'oeuvre à reculons.
En même temps, on tâchait de faire le
singe homme. Barbe, duchesse de Cle-
velànd et comtesse de Southampton,
avait pour page un sapajou. Chez Fran-
çoise Sutton, baronne Dudley, huitième
pairesse du banc des barons, le thé était
servi par un babouin vêtu de brocard
d'or que lady Dudley appelait « mon nè-
gre, » Catherine Sidley, comtesse de
Dorchester, allait prendre séance, au
Parlement dans un carrosse armorié
derrière lequel se tenaient debout, mu-
seaux au vent, trois papions en grande
livrée. Une duchesse de Medina-Çoeli,
dont le cardinal Polus vit le lever, se fai-
sait mettre ses bas par un orang-outang.
Ces singes montés en grade faisaient
contre-poids aux hommes brutalisés et
bestialisés.
Cette promiscuité, voulue par les
grands, de l'homme et de la bête, était
particulièrement soulignée par le nain
et le chien. Le nain ne -quittait jamais
le chien, toujours plus grand que lui. Le
chien était le bini du nain. C'était comme
deux colliers accouplés. Cette juxtapo-
sition est constatée par une foule de mo-
numents domestiques, notamment par
le portrait de Jeffrey. Htidson, nain de
Henriette de France, fille do Henry IV,
femme de Charles Ier.
Dégrader l'homme mène à le défor-
mer. On complétait la suppression d'état
par la défiguration. Certains vivisec-
teurs de ces temps-là réussissaient très-
bien à effacer de la face humaine l'effi-
gie divine. Le docteur Conquest, mem-
bre du collége d'Amen-Street et visiteur
juré des boutiques de chimistes de Lon-
dres, a écrit un livre en latin sur cette
chirurgie à rebours dont il donne les
procédés. A en croire Justus de Carrick-
Fergus, l'inventeur de cette chirurgie est
un moine nommé Aven-More, mot irlan-
dais qui signifie Grande-Rivière.|
Le nain de l'électeur palatin, Perkeo,
dont la poupée — ou le spcclro — s;)rt
d'une boite à Muj/Ho dans la cave do
Heidelberg, éiaif un remarquable spéci-
men de cette sok-uo. tivs variée dans
ses applications.
Cela faisait d-s èires dont la loi d'exis-
tence était monstrueUSelUtlÜ simple :
permission de souffrir, ordre d'amu-
ser?
III
Cette fabrication de monstres se pra-
tiquait sur une grande échelle et com-
prenait divers genres. -
Il en fallait au sultan; il en fallait au
pape. A l'un, pour garder ses femmes;
à l'autre, pour faire ses prières. C'était
un genre à part ne pouvant se reprodui-
re lui-même. Ces à-peu-près humains
étaient utiles à la volupté et à la religion.
Le sérail et la chapelle sixtine consom-
maient la même espèce de monstres, ici
féroces, là suaves.
On savait produire dans ces temps-là
des choses qu'on ne produit plus mainte-
nant, on avait des talents qui nous man-
quent, et ce n'est pas sans raison que les
bons esprits crient à la décadence. On
ne sait plus sculpter en pleine chaire
humaine ; cela tient à ce que l'art des
supplices se perd ; on était virtuose en
ce genre, on ne l'est plus; on a simplifié
Le numéro : 1 £ 5 c.—Départements : 20 c.
■ RÉDACTION
S'adresser au Secrétaire de la Rédaction
M. ALBERT BAUME
De 5 à 7 h. du soir
Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus
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ET RÉGIE DES ANNOTES
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LE MAPPEtj
paraîtra demain, jour de l'Ascension.
Les numéros ne doivent pas être vendus
plus de
-, 15 CENTIMES
& B~ t
Les petits faits éclairent les grands, et
un détail dénonce un ensemble.
La manière dont le pouvoir accueille
le Rappel, interdit avant de naître, est
un petit fait ; mais elle constate la ma-
nière dont on entend laisser les opinions
s'exprimer librement pendant la période
électorale.
Il n'est pas inutile que l'administra.
tion qui nous déclare la guerre ap-
prenne ce que peut produire cette espèce
de déclaration, et il est bon que le pirolic
d'aujourd'hui sache comment la prenait
le public d'autrefois.
Je dis autrefois ; il n'y a, en réalité,
que peu d'années; mais dans ce peu d'an-
nées il s'est passé des choses si énormes
qu'on se croit bien loin de la République,
quoiqu'on en soit bien près.
C'était donc sous la République. Nous
faisions alors un journal qui différait du
Rappel par le nom. L'Evenement, après
deux ans d'existence, n'était pas plus
agréable au préfet de police que le Rap-
pel n'a semblé l'être, avant sa naissance,
au ministre de l'intérieur. Son crime,
aux yeux des fonctionnaires de la Ré-
publique, c'était d'être républicain. Il
était d'autant plus urgent de le faire taire
qu'il y avait en ce moment (avril 1850) un
représentant de Paris à élire, et que, le
gouvernement désirant un M. Leclerc,
Y Evénement préférait Eugène Sue.
Le préfet de police (de la République),
qui s'appelait M. Carlier, se fàcha, je ne
dirai pas tout rouge, puisque c'était nous
qui étions rouges, mais tout vert (couleur
de l'empire).
La vente des journaux était alors dans
les attributions de la police. M. Carlier
fit venir les vendeurs à la préfecture et
leur défendit de vendre l'Evénement.
A la nouvelle de cette violence, ce ne
fut partout qu'un cri de réprobation. Les
protestations éclatèrent : le Siècle, la
Presse, le National, la République, la roix
du peuple, Y Opinion publique, la Démocra-
tie, combattirent pour nous.avec l'éner-
gique fraternité qu'on est sûr de trouver
toujours dans la presse indépendante. Le
public ne fut pas moins ardent. Cette gé-
néreuse population parisienne n'admit
pas que M. Carlier eût le droit de la pri-
ver d'un journal qu'elle aimait et de lui
- choisir" ceux qu'elle pourrait lire; elle ne
permit pas que le peuple fût traité com-
me un enfant, à qui son maître de pension*
confisque un roman. -
Huit jours après l'interdiction, le tira-
ge de l'Evénement avait doublé.
Ce résultat ne causa aucune satisfac-
tion au préfet de police. Le public, ne
trouvant plus le journal sur sa route, se
dérangeait pour aller le chercher. En
restreignant le nombre des endroits où
on pouvait le vendre, M. Carlier avait
produit des agglomérations d'acheteurs.
qui se grossissaient des curieux et qui
étaient une réclame quotidienne. Ne pou-
vant rien de ce côté, M. Carlier faisait
espionner les anciens vendeurs, qui ne
résistaient pas toujours aux demandes de
leurs clients. Ses agents leur faisaient
une chasse vigoureuse.
Le Siècle du 22 avril :
« Ce soir les boulevards ont un as-
pect inaccoutumé, il y a une grande
agitation; à chaque coin de rue 'des
groupes animés s'entretiennent comme
aux jours d'émotion. C'est que M. Car-
lier a organisé pour ce soir une grande
chasse à YEvénement. Des escouades de
sergents de ville parcourent la - ligne
des boulevards, tandis que des agents
en bourgeois s'approchent des bouti-
ques de marchands de journaux et de-
mandent Y Evénement. -
» Les vendeurs, prévenus, se tiennent
surJeurs gardes; mais lorsqu'un de ces
"malheureux, croyant avoir affaire à une
N^e ses pratiques, tire avec précaution
;~ numéro dé dessous sa table, aussitôt
'deà agents se jettent sur lui, lui pren-
nent sa médaille, sa permission et ses
journaux et l'entraînent au poste. Cette
éxecution donne lieu aux récriminations
tes plus vives de la part des specta-
teurs. »
Le tirage montait.
Les agents « faisaient du zèle » et
ne se contentaient pas toujours d'ar-
rêter les vendeurs en contravention;
il leur arrivait d'arrêter les porteurs
et de saisir les numéros qu'ils allaient
distribuer à domicile; un jour ils en
saisirent d'un coup cinq mille.
Le tirage montait.
-Ils entraient dans les maisons; une
jeune fille de seize ans, Mlle P., fut
enlevée et traînée à la préfecture, et sa
mère obtint difficilement d'y passer la
nuit avec elle.
Le tirage montait toujours.
M. Carlier, voyant que ses agents ne
suffisaient pas, parut en personne. Il
nous somma d'insérer deux pages de sa
triste prose.
Dure nécessité pour lui, — d'autant
plus que c'était l'âge naïf du Communi-
qué. Les. fractionnaires convenaient de
leur style, et trouvaient juste de payer
pour qu'on l'insérât. C'était vingt sous
par ligne.
Ce jour-là, M. Carlier augmenta de
63 francs le bénéfice de nos administra-
teurs.
Quelques jours après, nouvelle lettre.
Quatre-vingt-treize lignes à ajouter. Total :
cent-cinquante-six francs.
Chose étrange, la prose de M. Carlier
n'empêcha pas le tirage de monter. Nos
administrateurs furent bientôt assez ri-
ches pour ouvrir, sur le boulevard des
Italiens, la boutique qui est devenue la
Librairie nouvelle.
La persécution du préfet de police
nous avait tellement rendu service, que
nous crûmes devoir déclarer, sur notre
honneur et notre conscience, que M. Car-
lier n'était pas un actionnaire de fEvene-
ment.
En moins d'un mois, le tirage avait
passé de douze mille 'à quarmi-te-deux
mille. v
Le soir même du jour où nous annon-
câmes ce chiffre, nous étions saisis et
nous avions notre premier procès.
M, Carlier n'en- pouvait plus. Dès
lors, ce fut au parquet que nous eûmes
affaire.
Nous gagnâmes notre premier pro-
cès, mais nous perdîmes tous les au-
tres. Un article où, en notre qualité
de buveurs de sang, nous réclamions
l'abolition de la peine de mort, nous va-
lut six mois de prison; un autre article,
à lui seul, dix-huit mois de prison, à par-
tager entre deux, six mille francs d'a-
mende, avec les frais, et la suppression
du journal.
Tous les rédacteurs de Y Evénement
étaient en prison, moins un : « A bien-
tôt, camarades ! » dit-il en rendant compte
de la condamnation des deux derniers.
Il ne les fit pas attendre. Dès le premier
numéro de l'Avènement du Peuple, qui
remplaçait l'Evenement, il fut condamné
à six mois. -".- ,-'
Sans ses rédacteurs, le journal vivait
toujours; pour le tuer, il fallut le deux
décembre, et l'Evenement ne mourut qu'a-
vec la République.
Et le coup d'Etat lui-même nous a mal
tués, puisque nous voici qui ressusci-
tons.
Ce succès fait par la persécution nous
a semblé bon à rappeler au ministre qui
nous comble de ses rigueurs.
Le public nous soutiendra-t-il en 1869
comme en 1850 ? Cela le regarde plus
que nous. Mais nous n'en doutons pas.
Nous avons pleine confiance en lui. Nous
ne voyons pas pourquoi, quand le gou-
vernement est le même, les gouvernés
auraient changé.
Le succès du Rappel n'est que le très
petit côté de notre espérance. J'ai ré-
servé, pour mieux finir, le résultat sé-
rieux des violences de la police. Il s'a-
gissait alors, ai-je dit, d'une élection à
Paris. Ce pauvre M. Leclerc ne gagna
pas à être protégé par ces-moyens. L'élu
fut Eugène Sue, qui eut 127,812 voix.
M. le ministre de l'intérieur, qui em-
ploie les mêmes moyens, obtiendra le
même résultat.
Il y a dix-neuf ans, M. Carlier fut le
grand électeur d'Eugène Sue; nous re-
gardons dès à présent M. de Forcade La
Roquette commente-grand électeur de
MM. Bancel, RocheforL et Gambetta.
Auguste Vacquerie.
, 1 — III
LA CAMPAGNE ÉLECTORALE
La 3e circonscription de la Seine était
convoquée hier soir dans deux réunions
publiques, au théâtre Molière, passage du
Saumon ; et salle Molière, dans la rue
Saint-Martin.
M. Bancel s'est rendu dans ces deux
réunions, et y a été l'objet d'une ovation
indescriptible. A son entrée dans la salle,
les orateurs qui avaient demandé la pa-
role, y ont renoncé pour la laisser à M.
Bancel. Le futur député s'est expliqué très
nettement sur les réformes sociales à opé-
rer; abordant la question politique et reli-
gieuse, il a protesté contre tout ce qui fait
obstacle à la souveraineté populaire, et a
déclaré que les dogmes doivent être radi-
calement séparés des gouvernements et
exclus de l'école.
M. Bancel a obtenu un triomphe écla-
tant ; plus de trois mille personnes 'ont
stationné toute la soirée dans les rues
Saint-Martin et Quincampoix, répondant
aux applaudissements de la salle par les
cris enthousiastes de Vive Bancel !
Une très intéressante réunion électorale
.a eu lieu hier soir, mardi, dans la sixième
circonscription de la Seine. Les candidats
de l'opposition s'y étaient rendus au nom-
bre de trois : MM. Guéroult, Henri Bris-
son, Cochin. M. Jules Ferry, retenu à une
autre réunion, s'était fait excuser.
La lutte dans cette circonscription a cela
de particulièrement intéressant que la
question religieuse est plus vivement dis-
cutée. M. Guéroult, invité à prendre la pa-
role, a expliqué son passé politique, ses
votes et commenté sa profession de foi. Il
s'est surtout appuyé sur cette conviction,
qui lui est personnelle, que la chute du
pouvoir temporel du pape doit être la
préoccu pation de tous les électeurs, et
qu'ils doivent surtout .réclamer des can-
didats 4es explications très catégoriques
sur ce :point, et, qui plus est, des ac-
tes. Ces¿acte" , il les a accomplis déjà en se
présentant, dts 1863, dans une circonscrip-
tion remplie fe couvents, et où s'est ren-
contré im concurrent catholique. L'orateur
a vigoujeuserlent flétrir la doctrine du Syl-
labus etfla tyrannie des papes.
M. H ri Br|sson s'est expliqué à son
tour. Accueilli à. la tribune par de nom-
breux applaudissements, le jeune publi-
ciste a (% avec une mâle énergie, au mi-
lieu d'uni chaleureuse improvisation : « Il
y a dix-lrait ans- que les hommes de ma
génératio|i attendent! »- Il fut arrêté par
le commissaire djè police dans son exposi-
tion des mérites (tu gouvernement person-
nel. « Il serait étrange, répliqua M. Bris-
son à cet avertissement, que ce misérable
droit de réuïiion, qpe nous exerçons pour
la première fois, llqus. fut ainsi limité. »
Les honneurà de .,J.\t soirée ont été pour
M. Brisson. Des bravos enthousiastes ont
accueilli la profession de foi radicale du
rédacteur du Temps et de la Revue politi-
que. ,;'
M. Cochin a également pris la parole. Il
a été très faible, quand il lui a fallu s'ex-
pliquer sur la contradiction flagrante de
la doctrine du Syllabus,et de la liberté.
Le Réveil nous apprend en ces termes
l'arrivée à Paris, jeudijpatin, du candidat
radical de lase circonscription, M. Georges
Baudin.
Lo frère d'Alphonse Baudin ne pouvait tarder
à mercier citoyens de la cinquième cir-
conscription qui, en lui offrant spontanément
leurs-suffrages, ont voulu payer un nouveau tri-
but d'hommage à la mémoire du glorieux mar-
tyr du 3 décembre 1851. -
Une réunion électorale publique aura
lieu le soir même, mais on en indiquera
ultérieurement l'he.ure et le lieu.
Nous apprenons également que la can-
didature de M. Raspail fait de rapides pro-
grès. Le député sortant, l'honorable M. G!!!:"
nier Pagès, se multiplie pour reconquérir
son mandat.
Le Var suit l'exemple de Paris : il re-
pousse énergiquement M- Ollivier. M. Clé-
ment Laurier, le brillant avocat de l'affaire
Baudin, secrétaire de J'vI. Crémieux, a été
porté par les démodâtes de Draguignan
en concurrence c, l'ami du feu duc de
Morny. Le can^aj/démocrate a publié
une éloquent^eti jmergique profession de
foi dont nous extrayons ce passage signi-
ficatif :
J'appelle désordre la révolution militaire triom-
phante, le gu. -apcns victorieux, les transpor-
tations, sans jugement, les confiscations, la
liberté sabrée, la presse bâillonnée, la République
assassinée.
J'appelle désordre jla dictature savamment
organisée et distribuée, entre le premier et le
dernier des fonctionnaires, de manière à dés-
habituer le peuple de toute, dignité et de toute
initiative. -
J'appelle désordre là centralisation à outran-
ce, qui est le fond de notre régime gouverne-
mental, les conseils municipaux intimidés ou
supprimés, les maires subordonnés au bon plai-
sir des préfets, les gardes champêtres embriga-
dés, le suffrage universel garrotté.
J'appelle désordre les finances de la France
livrées aux aventures, les impôts aggravés au
point d'être devenus intolérables, le déficit ef-
froyable et continu de nos budgets depuis le 2
décembre 1831.
J'appelle désordre les armées permanentes et
encore plus ce système nouveau de recrutement
qui fait main basse sur toute la population va-
lide du pays et la cueille en masse pour la
gloire éventuelle du souverain.
J'appelle l'ordre ce qui est le contraire de tout
cela, c'est-à-dire les droits de l'homme et du
citoyen dominant et pénétrant tout le système
de nos lois, les libertés assurées, les budgets
modérés, les impôts directs réduits, les indi-
rects supprimés en tant qu'ils grèvent les ob-
jets de première nécessité, les traités .de com-
merce soumis au pays, de telle sorte que, en
une nuit et par un fait du prince, le régime
économique de la France ne puisse plus être
bouleversé; les armées permanentes suppri-
mées, la séparation 'de l'Eglise et de l'Etat,
l'instruction primaire étendue dans son ; pro-
gramme et rendue gratuite et obligatoire; les
élections fréquentes et absolument soustraites
à l'action du pouvoir exécutif; en un mot, j'ap-
pelle désordre le gouvernement personnel; j'ap-
pfelle ordre le gouvernement de peuple par le
peupta
Nous rappelons la France à la vérité des
faits. Ce journal tit que M. Héligon, connu
pour ses opinior ? socialistes, a voulu-
dans la réunion lublique da la Redoute —
poser fr M. Banca quelques questions spé-
ciales ; mais que l M. Bancel s'est refusé à
cet interrogatoire en déclarant que l'exil
qu'il a subi offre fine garantie suffisante.
M. Héligon s'adressant à l'assemblée a
dit : « Je demandé à M. Bancel, si, après
avoir prêté serment, ilosera venir défendre et
propager les principes de la Révolution
qu'il a émis devant vous? »
La réponse était aussi délicate que la
question était dangereuse.
Cependant M. Bancel répondit textuel-
lement : « Je dirai que je suis prêt à re-
commencer ce que j'ai fait en défendant la
loi jusqu'en 185H »
Et au citoyen ¡May, qui lui demandait:
« Etes-vous socialiste? »
Il répondit très judicieusement, selon
nous : « Le progrès politique doit marcher
parallèlement avec le progrès social. 89 et
92 ont été des réformes sociales, et je re-
vendique l'héritage de nos pères comme le
plus précieux de nos biens. »
Dans le département d'Indre-et-Loire,
les électeurs démocrates ont choisi pour
leurs candidats : MM. Armand Rivière,
avocat à Tours, pe circonscription; - Cré-
mieux, ancien membre du gouvernement
provisoire, 2e circonscription (Chàteau-
Chinon); — Victor Luzarclie, propriétaire,
3e circonscription.
Ce soir, à 8 heures, mercredi, réunions publi-
ques électorales :
Dans la lre circonscription, rue de Paris, 8
(Folies-Belleville).
Dans la 3e, rue Saint-Martin, 159 (salle Molière).
Dans la"6e, 85, rue du Bac. (Cette réunion a été
provoquée par M. Cochin, candidat clérical.)
Dans la 1°, rue du Faubourg-Saint-Jacques, 81
Demain jeudi, 6 mai, une réunion publi-
que électorale, provoquée par les électeurs
de la 3e circonscription en faveur de M.
Bancel, aura lieu, à deux heures, dans la
salle de la Redoute, rue Jean-Jacques-
Rousseau.
Le secrétaire de la rédaction,
Albert Baume.
nm —-—
THÉÂTRES
THÉATRE - FRliNCAIS - Julie.
Le nouveau drame de M. Octave Feuillet
est le supplice d'une femme adultère.
Jésus refusait de jeter la première pier-
re; le drame de M. Feuillet jette la pre-
mière et la dernière, et toutes les autres. Il
y a un ressouvenir des peines effroyables
dont Arnolphe menace Agnès dans la fé-
rocité du châtiment que M. Feuillet in-
flige à Julie.
Et cependant sa faute ne manque pas de
circonstances atténuantes. Si jamais mari
a mérité son sort, c'est Maurice de Cambre.
Il délaisse sa femme, et « sacrifie aux
grâces légères; » lisez qu'il a des maîtres-
ses. Dans ce moment même il est en train
d'en introduire une sous le toit conjugal.
Il a du moins la pudeur de maintenir sa
fille au couvent. De sorte que Julie, femme
sans mari et mère sans enfant, n'ayant
plus personne à qui se retenir, sent qu'elle
va tomber.
Un ami de la maison, Maxime de Turgy,
s'en aperçoit. Il aime Julie, sans le lui
avoir dit encore. -Il dépasse en honnêteté
le Joseph biblique: il va demander protec-
tion au mari. Cet amoureux éperdu ne
veut pas être aimé. Il conjure Maurice de
renoncer à ses maîtresses et de veiller sur
son ménage. Ce sermon, fort long, ne
produit aucun effet. Ayant échoué près du
mari, Maxime se tourne vers la femme et
lui lâche une déclaration.
La déclaration est plus heureuse que le
sermon : une heure après, Julie est la maî-
tresse de Maxime.
Aussitô^le supplice commence. ,
D'abord, le remords. On ne se ngùre pas
la mine contrite et humble dont ils por-
tent, elle et lui, le poids de leur faute. Ils
n'osent plus se regarder, ni regarder per-
sonne; ils rougissent pour un mot; Maxime
baisse les yeux, Julie baisse la tête. Si le
mari et les domestiques ne s'aperçoivent
pas de tout, ils y mettent de la bonne vo-
lonté. Julie ne se croit plus digne de refu-
ser sa porte à la maîtresse de son -mari.
Elle subit sa visite insultante et fait bon
visage à cette femme qui la sépare de sa
fille.
Deuxième châtiment : sa fille revient.
Pourquoi Maurice s'avise de reprendre Cé-
cile chez lui précisément quand il vient d'y
introduire sa maîtresse ? c'est ce que je
n'ai pas compris. Mais à peine Cécile est-
elle avec sa mère que, sans le savoir, elle
la frappe au cœur : elle aime M. de Tur-
gy ! Avec la naïveté des ingénues de théâ-
tre, elle le demande pour mari. — Il n'est'
pas libre! s'écrie la mère. — Un si hon-
nête homme ! répond cette ingénue, qui
nous semble:avoir l'intelligence éveillée.
Dès lors, plus rien de possible. Il faut
que Maxime s'en aille. Elle lui dit pour-
quoi. Il se résigne, et la troisième torture
est la séparation.
Un mot de Cécile myèle à Maurice la
cause du départ de Maxime. Alors, ce
mari facile se transforme subitement en
jaloux de tragédie: ce déserteur insou-
ciant de son ménage, qui jusque-là « ne
sacrifiait Qu'aux grâces légères, » devient
en un clin d'oeil un sacrificateur sérieux
et terrible. Il tend un piège à JuIié :
il lui annonce la mort de Maxime. -Elle
pâlit et chancelle. Il la frappe de cette
question : « Pourquoi donc n'avez-vous
pas voulu qu'il épousât votre Allé? » Julie
alors se redresse; elle lui rejefte tout ce
qu'elle a souffert pour lui, son isolement
de femme et de mère, sa dignité offensée,
sa tendresse méprisée, son cœur vide ; elle
s'emporte jusqu'à se dénoncer; elle le souf-
flette de l'aveu de sa faute; que lui im-
porte ? elle iie perd qu'elle, puisque Maxi-
me est mort! — Il est vivant ! lui dit son
mari ; mais je le tuerai. Et en effet, on an-
nonce M. de Turgy. Jùlie pousse un si
grand cri qu'elle se rompt un anévrisme et
meurt.
* La dernière scène a réchauffé le succès,
fiède jusque-là. Il y a un effet dramatique
réel dans cet arrachement de l'aveu parla
mort et dans cette résurrection brusque du
complice livré. L'effet est diminué par
l'invraisemblance du mari; on- ne croit pas
à cette métamorphose de don Juan en
Othello.
L'ensemble de la pièCe n'est pas d'une
grande nouveauté. Cela rappelle par en-
droits le Supplice d'une Femme, Henriette
Maréchal, la Mère et la Fille, etc. Un ami
de l'auteur défendait la pièce en convenant
de ces ressemblances et en disant que,
puisque la pièce était tout, elle n'était rien.
Nous ne sommes pas si sévères II y a dans
ce drame de M. Feuillet des scènes bien fai-
tes, par exemple, celle où Julie reçoit la
maîtresse de son mari, et surtout, si l'on ac-
cepte le mari, la dernière. Il y a des mots
ingénieux et de jolis détails.
Mais quant au draine qu'on nous avait
annoncé, "quant à une pièce énergique et
puissante, quant à la métamorphose de M.
Octave Feuillet, nous cherchons vainë-
mem. L'intention et l'effort sont visibles;
la pièce veut être brève et forte; l'action
n'est pas timide; elle serait plutôt, par ins-
tants, brutale; mais. la virilité du sujet s'a-
mollit dans l'exécution. La phrase estompe
le trait. M. Octave Feuillet reste M. Octa-
ve Feuillet, et, somme toute, Julie est une
œuvre honorablement médiocre.
J'ai dit que le succès de la dernière
scène avait été très grand. Il est vrai que
la meilleure part en revient à Mlle Favart,
qui a eu là une émotion, une énergie et
une vie extraordinaires. Le rideau baissé,
la salle, transportée, avait. une telle liâte
de la revoir, qu'on voulait à peine laisser
nommer l'auteur. Et l'on n11 pas eu assez
de la revoir une fois ; elle a dû reparaitre
encore. — A côté d'elle, on a remarqué la
gentillesse et le naturel de Mlle Reichem-
berg, et l'heureux début d'une élève de
M. Régnier, Mlle Tholer.
M. Octave Feuillet, en sa qualité de t'a-
lent féminin, a mieux traité les femmes
que les hommes. M. Lafontaine a corrigé,
par la fermeté de sa tenue et par le carac-
tère dramatique de son talent, l'inconsis-
tance du mari indifférent et exaspéré. M.
Febvre prête beaucoup à un rôle qui ne
rend rien.
Auguste Vaéquerie. <
nf» ——
Le quatrième et dernier volume de
l'Homme qui rit paraîtra vendredi.
Il contient la fin de la deuxième partie :
Par ordre du roi, et la conclusion, inti-
tulée comme le commencement : la Mer
et la Nuit. -
1 LA SOUS-PRÉFECTURE
Un petit salon. — J/me la sous-préfette assise
à un bureau en bois de rose et écrivant.
LE SOUS-PRÉFET (entrant brusquement. Il
est très rouge, et s'essuie le front.) Décidé-
ment, j'aime mieux donner ma démission.
LA SOUS-PRÉFETTE. -Votre démission !
êtes-vous fou ?
LE SOUS-PRÉFET. — Non, mais il est trop
bête. v
LA SOUS-PRÉFETTE. — Qui ça, trop bête?
LE SODS-PRÉFET.-Eh t parbleu,M. Bigor-
reau.
LA SOUS-PRÉFETTE. Le candidat du gou-
vernement trop b. Voulez-vous vous
Feuilleton du RAPPEL
DU 6 MAI 1869. 3
<
L'HOMME QUI ,. RIT
PREMIÈRE PARTIE
LA MER ET LA NUIT
1
Deux chapitres préliminaire.,
J. - URSUS
II, - LES COMPRACHICOS î,
, II
LES COMPRACHICOS
1
1
Qui connaît à cette heure le mot com-
prachicos et qui en sait le sens ?
Les comprachicos, ou comprapequenos,
- étaient une - hideuse et étrange affiliation
1 Voir le numéro d'hier. - Reproduction interdite
nomade, fameuse au dix-septième siècle,
oubliée au dix-huitième, ignorée aujour-
d'hui. Les comprachicos sont, comme la
poudre de succssion,»un ancien détail so-
cial caractéristique. Ils font partie de la
vieille laideur humaine. Pour le grand
regard de l'histoire, qui voit les ensem-
bles, les comprachicos se rattachent à
l'immense fait Esclavage. Joseph vendu
par ses frères est un chapitre de leur lé-
gende. Les comprachicos ont laissé trace
dans les législations pénales d'Espagne
et d'Angleterre. On trouve çà et là dans
la confusion obscure des lois anglaises
la pression de ce fait monstrueux, comme
on trouve l'empreinte du pied d'un sau-
vage dans une forêt.
Comprachicos, de même que compra-
pequenos .^st un mot espagnol composé
qui signifï(r« les achète-petits. »
ZD
Les comprachicos faisaient le com-
merce des enfants.
Ils en achetaient et ils en vendaient.
Ils n'en dérobaient point. Le vol dos
enfants est une autre industrie.
Et que faisaient-ils de ces enfants 1
Des monstres.
Pourquoi des monstres ?
Pour rire.
Le peuple a besoin de rire; les rois
aussi. Il faut aux carrefours le baladin;
il faut aux Louvres le bouffon. L'un s'ap-
* pelle Turlupin, l'autre Triboulet.
Les efforts de l'homme pour se procu-
rer de la'joie sont parfois dignes de l'at-
tention du philosophe.
Qu'ébauchons-nous dans ces quelques.
pages préliminaires ? un chapitre du plus
terrible des livres, du livre qu'on pour-
rait intituler : Y Exploitation des malheu-
reux par les helwvux.
h
II
I
Un enfant destiné à être un joujou
pour les hommes, cela a existé. (Cela
existe encore aujourd'hui.) Aux époques
naïves et féroces, cela constitue une in-
dustrie spéciale.
Le dix-septième siècle, dit grand siè -
cle, fut une de ces époques. C'est un siè-
cle très byzantin; il eut la naïveté cor-
rompue et la férocité délicate, variété
curieuse de civilisation. Un tigre faisant
la petite bouche. Mm® de Sévigné minau-
de à propos du bûcher et de la roue. Ce
siècle exploita beaucoup les enfants ; les
historiens, flatteurs de ce siècle, ont ca-
ché la plaie, mais ils ont laissé voir le
remède, Vincent de Paul.
Pour que l'homme hochet réussisse, il
faut le prendre de bonne heure. Le nain
doit être commencé petit. On jouait de
l'enfance. Mais un enfant droit, ce n'est
pas bien amusant. Un bossu, c'est plus
S~
De là un art. Il y avait des éleveurs.
On prenait un homme et. l'on faisait un
avorton; on prenait un visage et l'on
faisait un mufle. On tassait la croissan-
ce; on pétrissait la physionomie. Cette
production artificielle de cas tératologi-
ques avait -ses règles. C'était toute une
science. Qu'bn 's'imagine une orthopédie
en sens inverse. Là où Dieu a mis le re-
gard, cet art mettait le strabisme. Là où
Dieu a mis l'harmonie,, on mettait la dif-
formité. Là où Dieu a mis la perfection,
on rétablissait l'ébauche. Et, aux yeux
des connaisseurs, c'était l'ébauche qui
'était parfaite.
Il y avait également des reprises en
sous-œuvre pour les animaux; on inven-
tait les chevaux pies; Turenne montait
un cheval pie. De nos jours, ne peint-on
pas les chiens en bleu et en vert?
La nature est notre canevas. L'homme
a toujours voulu ajouter quelque chose
à Dieu. L'homme retouche la création,
parfois en bien, parfois en mal.
Le bouffon de cour n'était pas autre
chose qu'un essai de ramener l'homme
au singe. Progrès en arrière. Chef-
d'oeuvre à reculons.
En même temps, on tâchait de faire le
singe homme. Barbe, duchesse de Cle-
velànd et comtesse de Southampton,
avait pour page un sapajou. Chez Fran-
çoise Sutton, baronne Dudley, huitième
pairesse du banc des barons, le thé était
servi par un babouin vêtu de brocard
d'or que lady Dudley appelait « mon nè-
gre, » Catherine Sidley, comtesse de
Dorchester, allait prendre séance, au
Parlement dans un carrosse armorié
derrière lequel se tenaient debout, mu-
seaux au vent, trois papions en grande
livrée. Une duchesse de Medina-Çoeli,
dont le cardinal Polus vit le lever, se fai-
sait mettre ses bas par un orang-outang.
Ces singes montés en grade faisaient
contre-poids aux hommes brutalisés et
bestialisés.
Cette promiscuité, voulue par les
grands, de l'homme et de la bête, était
particulièrement soulignée par le nain
et le chien. Le nain ne -quittait jamais
le chien, toujours plus grand que lui. Le
chien était le bini du nain. C'était comme
deux colliers accouplés. Cette juxtapo-
sition est constatée par une foule de mo-
numents domestiques, notamment par
le portrait de Jeffrey. Htidson, nain de
Henriette de France, fille do Henry IV,
femme de Charles Ier.
Dégrader l'homme mène à le défor-
mer. On complétait la suppression d'état
par la défiguration. Certains vivisec-
teurs de ces temps-là réussissaient très-
bien à effacer de la face humaine l'effi-
gie divine. Le docteur Conquest, mem-
bre du collége d'Amen-Street et visiteur
juré des boutiques de chimistes de Lon-
dres, a écrit un livre en latin sur cette
chirurgie à rebours dont il donne les
procédés. A en croire Justus de Carrick-
Fergus, l'inventeur de cette chirurgie est
un moine nommé Aven-More, mot irlan-
dais qui signifie Grande-Rivière.|
Le nain de l'électeur palatin, Perkeo,
dont la poupée — ou le spcclro — s;)rt
d'une boite à Muj/Ho dans la cave do
Heidelberg, éiaif un remarquable spéci-
men de cette sok-uo. tivs variée dans
ses applications.
Cela faisait d-s èires dont la loi d'exis-
tence était monstrueUSelUtlÜ simple :
permission de souffrir, ordre d'amu-
ser?
III
Cette fabrication de monstres se pra-
tiquait sur une grande échelle et com-
prenait divers genres. -
Il en fallait au sultan; il en fallait au
pape. A l'un, pour garder ses femmes;
à l'autre, pour faire ses prières. C'était
un genre à part ne pouvant se reprodui-
re lui-même. Ces à-peu-près humains
étaient utiles à la volupté et à la religion.
Le sérail et la chapelle sixtine consom-
maient la même espèce de monstres, ici
féroces, là suaves.
On savait produire dans ces temps-là
des choses qu'on ne produit plus mainte-
nant, on avait des talents qui nous man-
quent, et ce n'est pas sans raison que les
bons esprits crient à la décadence. On
ne sait plus sculpter en pleine chaire
humaine ; cela tient à ce que l'art des
supplices se perd ; on était virtuose en
ce genre, on ne l'est plus; on a simplifié
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