Titre : L'Aurore : littéraire, artistique, sociale / dir. Ernest Vaughan ; réd. Georges Clemenceau
Éditeur : L'Aurore (Paris)
Date d'édition : 1899-08-08
Contributeur : Vaughan, Ernest (1841-1929). Directeur de publication
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Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 08 août 1899 08 août 1899
Description : 1899/08/08 (Numéro 659). 1899/08/08 (Numéro 659).
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Source : Bibliothèque nationale de France
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 06/02/2011
iroisiAme Année. - Nmntfro 65!)
Oincj Centimes
MARDI 8 AODT 1300
L'AURORE
Littéraire, Artistique, Sociale"-
"Directeur
ERNEST VAUCHAN
B OIT 3ïT E M E 3iT T S
t» î£
nuis ÎO . io . s .
DÉPART RM KNTS ET AUHïRlE. £4 » 18 » 5 »
GÏRAI'îàEttiUNIOWPOSTALfi). 85 . 18 » 10 ?
POUR LA RÉDACTION !
L S'adresser & M. A, BERTHIER
SêcrHair* de la Rédaction
ADRESSE T4LÈOR aphiqus : AURORE-PARIS
Directeur | l~ <
ERNEST VAUOHfrH-
LES ANNONCES SONT REÇUE» :
- Rue Montmartre - 149
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to manuscrits non intérêt ne sont pat nndti
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fc M. A. BOUIT, Administrateur
Téléphone : 102-88
LE PROCÈS DE RENNES - 1re AUDIENCE
INTERROGATOIRE DE DREYFUS - LE HUIS CLOS
Jas Renouvellements d'abonnement»,
Ch angementsd'adresse, Réclamations,
doivent toujours être accompa-
gnés de la dernière BANDE D'ADRESSE
L'INTERROGATOIRE
Le Matin noua donne le rapport officiel
sur le séjour de Dreyfus à l'Ile du Diable.
Au moment où s'ouvre le procès de Ren-
nes, nulle publication n'était plus à pro-
pos. Cest le condamné de 1894, l'accusé
Se 1899, qui se présente à nous dans la
simplicité vraie de sa parole et de Bon
geste pendant l'affreuse torture de
quatre interminables années. Il vient de
comparaître enfin devant des juges qui
vont lui soumettre les charges accumu-
lées contre lui par un soulèvement de
haines sectaires comme aucun homme
peut-être n'en supporta de pareilles, et
ui donner la parole pour répondre.
- Accusé, levez-vous. Vos nom, pré-
noms, etc.
Il a fallu dix-huit mois d'un combat
acharné de tous les jours, de toutes les
heures, pour amener ce dialogue, pour ob-
tenir qu'un Français, quoique juif, fût
jugé conformément à la loi. Tandis que
nous luttions ainsi du même coeur que
nous, eussions fait pour un chrétien acca-
blé par les juifs, que faisait-il lui, là-bas,
épuisant goutte & goutte une vie de misère
EDur lui-même, dé honte pour les siens î
. ne savait rien de nous, nous ne savions
rien de lui. Au plus fort de la bataille fu-
rieuse, il pensait : nous, quand nul bruit n'arrivait de la
geôle équatoriale, nous disions : « Ils
vont lo tuer, puis lui fabriqueront, après
sa mort, de faux aveux comme ceux qu'ils
ont tirés - lui vivant - d'une proclama-
tion d'innocence. »
Ils ne l'ont pas tué, mais ce n'est pas
leur faute. Us ont tout fait pour cela.
Le crime de 1894 ne parait plus qu'une
peccadille en comparaison du crime quo-
tidien de cinquante longs mois, dont pa s
une minute ne scanda le cadran sans
marquer le retentissement douloureux de
l'horrible blessure scélératement avivée.
Pour confident, personne que lui-même.
Toute ébauche de pensée écrite lui était
volée pour en tirer argument contre lui
par des interprétations mensongères. Let-
tres aux siens, pétitions aux Chambres,
supprimées à la fantaisie des tourmen-
teurs, quand, au Lord de la crise suprême,
il suppliait, en pleurant, qu'on ne le lais-
§ât pas devenir fou.
Il criait son innocence à la mer, cher-
chant par délit l'horizon la voile bienheu-
reuse qui devait apporter la nouvelle de
l'erreur officiellement reconnue. On lui
supprima la mer. Il jeta.it sa douleur aux
étoiles, on lui supprima le ciel. On l'ense-
velissait vivant, en lui retranchant tout
de l'homme et des éléments, ne lui lais-
sant de la terre que ce qu'il en faut pour
lés exhalaisons de la fièvre mortelle.
Et il a supporté cela sans faiblir- pour sa
femme, pour ses enfants, répétait-il. Il a
défié la mort, il a par un inexplicable
prodige vaincu la folie elle-même, fait
reculer le doute, d'autant plus ferme
Sans l'espérance qu'on organisait autour
de lui le désespoir.
Cynégire, à Marathon, s'accrochait des
bras, du cou, de la mâchoire, à la trirème
ennemie, et la tête tranchée demeura tes
dents enfoncées dans la carène du Mède.
Ainsi Dreyfus, vivant l'horrible tragédie,
banda tous ses ressorts sur cette seule
idée : mort ou vivant, ne pas lâcher prise.
L'espérance qu'on lui refusait du dehors,
il se la créa de sa volonté, et s'accrochant
à ce rêve qui paraissait de folie, il a pu
survivre par l'immuable résolution de
garder vivante sa chimère. Il a levé la
pierre du tombeau, ce spectre qui revient
3e la mort, et demain des gens de lettres,
qui l'insultèrent bravement quand il était
seul contre tous, chercheront sur sa face
les sillons de torture pour y découvrir des
preuves de trahison. Après ce qu'il a
souffert, ces outrages ne lui sont plus
qu'une suprême parure.
L'interrogatoire de pure forme que le
président Jouaust, a fait subir hier à
Dreyfus, reçoit du rapport officiel sur
"attitude du condamné au cours de l'in-
fernal supplice, chaque jour raffiné, un
merveilleux commentaire.
De l'interrogatoire lui-même, il n'y a
jien a dire, sinon que le président Jouaust
a paru se donner beaucoup de mal pour
établir que Dreyfus avait pu recueillir
telle ou telle information se rapportant
aux renseignements mentionnés par Es-
terhazy dans son bordereau de trahison.
Tout l'Etat-Major a pu avoir connaissance
de tel ou tel point spécial. Qu'est-ce que
cela prouve? Esterhazy étant l'auteur
avoue du bordereau, où trouve-ton le
lien de la trahison de Dreyfus? Voilà ce
que l'accusation, et le président, s'il se
fait son organe, ont charge de nous expli-
quer. Nous attendons avec tranquillité
«tte preuve.
Tandis que le colonel Jouaust se dépen-
sait çn : * Vous avez pu », je lisais !e
document du Matin et ie rêvais, pour le
président du conseil de guerre, qui a
charge de la justice et de la vérité, un
autre interrogatoire :
' - D'où venez-vous ?
- De l'Ile du Diable où j'étais en cel-
lule, avec quarante centimètres d'ouver-
ture sur le ciel, en vertu de la loi du 23
mars 1873 qui dit : « Le déporté, conduit
bûra dâ France et interné dans mi lin»
déterminé, y jouît de toute la liberté
compatible avec la nécessité d'assurer
la garde de sa personne et le maintien
de l'ordre ».
- On vous a mis aux fers 1
- Oui, du 6 septembre 1896 au 00 oc-
tobre de la même année.
- Pourquoi?
- Je l'ai demandé. On ne m'a pas ré-
pondu.
- Il parait que des journaux étran-
gers avaient parlé d'une tentative d'éva-
sion, qui, je le reconnais, n'a jamais
existé.
- Oui, Lebon craignait la presse anti-
sémite. C'est pour cela qu'on me vissait
chaque jour la double boucle dans la chair.
Vous avez, monsieur le président, la
lettre d'un témoin qui offre de prouver
que certains personnages politiques se
sont adressés à lui pour faire télégraphier,
de Londres à Paris la fausse nouvelle
d'une tentative d'évasion.
- Je le sais. Est-ce tout?
- Non. « Par mesure de précaution,
furent suspendus tous envois de lettres
destinées au condamné Dreyfus, toute
expédition de denrées ou d'effets quel-
conques, a l'exception de ceux qu'il se
procurera par Vin termédiaire des fonds
versés à son pécule ». Ainsi parle le rap-
port du 7 septembre 1896. C'était l'organi-
sation de la famine physique et morale.
Je ne sais comment il se fait que je n'en
sois pas mort. On m'a refusé d envoyer à
ma femme une dépêche ainsi conçue :
« Reçu lettre. Santé bonne. Baisers. »
- N'y a-t-il pas eu une alerte le
6 juin 1897?
- Oui, une simili-tentative d'évasion
que le gouverneur a dans son rapport dé-
clarée nécessaire pour !e rassurer sur
l'exécution du service !
- Dans quelle mesure y avez-vous
participé ?
- J ai été réveillé par les coups
de feu. J'ai vu deux revolvers braqués
sur moi, et l'on m'a dit que j'étais mort si
je faisais un mouvement. Je pensais :
« Ils vont tirer, puis allégueront que j'ai
voulu me aauver. » Je n'ai pas bougé.
- Cependant, le surveillant garda rap-
porte qu'il t croit avoir vu vos prunel-
les darder sur lui. » (sic).
- Le contraire serait assez surpre-
nant.
- Quand on vous a changé de case, à
cause d8 l'humidité « un des plus grands
ennemis de l'européen» (rapport du 10 dé-
cembre 1897) et du manque d'eau qui
étaient devenus une cause de maladie
pour vos gardiens, vous avez dit, en en-
trant dan3 votre nouvelle cage où un mur
de deux mètres cinquante masquait com-
plètement la vue : i Ah ! on va m'enterrer
ici. »
- C'était le mot de la situation.
- J'ai lu quelques-uns de vos propos
d'après les rapports officiels. Je vais vous
en donner lecture :
Le 1 mars 1895, avant de lé transférer da sa
cellule de l'île Royale à la case de l'Ile da Diable,
on l'avertit que toute tentative pour le faire échap-
per à l'application de sa peine serait réprimée
avec la dernière rigueur. Il repondit ? qu'il se sou-
mettait sans réserve.., a
t - Je jura sur l'honneur, car mon honneur
s est, croyez-le, resté intact en tout ceci, que j'at-
> tendrai avec résignation le moment ou mon in-
* nocence sera reconnue. Jo 110 suis pas coupable;
h il n'est pas possible qu'on n'en fasse pas; la
t> preuve bientôt. *
» En prononçant ce» paroles, les larmes sont
visiblement montées au* yeux de Dreyfus. * (Rap-
port mensuel, mars 1895.)
Le % juillet 1895, Dreyfus, interrogé sur son état
de santé, répond :
? - Je me porte bien pour le moment..» C'est
> le coeur qui est malade... Rien... » Ses paroles
deviennent inintelligibles et sont coupées par des
sanglots. Il pleure abondamment pendant un
quart d'heure environ. (Rapport mensuel de juil-
let.)
Le 13, & divers reproches qu'on lui adresse, il
déclare c qu'il voudrait calmer ses nerfs.,,, qui ne
pourront 1 être que lorsque son innocence sera re-
connue ». (Rapport de juillet.)
Le 15 août, Dreyfus, en réponse à une de-
mande du, commandant supérieur, dit en sanglo-
tant :
« - M, le colonel du Paty m'avait promis, avant
» mon départ de France, de faire poursuivre les
» recherches; je n'aurais pas pensé qu'elles pus-
» sent durer aussi longtemps ! J'espère qu'elles
» aboutiront bientôt, a (Rapport d'août 1895,)
Le 31, ne recevant pas de lettres de sa famille,
il s'est mis à pleurer, disant :
« - Voici dix mois que je souffre horrible-
» ment... « (Rapport d'août 1895.)
Le 7 septembre, « il reçoit dix lettres et pleure
abondamment en lisant ». Lo. 2, t vers six heures
du matin, le condamné a eu un spasme; il s'est
mis à sangloter, disant que cela ne pouvait pas
durer plus longtemps, que son coeur flairait par
éclater. » (Rapport de septembre 1895.)
Le 9 octobre, * il reçoit quatorze lettres, se met
aussitôt ùt les lire et dit, après quelques instants de
reflexion ; -= « Ï1 y a longtemps que je me serais
> logé une balle dans la tète, si je n'avais pas
» ma femme et mes enfanta, a (Rapport d'octobre
1893.)
Même émotion en novembre 1895. « Il a reçu
quinze lettres et pleure en les lisant. »
Le 31 décembre, il demande à télégraphier à sa
femme : « Reçu lettres, santé bonne, baisers, a
Mais le directeur de l'administration supérieure
estime * qu'il n'y a aucune raison de donner
suite ù la demande du condamné ». (Rapport de
décembre 1895.)
En janvier 1896, après le départ du comman-
dant supérieur chargé de lui annoncer le rejet de
pa supplique au président do la République, on
entend le condamné dire à haute vois : « Ma de-
» mande a été rejetée par le président; je m'y
* attendais. D'après les lettres que j'ai reçues der-
a nièrement, je voyais bien qu'on me cachait
a quelque chose... Pauvre humanité I,, On discute
a tandis qu'un homme qui est innocent reste en-
a tre quatre murs I Parfois, j'ai des envies de tout
» démolir et de mo démolir moi-même... Non, ce
a n'est pas cela qu'il faut que je fasse. Je dois
» aller jusqu'au bout, pour ma femme et mes
a enfants,,. Cependant, tout a une fin... » (Rap-
port de janvier 189&-)
JEn août 18^, au.commencement du mois, il
.reçoit sà correspondance, c 11 a beaucoup pleuré
en la lisant, a (!Rapport d'août 1896.) « Son atti-
tude générale est toujours la môme : soumise et
déférente. * (Septembre Il n'a jamais for-
mulé aucune plainte ni réclamation. * (Avril
1896.) * Il passe une grande partie de ses jour-
nées, assis à l'ombre derrière sa case, un livre
entre les mains; on l'entend parfois sangloter et
on le voit souvent cacher ses larmes. » {Juillet
1896.)
Le 9 août, à la lecture des lettres qui lui sont
parvenues j?ar la courrier, < il a beaucoup pleuré »4
et il a réclamé des livres, e pour tâcher d'oublier,
a car je ne peux penser, dit-il, qu'avec une exces-
a si va douleur au cerveau, et je ne peux même pas
a relire las lettres de ma femme. » (Rapport
d'août 1896.)
Cependant, la résignation dbnt il a fait preuve
jusqu'alors disparaît un instant, lors du refus qui
lui est opposé de mettre à sa disposition sa phar-
macie.
« - On n'a pas le droit, crie-t-il, de me faire
» ainsi mourir à petit feu, en m'infligeant tous les
a supplices. Je suis une victime expiatoire, et si
» j'ai réclamé une pharmacie, c'est que je crois
a avoir le droit, à un moment donné et choisi par
» moi, de mettre Un à une agonie qui se prolonge
» comme à plaisir... J'ai par moments mon cer-
» veau qui éclate, ma tête qui part. Je perds ma
» lucidité et je crains la folie. Je suis une vïc-
» Unie... S'il y a des coupables, ils sont au mi-
» nistère da t* guerre, qui m'a désigné comme
» victime pour cacher les infamies commises. »
(Rapport du 7 octobre 1897.)
Déjà, en mai de la même année, on l'avait en-
tendu dire à haute voix : 4 Jo suis sûr que l'on
» s'intéresse à moi en haut lieu et que la vérité
* finira par se découvrir. C'est pour cela qus je
» veux vivre, car je sens que, moi fini, ma femme
* tomberait immédiatement. Vous devez bien
a comprendre que je ne crains pas la mort ? je l'ai
» envisagée de près bien des fois. Ma famille voa-
» cirait la révision de mon procès ; mais ce n'est
» pas ce qu'il faut. C'est la découverte de la vé-
a rite ; c'est la réhabilitation pleine et entière. »
(Rapport du 0 mai 1897.)
Enfin, sur un brouillon de lettre déchiré par le
condamné, on à pu lira la phrase suivante : « Je
a déclare que non seulement je suis innocent.
» mais que Re demandais la lumiére, tant sur la
» lettre incriminée que sur ies papiers anonymes,
a aussi atroces que mensongers, qui ont été joints
» au dossier, » (Rapport du 10 mars 1898.)
Le 11 décembre 1897, Dreyfus sort encore une se-
condé fois de sa réserve. Il veut savoir à quoi s'en te-
nir « sur les promesses qui lui ont été faites après
sa condamnation > et, n'obtenant pas de réponse,
s'ecrie :
« - Docteur, je suis à bout de forces ; ce que
» je crains le plus, c'est de perdre la tête. Or, je
a préfère- mourir que de perdre la raison et de di~
a vaguer. Je m'en vais... je voua demande donc les
» moyens do me soutenir pendant un mots encore,
a Si alors je ne reçois pas de nouvelles de ma fa-
» mille, ce sera la fin. Je ne crains pas la mort, du
a reste !... Soulagez-moi I... a {Rapport de décem-
bre 1897).
L'année 1898 et les premiers mois de 1899 se
passèrent pour le condamné dans de» alternatives
do joie et de désespérance- Ï1 cherche à deviner,
dans les regards et les paroles de ses gardiens, le
résultat des démarches de sa famille, l'issue du
procès en revision engagé devant la Cour suprê-
me. Il ne cessa d'entretenir une correspondance
nombreuse avec les siens. Pendant ses quatre an-
nées de détention, II a écrit plus de mille lettres
adressées soit ù sa femme ou à son frère, soit au
président de la République, aux ministres, au gé-
néral de Boisdeffre, etc.. etc., et il a remis, con-
formément au règlement, plusieurs milliers de
brouillons de lettres inachevées. Sa correspon-
dance et celte des siens est si troublante aue le
commandant supérieur des lies du Salut en défend
la lecture aux gardiens, de crainte que leur sur-,
veillance ne perde de sa rigueur,
(Extrait textuel du rapport de M. Deniel :
« La lecture des lettres de la famille pouvant être
troublante pour le chef du détachement aussi bien
que pour les surveillants, je remets moi-même sa
correspondance au condamné, a
Qu'avez vous à dire î
- Toujours la même chose. Je ne com-
prends pas comment je ne suis pas
mort.
- Vous n'êtes pas mort, mais vous
avez été malade. Voici un extrait des
notes relatives à votre état de santé :
Le 15 mai 1895. (plaignes jour, après son arri-
vée à l'île du Diable, Dreyfus se déclaré malade.
Le 29, « dans la journée, il déclare avoir eu
deux fortes crises, comme au commencement du
mois ».
En octobre 1895, « interrogé sur son état de
santé, il répond que, maigre ia maladie de coeur
dont il est atteint, il se porte assez bien a.
En décembre 1895, * il se plaint de maux da
tête, do fièvre ».
c Le 12 février 1896, il se plaint de syncopes,
d'étouffements. II parle de battements de coeur,
d'afflux de sang au cerveau, et il ajoute: « Vous
» n'y pouvez rien ; c'est te résultat de mon état
» moral, b II a demandé qu'on fît venir îe médecin
pour le visiter ; mais» comme il ne paraissait pas
malade, cela lui a été refusé, a
En avril 1896, « Dreyfus aubit plusieurs crises
nerveuses ».
En juin 1896, « il a eu de violents accès de fiè-
vre, accompagnés de congestion au cerveau. Une
nuit, vers onze heures et demie, en essayant da se
lever, il est tombé, la face sur un petit baquet
placé dans le fond de s i case. Dans sa chute, il a
eu le visage et le front écorchés, Le surveillant de
garde a dù 1e relever,.. Sur sa demande, le con-
damné, qui ne peut plus manger de conserves, a
reçu des oeufs. Il refuse de prendre une potion to-
nique que le médecin lui a ordonnée, aoua le pré-
texte qu'il se sent trop faible pour la supporter.
Dreyfus s'affecte beaucoup ; aussi dépérit-il tous
lus Jours, a
En juillet 1896, a Dreyfus, îrés fatigué après
accès de fièvre, déclare ne pouvoir préparer ses
aliments et demande à les recevoir chaque jour
de l'hôpital, à titre remboursable »,
En octobre 1896, « le condamné a eu plusieurs
crises nerveuses P.
Plusieurs mois se passent, « la santé du dé-
porté est trôs ébranlée; il se plaint de palpitations
du coeur, de douleurs de tête, de crispations ner-
veuses ». (Rapport du 26 mai 1897.)
« La 13 avril, il a eè' une crise de faiblesse mo-
mentanée et il semblait ' avoir beaucoup de peine
à se mouvoir, à un moment donné. »
« Bien que sa santé ne soit pas mauvaise, on
constate cependant chez ïui un affaiblissement
aussi bien corporel qu'intellectuel. La silence con-
tinuel, auquel il a été soumis, a été aussi d'une
grande influence sur sa langue. H n'a répondu au
médecin qu'en faisant des efforts pour articuler.
Les phrases ne venant plus directement, il était
obligé de reprendre les mots pour exprimer sa
pensée. » (Rapport du 12 avril 1897.)
Le l*' octobre, & â hait heures du matin, îe dé-
porta Dreyfus est tombé dans sa case, en syn-
cope, qui a duré trois minutes environ. Médecin,
après examen, a déclaré que déporté Dreyfus a dû
repentir très probablement crise névropathie cé-
rébro-cardiaque, d'origine morale, déterminée par
refus mettre pharmacie à sa disposition. Le 29
matin, contre son ordinaire, déporté Dreyfus
avait vivement fait protestation 4 ce sujet. Grise
courte durée. » (Télégramme adressé à directeur
Administration pénitentiaire par commandant
iles du Salut.)
Le 17 décembre 1897, « Dreyfus est souffrant et
fiévreux. Il parie : « Je suis malade, d'où mon
a état moral inexprimable. J'ai la fièvre. Je ne
» tiens plus debout, je suis renduI... Docteur, je
» suis à bout de forces. Ce que je crains le plus,
b c'est de perdre la tôt® ; or, jo préféra mourir
a que de perdre la raison et de divaguer, Je m'en
» vais... »
En mars 1898, s Dreyfus est toujours dans un
grand état : d'énervement et, le moral Influant sur
e physique, sa santé est moins satisfaisante i,
(Rapport du 3.5 mars 1898).
« Les troubles cardiaques (palpitations, étouffe*
ments, etc.). sont toujours les mêmes et, au dire
du déporté, seraient môme plus accentuées».
(Rapport du 15 avril 1898,)
Le 11 novembre 1898, « il a un accès de fièvre
paludéenne bien caractérisé ».
La nuit, le 23 janvier entre autres, il est hanté
par dea cauchemars, il crie, « il se redresse sur
son séant, haletant, puis 11 s'étend à nouveau sur
sua itjl sans prononcer aue parole, mais uoa uaaa
avoir parcouru la chambre d'un regard anxieux ».
(Rapport janvier 1899).
- Qu'avez-vous à dire?
- Rien. C'est à peu près exact,
- Maintenant, nous allons vous ju-
ger.
- C'est bien le moins, puisque j'ai fait
la peine d'abord.
G. Clemenceau.
LIHK
En deuxième page z
Lô Compte Rendu analytique du pro-
cès de Rennes.
En troisième page :
Autour du Procès, par PH. DUBOIS.
En quatrième page :
La Catastrophe de Juvisy (suite).
I - JJr^ne de Grenelle.
DREYFUS
DEVANT
SES JUGES
Le revenant
Rennes, 7 juillet,
- Faites entrer l'accusé, dit le colonel
Jouaust.
L'adjudant huissier se leva, ouvrit au fond,
derrière l'estrade, la porto qui, les jours de
fête, donna accès aux artistes gagnant l'es-
trade. Quelques secondes s'écoulèrent. Drey-
fus parut.
Les yeux droits devant lui, les yeux fixés
sur la foule qui emplit l'audience, il entre.
Son pa3 est automatique et cadencé» uû. pas
que son énergie impose à son émotion. Un
pas qui est ferme, parce qu'il ne veut point
que ses jambes affaiblies vacillent. Il s'a-
vance.
Voit-il la foule dont les regards, l'at-
tention, l'angoisse, sont concentres sur lui?
Pense-t-il que cette masse d'hommes se
compose de deux armées, celle de ses bour-
reaux et celle de ses sauveurs ? Dans l'at-
mosphère qui l'enveloppe, dans cette gaie
lumière d'août qui baigne la salle, sent-il
tout ce qui flotte, tout" ce qui lutte de haine
féroce et de pitié immense, de sauvagerie et
de fraternité 4?
Peut-être. Mais qui saurait le dire ? Son
visage ne révélera rien de l'émotion atroce
qui l'agite. L'âme de ce martyr est enfermée
dans une enveloppe do fer. Immobile, es-
clave de sa volonté surhumaine, il semble
que sa face soit incapable de trahir ses sen-
timents. Il apparaît sans haine, sans colère,
sans mépris. À peine devine-t-on un voile de
tristesse sur ses traits. Il a figé sa physio-
nomie dans l'attitude du soldat qui passe !a
revue et ne parle que lorsque son supérieur
l'interpelle directement.
Hier", Dreyfus a eu doux cris de révolte poi-
gnants, en revoyant le bordereau et en ju-
rant une fois de plus qu'il n'en était point
l'auteur. Il a été pris d'une colère doulou-
reuse qui a étrangle sa voix, blêmi sa face,
fait trembler ses genoux, mais tout de suite
il s'est ressaisi, comme pris du regret d'avoir
perdu son attitude militaire. Il a calmé les
vibrations de sa voix. 11 a raidi ses jambes
et repris son impassibilité pour discuter à
nouveau point par point le Bordereau d'Es-
terhazy.
bon attitude fut pareille, dit-on, en 1894,
Elle explique la prévention de ses juges
contre lui. On lui on veut de n'être pas
l'homme qu'on serait, pensa-t-on, à sa
place.
Le public 1e révérait autre. Jamais, dans
les pièces do Jules Mary ou de Georges
Ohnet, un officier français calomnié n'aurait
ce visage ou cette attitude. Il faudrait l'oeil
profond et noir, avec de la tendresse dans le
regard, et l'oeil de Dreyfus est d'un bleu
faïence, son regard de myope est sans ca-
resse ; sa moustache devrait être épaisse
avec des pointes provocantes, do maigres
poils roux soulignent son nez aquilin; feu
Marais, Romain, Duflos, dans de tels rôles,
eussent rugi des protestations violentes,
lui, brisé par la discipline d'abord, par les
bourreaux de la chiourme ensuite, il se garde
de tout ce qui n'est point correct et militaire.
On lui voudrait l'allure d'un héro3, mais ce
héros da la plus effroyable aventure n'a que
la mine d'un impeccable fonctionnaire.
Venus là comme au théâtre, certains, sans
le savoir, sont déçus qu'il soit lui-même et
vexés qu'il ne joue pas ia comédie. D'autres
le trouvent laid et vieilli, parce qu'il rappelle
certains portraits, certaines estampes ancien-
nes. Comment, au reste, cinq ans de torture
n'auraient-ils pas bouleversé sa physiono-
mie?
Il a expliqué, dans un propos rapporté ces
temps-ci/pourquoi les muscles de sa face na
bougent pas aisément : « Mon corps ne con-
naît plus la souffrance », a-t-il dit. Sa seule
arme pendant qu'on le tourmentait sur son
rocher fut la résignation impassible, sa seule
vengeance fut ae ne point laisser voir ce
qu'il souffrait. Il a sauvé dos bourreaux son
esprit et son corps. Mais sa physionomie
s'est figée dans la s outrance et ie malheu-
reux à présent apparaît avec un masque de
cire et des traita momifiés.
Le corps a souffert aussi. Sous son uni-
forme neuf, on ne sent plus de chair. Est-ce
un porte-manteau qui relève ainsi ies épaules
du dolman? Sont-ce des tringles de fer qui
tiennent écartées les manches loin du corps?
Non, c'est un buste de revenant et tandis
qu'il s'avance de son pas volontairement
calme et régulier, nous regardons Lebon qui
! fixe sur lui son oeil do borgne. Mercier qui
s'efforce de lie point broncher, Boisdeffe qui
; SE demande sans doute pourquoi le comman-
dant Coffinières n'a pas permis à Dreyfus de
lui envoyer du Cap-Vert le témoignage de sa
reconnaissance.
Dreyfus a passé devant eux, la tête haute.
Alertement, il a monté les marches de l'es-
trade. Il s'arrête face au colonel Jouaust et
fait le salut militaire- Il s'assied sur la chaise
préparée, face au conseil de guerre, devant
M« Démangé.
Au banc de la défense sont assis auprès de
l'éminent avocat, M® Collenot, son secrétaire,
Mc Hild et, au^ bout du banc, l'un de ceux
qui ont ramené ïa victime de l'Etat-Major :
M« Labori,
Avant l'audience
J'ai décrit tout de suite l'entrée de Dreyfus,
parce que, de toutes les impressions de la
matinée, celle-là domine. En elle se sont ré-
sumées les autres. Mais il faut consacrer
quelques lignes à l'entrée du public, à celle
es témoins.
La salle pour la presse, avec ses bancs de
bois blanc fleurant non le sapin, son estrade
de fête scolaire et, tout autour des murs, des
cartouches avec des noms d'intellectuels bre-
tons : Renan, Chateaubriand, etc.
La salle d'audience a quelque chose de
clair, d'honnête, de reposant. Et dans ce
procès, où le parallélisme des scènes s'im-
pose sans cesse, nous revoyons la soirée d'hi-
ver pluvieuse et glacée, la salle étroits et
puante de l'hôtel Récamier où siégèrent les
juges de 1894,
Le public, contenu en arrière du prétoire,
est composé de ce qu'on appelle au Palais
de Justice, à présent : le personnel de l'Af-
faire. Depuis le procès Zola, nous sommes,
journalistes et curieux, toujours les mêmes
à toutes ces audiences. Nous avons dos grands
premiers rôles, des utilités, des pannes et
même une Gélimène qui siège aujourd'hui,
seule élue, derrière les juges du conseil, au-
près de MM. Paléologue et Chamoin, les
deux inséparables.
Au milieu du prétoire, des chaises pour les
témoins, des sièges de velours rouge pour
MM. les généraux ; des fauteuils pour MM.
les ex-ministres et pour M. Casimir-Perier.
Un petit chat, gros comme le poing,et qui,
lui, n'a pas le sens de la gravité dos choses,
grimpe, avant l'audience, sur ces fauteuils,
et, dans une course folle, cabriole autour de
sa queue, Mais bientôt, il s'enfuit épouvanté.
Les témoins sont introduits et l'animal a vu
Lebon.
Le défilé
En tête du défilé que le greffier introduit,
marche l'ancien président de la République,
souriant; Billot, avec sa face de vieux dogue
édenté, trottine derrière lui; justement et
légalement, Mercier suit, tachant d'adoucir
d'un sourire sa face de vieille femme men-
teuse et méchante. Puis viennent Lebon,
l'horrible Lebon, Lebon le borgne; Guérin,
l'ancien garde des sceaux. Enfin, avant Bois-
deffre, Varinard, qui évidemment, dans la
hiérarchie de l'Etat-Major, ne doit pas être à
sa place,
Bertillon, la face tourmentée d'inquiétude
et l'oeil perdu dans un rêve, entre avec un
deuxième groupe et s'asseoit non loin du
colonel Picquart, près de M. Bertulus; à côté
le commandant Hartmann. Devant eux, cité
par la défense, Lebrun-Renaud, tête de bri-
gadier de gendarmerie terrible aux vaga-
bonds. Les autres officiers et civils se pla-
cent çà et là, sans ordre.
Le conseil - sept heures sonnent - Portez
armes ! présentez armes 1 le conseil fait son
entrée. Les sept juges sont officiers d'artille-
rie, et l'on se souvient avec stupeur en ies
voyant que le conseil de 1894 ne contenait
que des cavaliers et des fantassins pour tran-
cner des questions techniques. Mercier, flair
d'artilleur, n'avait placé dans ce tribunal
que des incompétents.
D'une voix étranglée, le sang affluant aux
pommettes, Dreyfus donne ses noms et pré-
noms. Il a la vision que tout recommence,
et mot à mot voici qu'on lui répète ce qu'on
lui disait en 1894 : « Vous allez entendre les
charges portées contre vous, asseyez-vous, »
Et Dreyfus s'assied sur le bord de sa chaise,
à demi tourné vers lo greffier qui lit la pro-
cédure. Il tient de ses mains gantées de blanc
son kèpi reluisant neuf. Une deuxième fois,
il va jouer sa vie et son honneur.
Le greffier lit le réquisitoire do M. Manau,
énumérant les faits nouveaux, relevant la
communication de pièce1*, le faux Henry, les
aveux d'Esterhazy, l'histoire du papier pe-
lure, etc., etc. Et, dans cette courte et sèche
étm nié rat ion, se dresse le véritable acte
d'accusation de l'affaire, le tableau des cri-
mes de l'Etat-Major. Puis vient l'arrêt de la
Cour suprême, signé dos quarante-cinq con-
seillers dont il est l'immortel honneur. Gré-
Çon, Petit, Lepelletier y mirent leurs noms,
l'importe, ils doivent être confondus avec ,
ceux qui ont sauvé l'honneur de la justice
française. Ils le méritent, étant de leur com-
pagnie, Le châtiment de Quesnay ce sera de
n'avoir pas son nom au bas de cette page
admirable de notre histoire judiciaire,
- Faites l'appel des témoins, dit le prési-
dent.
Casimir-Perier répond un « Présent » qui
sort du bas de son col ouvert, Ceux de Billot
et de Mercier sont tout militaires. Celui de
Cavaignac est fluet, sourd. Il sonne faux,
Picquart le répond de sa voix mordante, M.
Freystaetter d'une voix forte. M. Bertulus le
dit presque comme Casimir-Perier. Mme
veuve Henry, qu'on est stupéfait de voir à
cette audience, ae lève à l'appel de son nom,
toute on deuil. Du Paty no répond pas.
- Indisponible, interrompt le commis-
saire du gouvernement, montrant un certifi-
cat de maladie, .
On sourit. ,
- Esterhazy ? ; 7 ,
Nul ne répond. ^ r '
- Demoiselle Pays?
Tout se tait»
Le commissaire du gouvernement s'expli-
que sur le cas des divers témoins absenta.
Retenons ceci: M. Esterhazy, dit-il, viendra
ou ne viendra pas. Gela dépend de lui, mais
j'estime qu'il n'y a pas d'hésitation à avoir,
on doit passer outre aux débats. Il viendra
s'il veut. Quant à la demoiselle. Pavs, elle
n'a pas été touchée. Le commissaire du gou-
vernement veut dire pas touchée par la oit*
tion.
Le conseil sa retire pour en délibérer. Il dé-
cide de passer outre aux débats. A quoi bon,
Esterhazy, en effet? Ses lettres, son papier
pelure, son aveu solennel écrit, confirmé,
contresigné, ne sont-ils pas au dossier plu»
décisifs que sa parole de Uhlan versatile î
Le rapport
Les témoins retirés, on leur rend la liberté
pour quatre jours. La procédure réglée, le
f reffier se relève et lit l'acte d'accusation de
894, îe^ misérable rapport de Besson d'Or-
m esche ville. Ahl l'on comprend qu'on ait
chassé la presse de l'audience en 1894 avant
de lire cet amas d'insanités atroces. Si nous
l'avions entendu dans la solennité de l'au-
dience, alors comme aujourd'hui , si l'on
n'avait pas caché au public cette honte,
Dreyfus n'aurait pu être condamné sans que
le jugement soulevât tout de suite une stu-
peur universelle.
L'épreuve de la dictée, les conclusions dos
experts, le caractère souple convenant à l'es-
pionnage, l'histoire des cercles qui n'ont pas
d'annuaires et si mal fréquentés que la jus-
tice ne peut en recevoir chez elle les habitués,
la femme « pas catholique », îa bourse et ïe
coeur, toutes ces balivernes des bars surtout,
cette volonté accusatrice qui tirade la fer-
meté des dénégations une preuve de cynisme,
de la concordance des réponse» une prouva
d'habileté, et, par l'absence des charges dé-
couvertes, établit la dissimulation d« l'ac-
cusé et la préméditation du crime, tout cela
eftt soulevé les colères avant qu'une moitié
de peuple se hit, en dépit du bon sens, der-
rière des criminels empanachés, engagée à
fond contre la justice,
Dreyfus, cependant, écoute sans remuer ce
monument d infamies. Pourtant, une igno-
minie plus basse que les autres sur Mme
Dida, « qui aurait été sa mal tresse et qui
avaît l'habitude de payer ses amants », lu;
arrache un léger mouvement de îa tète vite
arrêté.
L'Interrogatoire
- Dreyfus, levez-vous, dit le président.
Connaissez-vous cette pièce? l'avez-vous
écrite ? Et le président fait passer sous ses
yeux l'original du bordereau,
- J'affirme que non, répond Dreyfus, dans
une sorte de cri rauque qui, pour passer, ar-
rache la gorge étranglée par l'émotion. Je
suis innocent, mon colonel, continue avec
une intensité d'accent effrayante le capitaine
Dreyfus. Depuis cinq ans, je supporte tout
pour les miens parce que je suis innocent.
Je l'ai crié en 1894. Je le dis encore, mon co-
lonel.
Sa voix s'arrête. La phrase est coupée par
la douleur, 1a colère qui montent au cerveau
du malheureux. Il ^est pas paie, il n'est
pas blême, il y a dans sa peau du gris de fer,
du bleu d'acier. Il est terrifiant. Les larmes
montent aux yeux au spectacle do cette souf-
france vivante voulue par les frères d'armes
de cet homme.
Il ne pleure pas, mais ses jambes plient
sous lui. On le sent pris de vertige. Il n'a
point de larmes, mais au bout d'un moment
de silence il essuie ses yeux furtivement.
L'émotion est grande dans le public.
Lo président
- Examinons, dit 1e colonel Jouaust, la
contenu de cette pièce. Et,cela dit, le colonel
commence l'interrogatoire.
Est-il dreyfusard t Est-il antidreyfusard?
Gela, personnellement, me laisse froid.
Quelle que soit son opinion sur l'affaire, il la
préside en caporal qui instruit des recrues
du dossier, il paraît n'avoir lu que la déposi-
tion de Roget, qu'il a résumée an forme da
questionnaire qu'il lit à Dreyfus. D'ailleurs»
entre un document officiel et une affirmation
contraire du général Roget, c'est l'affirmation
Sue le président tient pour vraie. Quand
reyfus fait une réponse topique, il lui ré-
plique des : « Ça n'a pas d'importance, » ou ;
«Vous discuterez avec les témoins». Il va jus-
qu'à reprendre cette phrase de d'Ormesche-
ville : « Laissez-moi vous interroger et na
posez pas des questions », Le pauvre Dreyfus
n'avait pas posé de question, il avait fait re-
marquer que le mois de mai venait avant lo
mois d'août. A toutes les dénégations de
Dreyfus, il.oppose un : « Ce n'est peut-être
pas vrai », « Ce n'est pas impossible, u 1
- Rien n'est impossible, finit par dire d'une
voix douce mais légèrement railleuse l'accusé,
que celte hostilité attriste plus qu'elle na
l'irrite. Le colonel émet encore cette mons-
truosité : « »ea possibilité réunies
forment- des présomptions. 9
Pauvre Droyfus ! pauvre Dreyfus ! La jus-
tice du colonel Jouaust est celle da M, Roget
et de Ravarv.
A cet interrogatoire, partial et brutal,Drey-
fus oppose des répliques, en général, fort
précises; mais quand on lui apporte des fa-
bles trop grossières, il se contente de répon-
dra que, sans douté, le témoin se trompe, ou
qu'il sera curieux do voir telle pièce dont on
lui parle.
Cependant, on l'accable de récits nouveaux
et de questions absurdes ;Que faisiez-vous à
telle époque, à tel bureau ? Etes-vous allé à
telle date à tel endroit ? Avez-vous parlé à
celui-ci, à celui-là? N'avez-vous pas pu rece-
voir de tel camarade tel renseignement 1?
Avez-vous eu une écurie de courses?
Dreyfus, quoique un peu ahuri, quoique
paralysé par cette rentrée dans la lutte, aprés.
tant et tant da mois de silence, a réponse 4
tout.
« Il nie tout», dit près de nous, un natio-
naliste gui a écrit force articles sur les aveux,
et le président, qui vient de l'interroger sui
diverses notes du bordereau que Dreyfus af-
firme n'avoir pas connues (notes sur Mada-
gascar notes sur les pontonniers, etc.), s'é-
crie de même :
- Alors, vous ne saviez rien da rian da ce craf
sa passait à l'Etat-MajorI '
- Je savais, répond Dreyfus, tout ce qui con-
cernait la section des manoeuvres à laquelle j'ap-
partenais, ne savais pas ce qui se passait, ea
1 m, 4 la mobilisation,
- Bah t dit le colonel, quand des stagiaires
d'un bureau savent-quelque chose, les officiers det
autres bureaux rapprennent vite.
Voilà le» arguments de l'accusation 1 Nos
lecteurs liront attentivement, dans le compte
rendu analytique que publie l'Aurore, cet
interrogatoire, qui révélé la faiblesse inouïe,
le néant absolu de cette accusation renouve-
lée.
Le rapport d'Ormescheville était odieux :
retouché par Roget et réédité par le colonel
Jouaust, il est imbécile.
L'incident lui La. fia 4jb
Oincj Centimes
MARDI 8 AODT 1300
L'AURORE
Littéraire, Artistique, Sociale"-
"Directeur
ERNEST VAUCHAN
B OIT 3ïT E M E 3iT T S
t» î£
nuis ÎO . io . s .
DÉPART RM KNTS ET AUHïRlE. £4 » 18 » 5 »
GÏRAI'îàEttiUNIOWPOSTALfi). 85 . 18 » 10 ?
POUR LA RÉDACTION !
L S'adresser & M. A, BERTHIER
SêcrHair* de la Rédaction
ADRESSE T4LÈOR aphiqus : AURORE-PARIS
Directeur | l~ <
ERNEST VAUOHfrH-
LES ANNONCES SONT REÇUE» :
- Rue Montmartre - 149
àCX BUREAUX SU JOURNAL
to manuscrits non intérêt ne sont pat nndti
ADRESSER LETTRES ET MANDATS :
fc M. A. BOUIT, Administrateur
Téléphone : 102-88
LE PROCÈS DE RENNES - 1re AUDIENCE
INTERROGATOIRE DE DREYFUS - LE HUIS CLOS
Jas Renouvellements d'abonnement»,
Ch angementsd'adresse, Réclamations,
doivent toujours être accompa-
gnés de la dernière BANDE D'ADRESSE
L'INTERROGATOIRE
Le Matin noua donne le rapport officiel
sur le séjour de Dreyfus à l'Ile du Diable.
Au moment où s'ouvre le procès de Ren-
nes, nulle publication n'était plus à pro-
pos. Cest le condamné de 1894, l'accusé
Se 1899, qui se présente à nous dans la
simplicité vraie de sa parole et de Bon
geste pendant l'affreuse torture de
quatre interminables années. Il vient de
comparaître enfin devant des juges qui
vont lui soumettre les charges accumu-
lées contre lui par un soulèvement de
haines sectaires comme aucun homme
peut-être n'en supporta de pareilles, et
ui donner la parole pour répondre.
- Accusé, levez-vous. Vos nom, pré-
noms, etc.
Il a fallu dix-huit mois d'un combat
acharné de tous les jours, de toutes les
heures, pour amener ce dialogue, pour ob-
tenir qu'un Français, quoique juif, fût
jugé conformément à la loi. Tandis que
nous luttions ainsi du même coeur que
nous, eussions fait pour un chrétien acca-
blé par les juifs, que faisait-il lui, là-bas,
épuisant goutte & goutte une vie de misère
EDur lui-même, dé honte pour les siens î
. ne savait rien de nous, nous ne savions
rien de lui. Au plus fort de la bataille fu-
rieuse, il pensait :
geôle équatoriale, nous disions : « Ils
vont lo tuer, puis lui fabriqueront, après
sa mort, de faux aveux comme ceux qu'ils
ont tirés - lui vivant - d'une proclama-
tion d'innocence. »
Ils ne l'ont pas tué, mais ce n'est pas
leur faute. Us ont tout fait pour cela.
Le crime de 1894 ne parait plus qu'une
peccadille en comparaison du crime quo-
tidien de cinquante longs mois, dont pa s
une minute ne scanda le cadran sans
marquer le retentissement douloureux de
l'horrible blessure scélératement avivée.
Pour confident, personne que lui-même.
Toute ébauche de pensée écrite lui était
volée pour en tirer argument contre lui
par des interprétations mensongères. Let-
tres aux siens, pétitions aux Chambres,
supprimées à la fantaisie des tourmen-
teurs, quand, au Lord de la crise suprême,
il suppliait, en pleurant, qu'on ne le lais-
§ât pas devenir fou.
Il criait son innocence à la mer, cher-
chant par délit l'horizon la voile bienheu-
reuse qui devait apporter la nouvelle de
l'erreur officiellement reconnue. On lui
supprima la mer. Il jeta.it sa douleur aux
étoiles, on lui supprima le ciel. On l'ense-
velissait vivant, en lui retranchant tout
de l'homme et des éléments, ne lui lais-
sant de la terre que ce qu'il en faut pour
lés exhalaisons de la fièvre mortelle.
Et il a supporté cela sans faiblir- pour sa
femme, pour ses enfants, répétait-il. Il a
défié la mort, il a par un inexplicable
prodige vaincu la folie elle-même, fait
reculer le doute, d'autant plus ferme
Sans l'espérance qu'on organisait autour
de lui le désespoir.
Cynégire, à Marathon, s'accrochait des
bras, du cou, de la mâchoire, à la trirème
ennemie, et la tête tranchée demeura tes
dents enfoncées dans la carène du Mède.
Ainsi Dreyfus, vivant l'horrible tragédie,
banda tous ses ressorts sur cette seule
idée : mort ou vivant, ne pas lâcher prise.
L'espérance qu'on lui refusait du dehors,
il se la créa de sa volonté, et s'accrochant
à ce rêve qui paraissait de folie, il a pu
survivre par l'immuable résolution de
garder vivante sa chimère. Il a levé la
pierre du tombeau, ce spectre qui revient
3e la mort, et demain des gens de lettres,
qui l'insultèrent bravement quand il était
seul contre tous, chercheront sur sa face
les sillons de torture pour y découvrir des
preuves de trahison. Après ce qu'il a
souffert, ces outrages ne lui sont plus
qu'une suprême parure.
L'interrogatoire de pure forme que le
président Jouaust, a fait subir hier à
Dreyfus, reçoit du rapport officiel sur
"attitude du condamné au cours de l'in-
fernal supplice, chaque jour raffiné, un
merveilleux commentaire.
De l'interrogatoire lui-même, il n'y a
jien a dire, sinon que le président Jouaust
a paru se donner beaucoup de mal pour
établir que Dreyfus avait pu recueillir
telle ou telle information se rapportant
aux renseignements mentionnés par Es-
terhazy dans son bordereau de trahison.
Tout l'Etat-Major a pu avoir connaissance
de tel ou tel point spécial. Qu'est-ce que
cela prouve? Esterhazy étant l'auteur
avoue du bordereau, où trouve-ton le
lien de la trahison de Dreyfus? Voilà ce
que l'accusation, et le président, s'il se
fait son organe, ont charge de nous expli-
quer. Nous attendons avec tranquillité
«tte preuve.
Tandis que le colonel Jouaust se dépen-
sait çn : * Vous avez pu », je lisais !e
document du Matin et ie rêvais, pour le
président du conseil de guerre, qui a
charge de la justice et de la vérité, un
autre interrogatoire :
' - D'où venez-vous ?
- De l'Ile du Diable où j'étais en cel-
lule, avec quarante centimètres d'ouver-
ture sur le ciel, en vertu de la loi du 23
mars 1873 qui dit : « Le déporté, conduit
bûra dâ France et interné dans mi lin»
déterminé, y jouît de toute la liberté
compatible avec la nécessité d'assurer
la garde de sa personne et le maintien
de l'ordre ».
- On vous a mis aux fers 1
- Oui, du 6 septembre 1896 au 00 oc-
tobre de la même année.
- Pourquoi?
- Je l'ai demandé. On ne m'a pas ré-
pondu.
- Il parait que des journaux étran-
gers avaient parlé d'une tentative d'éva-
sion, qui, je le reconnais, n'a jamais
existé.
- Oui, Lebon craignait la presse anti-
sémite. C'est pour cela qu'on me vissait
chaque jour la double boucle dans la chair.
Vous avez, monsieur le président, la
lettre d'un témoin qui offre de prouver
que certains personnages politiques se
sont adressés à lui pour faire télégraphier,
de Londres à Paris la fausse nouvelle
d'une tentative d'évasion.
- Je le sais. Est-ce tout?
- Non. « Par mesure de précaution,
furent suspendus tous envois de lettres
destinées au condamné Dreyfus, toute
expédition de denrées ou d'effets quel-
conques, a l'exception de ceux qu'il se
procurera par Vin termédiaire des fonds
versés à son pécule ». Ainsi parle le rap-
port du 7 septembre 1896. C'était l'organi-
sation de la famine physique et morale.
Je ne sais comment il se fait que je n'en
sois pas mort. On m'a refusé d envoyer à
ma femme une dépêche ainsi conçue :
« Reçu lettre. Santé bonne. Baisers. »
- N'y a-t-il pas eu une alerte le
6 juin 1897?
- Oui, une simili-tentative d'évasion
que le gouverneur a dans son rapport dé-
clarée nécessaire pour !e rassurer sur
l'exécution du service !
- Dans quelle mesure y avez-vous
participé ?
- J ai été réveillé par les coups
de feu. J'ai vu deux revolvers braqués
sur moi, et l'on m'a dit que j'étais mort si
je faisais un mouvement. Je pensais :
« Ils vont tirer, puis allégueront que j'ai
voulu me aauver. » Je n'ai pas bougé.
- Cependant, le surveillant garda rap-
porte qu'il t croit avoir vu vos prunel-
les darder sur lui. » (sic).
- Le contraire serait assez surpre-
nant.
- Quand on vous a changé de case, à
cause d8 l'humidité « un des plus grands
ennemis de l'européen» (rapport du 10 dé-
cembre 1897) et du manque d'eau qui
étaient devenus une cause de maladie
pour vos gardiens, vous avez dit, en en-
trant dan3 votre nouvelle cage où un mur
de deux mètres cinquante masquait com-
plètement la vue : i Ah ! on va m'enterrer
ici. »
- C'était le mot de la situation.
- J'ai lu quelques-uns de vos propos
d'après les rapports officiels. Je vais vous
en donner lecture :
Le 1 mars 1895, avant de lé transférer da sa
cellule de l'île Royale à la case de l'Ile da Diable,
on l'avertit que toute tentative pour le faire échap-
per à l'application de sa peine serait réprimée
avec la dernière rigueur. Il repondit ? qu'il se sou-
mettait sans réserve.., a
t - Je jura sur l'honneur, car mon honneur
s est, croyez-le, resté intact en tout ceci, que j'at-
> tendrai avec résignation le moment ou mon in-
* nocence sera reconnue. Jo 110 suis pas coupable;
h il n'est pas possible qu'on n'en fasse pas; la
t> preuve bientôt. *
» En prononçant ce» paroles, les larmes sont
visiblement montées au* yeux de Dreyfus. * (Rap-
port mensuel, mars 1895.)
Le % juillet 1895, Dreyfus, interrogé sur son état
de santé, répond :
? - Je me porte bien pour le moment..» C'est
> le coeur qui est malade... Rien... » Ses paroles
deviennent inintelligibles et sont coupées par des
sanglots. Il pleure abondamment pendant un
quart d'heure environ. (Rapport mensuel de juil-
let.)
Le 13, & divers reproches qu'on lui adresse, il
déclare c qu'il voudrait calmer ses nerfs.,,, qui ne
pourront 1 être que lorsque son innocence sera re-
connue ». (Rapport de juillet.)
Le 15 août, Dreyfus, en réponse à une de-
mande du, commandant supérieur, dit en sanglo-
tant :
« - M, le colonel du Paty m'avait promis, avant
» mon départ de France, de faire poursuivre les
» recherches; je n'aurais pas pensé qu'elles pus-
» sent durer aussi longtemps ! J'espère qu'elles
» aboutiront bientôt, a (Rapport d'août 1895,)
Le 31, ne recevant pas de lettres de sa famille,
il s'est mis à pleurer, disant :
« - Voici dix mois que je souffre horrible-
» ment... « (Rapport d'août 1895.)
Le 7 septembre, « il reçoit dix lettres et pleure
abondamment en lisant ». Lo. 2, t vers six heures
du matin, le condamné a eu un spasme; il s'est
mis à sangloter, disant que cela ne pouvait pas
durer plus longtemps, que son coeur flairait par
éclater. » (Rapport de septembre 1895.)
Le 9 octobre, * il reçoit quatorze lettres, se met
aussitôt ùt les lire et dit, après quelques instants de
reflexion ; -= « Ï1 y a longtemps que je me serais
> logé une balle dans la tète, si je n'avais pas
» ma femme et mes enfanta, a (Rapport d'octobre
1893.)
Même émotion en novembre 1895. « Il a reçu
quinze lettres et pleure en les lisant. »
Le 31 décembre, il demande à télégraphier à sa
femme : « Reçu lettres, santé bonne, baisers, a
Mais le directeur de l'administration supérieure
estime * qu'il n'y a aucune raison de donner
suite ù la demande du condamné ». (Rapport de
décembre 1895.)
En janvier 1896, après le départ du comman-
dant supérieur chargé de lui annoncer le rejet de
pa supplique au président do la République, on
entend le condamné dire à haute vois : « Ma de-
» mande a été rejetée par le président; je m'y
* attendais. D'après les lettres que j'ai reçues der-
a nièrement, je voyais bien qu'on me cachait
a quelque chose... Pauvre humanité I,, On discute
a tandis qu'un homme qui est innocent reste en-
a tre quatre murs I Parfois, j'ai des envies de tout
» démolir et de mo démolir moi-même... Non, ce
a n'est pas cela qu'il faut que je fasse. Je dois
» aller jusqu'au bout, pour ma femme et mes
a enfants,,. Cependant, tout a une fin... » (Rap-
port de janvier 189&-)
JEn août 18^, au.commencement du mois, il
.reçoit sà correspondance, c 11 a beaucoup pleuré
en la lisant, a (!Rapport d'août 1896.) « Son atti-
tude générale est toujours la môme : soumise et
déférente. * (Septembre Il n'a jamais for-
mulé aucune plainte ni réclamation. * (Avril
1896.) * Il passe une grande partie de ses jour-
nées, assis à l'ombre derrière sa case, un livre
entre les mains; on l'entend parfois sangloter et
on le voit souvent cacher ses larmes. » {Juillet
1896.)
Le 9 août, à la lecture des lettres qui lui sont
parvenues j?ar la courrier, < il a beaucoup pleuré »4
et il a réclamé des livres, e pour tâcher d'oublier,
a car je ne peux penser, dit-il, qu'avec une exces-
a si va douleur au cerveau, et je ne peux même pas
a relire las lettres de ma femme. » (Rapport
d'août 1896.)
Cependant, la résignation dbnt il a fait preuve
jusqu'alors disparaît un instant, lors du refus qui
lui est opposé de mettre à sa disposition sa phar-
macie.
« - On n'a pas le droit, crie-t-il, de me faire
» ainsi mourir à petit feu, en m'infligeant tous les
a supplices. Je suis une victime expiatoire, et si
» j'ai réclamé une pharmacie, c'est que je crois
a avoir le droit, à un moment donné et choisi par
» moi, de mettre Un à une agonie qui se prolonge
» comme à plaisir... J'ai par moments mon cer-
» veau qui éclate, ma tête qui part. Je perds ma
» lucidité et je crains la folie. Je suis une vïc-
» Unie... S'il y a des coupables, ils sont au mi-
» nistère da t* guerre, qui m'a désigné comme
» victime pour cacher les infamies commises. »
(Rapport du 7 octobre 1897.)
Déjà, en mai de la même année, on l'avait en-
tendu dire à haute voix : 4 Jo suis sûr que l'on
» s'intéresse à moi en haut lieu et que la vérité
* finira par se découvrir. C'est pour cela qus je
» veux vivre, car je sens que, moi fini, ma femme
* tomberait immédiatement. Vous devez bien
a comprendre que je ne crains pas la mort ? je l'ai
» envisagée de près bien des fois. Ma famille voa-
» cirait la révision de mon procès ; mais ce n'est
» pas ce qu'il faut. C'est la découverte de la vé-
a rite ; c'est la réhabilitation pleine et entière. »
(Rapport du 0 mai 1897.)
Enfin, sur un brouillon de lettre déchiré par le
condamné, on à pu lira la phrase suivante : « Je
a déclare que non seulement je suis innocent.
» mais que Re demandais la lumiére, tant sur la
» lettre incriminée que sur ies papiers anonymes,
a aussi atroces que mensongers, qui ont été joints
» au dossier, » (Rapport du 10 mars 1898.)
Le 11 décembre 1897, Dreyfus sort encore une se-
condé fois de sa réserve. Il veut savoir à quoi s'en te-
nir « sur les promesses qui lui ont été faites après
sa condamnation > et, n'obtenant pas de réponse,
s'ecrie :
« - Docteur, je suis à bout de forces ; ce que
» je crains le plus, c'est de perdre la tête. Or, je
a préfère- mourir que de perdre la raison et de di~
a vaguer. Je m'en vais... je voua demande donc les
» moyens do me soutenir pendant un mots encore,
a Si alors je ne reçois pas de nouvelles de ma fa-
» mille, ce sera la fin. Je ne crains pas la mort, du
a reste !... Soulagez-moi I... a {Rapport de décem-
bre 1897).
L'année 1898 et les premiers mois de 1899 se
passèrent pour le condamné dans de» alternatives
do joie et de désespérance- Ï1 cherche à deviner,
dans les regards et les paroles de ses gardiens, le
résultat des démarches de sa famille, l'issue du
procès en revision engagé devant la Cour suprê-
me. Il ne cessa d'entretenir une correspondance
nombreuse avec les siens. Pendant ses quatre an-
nées de détention, II a écrit plus de mille lettres
adressées soit ù sa femme ou à son frère, soit au
président de la République, aux ministres, au gé-
néral de Boisdeffre, etc.. etc., et il a remis, con-
formément au règlement, plusieurs milliers de
brouillons de lettres inachevées. Sa correspon-
dance et celte des siens est si troublante aue le
commandant supérieur des lies du Salut en défend
la lecture aux gardiens, de crainte que leur sur-,
veillance ne perde de sa rigueur,
(Extrait textuel du rapport de M. Deniel :
« La lecture des lettres de la famille pouvant être
troublante pour le chef du détachement aussi bien
que pour les surveillants, je remets moi-même sa
correspondance au condamné, a
Qu'avez vous à dire î
- Toujours la même chose. Je ne com-
prends pas comment je ne suis pas
mort.
- Vous n'êtes pas mort, mais vous
avez été malade. Voici un extrait des
notes relatives à votre état de santé :
Le 15 mai 1895. (plaignes jour, après son arri-
vée à l'île du Diable, Dreyfus se déclaré malade.
Le 29, « dans la journée, il déclare avoir eu
deux fortes crises, comme au commencement du
mois ».
En octobre 1895, « interrogé sur son état de
santé, il répond que, maigre ia maladie de coeur
dont il est atteint, il se porte assez bien a.
En décembre 1895, * il se plaint de maux da
tête, do fièvre ».
c Le 12 février 1896, il se plaint de syncopes,
d'étouffements. II parle de battements de coeur,
d'afflux de sang au cerveau, et il ajoute: « Vous
» n'y pouvez rien ; c'est te résultat de mon état
» moral, b II a demandé qu'on fît venir îe médecin
pour le visiter ; mais» comme il ne paraissait pas
malade, cela lui a été refusé, a
En avril 1896, « Dreyfus aubit plusieurs crises
nerveuses ».
En juin 1896, « il a eu de violents accès de fiè-
vre, accompagnés de congestion au cerveau. Une
nuit, vers onze heures et demie, en essayant da se
lever, il est tombé, la face sur un petit baquet
placé dans le fond de s i case. Dans sa chute, il a
eu le visage et le front écorchés, Le surveillant de
garde a dù 1e relever,.. Sur sa demande, le con-
damné, qui ne peut plus manger de conserves, a
reçu des oeufs. Il refuse de prendre une potion to-
nique que le médecin lui a ordonnée, aoua le pré-
texte qu'il se sent trop faible pour la supporter.
Dreyfus s'affecte beaucoup ; aussi dépérit-il tous
lus Jours, a
En juillet 1896, a Dreyfus, îrés fatigué après
accès de fièvre, déclare ne pouvoir préparer ses
aliments et demande à les recevoir chaque jour
de l'hôpital, à titre remboursable »,
En octobre 1896, « le condamné a eu plusieurs
crises nerveuses P.
Plusieurs mois se passent, « la santé du dé-
porté est trôs ébranlée; il se plaint de palpitations
du coeur, de douleurs de tête, de crispations ner-
veuses ». (Rapport du 26 mai 1897.)
« La 13 avril, il a eè' une crise de faiblesse mo-
mentanée et il semblait ' avoir beaucoup de peine
à se mouvoir, à un moment donné. »
« Bien que sa santé ne soit pas mauvaise, on
constate cependant chez ïui un affaiblissement
aussi bien corporel qu'intellectuel. La silence con-
tinuel, auquel il a été soumis, a été aussi d'une
grande influence sur sa langue. H n'a répondu au
médecin qu'en faisant des efforts pour articuler.
Les phrases ne venant plus directement, il était
obligé de reprendre les mots pour exprimer sa
pensée. » (Rapport du 12 avril 1897.)
Le l*' octobre, & â hait heures du matin, îe dé-
porta Dreyfus est tombé dans sa case, en syn-
cope, qui a duré trois minutes environ. Médecin,
après examen, a déclaré que déporté Dreyfus a dû
repentir très probablement crise névropathie cé-
rébro-cardiaque, d'origine morale, déterminée par
refus mettre pharmacie à sa disposition. Le 29
matin, contre son ordinaire, déporté Dreyfus
avait vivement fait protestation 4 ce sujet. Grise
courte durée. » (Télégramme adressé à directeur
Administration pénitentiaire par commandant
iles du Salut.)
Le 17 décembre 1897, « Dreyfus est souffrant et
fiévreux. Il parie : « Je suis malade, d'où mon
a état moral inexprimable. J'ai la fièvre. Je ne
» tiens plus debout, je suis renduI... Docteur, je
» suis à bout de forces. Ce que je crains le plus,
b c'est de perdre la tôt® ; or, jo préféra mourir
a que de perdre la raison et de divaguer, Je m'en
» vais... »
En mars 1898, s Dreyfus est toujours dans un
grand état : d'énervement et, le moral Influant sur
e physique, sa santé est moins satisfaisante i,
(Rapport du 3.5 mars 1898).
« Les troubles cardiaques (palpitations, étouffe*
ments, etc.). sont toujours les mêmes et, au dire
du déporté, seraient môme plus accentuées».
(Rapport du 15 avril 1898,)
Le 11 novembre 1898, « il a un accès de fièvre
paludéenne bien caractérisé ».
La nuit, le 23 janvier entre autres, il est hanté
par dea cauchemars, il crie, « il se redresse sur
son séant, haletant, puis 11 s'étend à nouveau sur
sua itjl sans prononcer aue parole, mais uoa uaaa
avoir parcouru la chambre d'un regard anxieux ».
(Rapport janvier 1899).
- Qu'avez-vous à dire?
- Rien. C'est à peu près exact,
- Maintenant, nous allons vous ju-
ger.
- C'est bien le moins, puisque j'ai fait
la peine d'abord.
G. Clemenceau.
LIHK
En deuxième page z
Lô Compte Rendu analytique du pro-
cès de Rennes.
En troisième page :
Autour du Procès, par PH. DUBOIS.
En quatrième page :
La Catastrophe de Juvisy (suite).
I - JJr^ne de Grenelle.
DREYFUS
DEVANT
SES JUGES
Le revenant
Rennes, 7 juillet,
- Faites entrer l'accusé, dit le colonel
Jouaust.
L'adjudant huissier se leva, ouvrit au fond,
derrière l'estrade, la porto qui, les jours de
fête, donna accès aux artistes gagnant l'es-
trade. Quelques secondes s'écoulèrent. Drey-
fus parut.
Les yeux droits devant lui, les yeux fixés
sur la foule qui emplit l'audience, il entre.
Son pa3 est automatique et cadencé» uû. pas
que son énergie impose à son émotion. Un
pas qui est ferme, parce qu'il ne veut point
que ses jambes affaiblies vacillent. Il s'a-
vance.
Voit-il la foule dont les regards, l'at-
tention, l'angoisse, sont concentres sur lui?
Pense-t-il que cette masse d'hommes se
compose de deux armées, celle de ses bour-
reaux et celle de ses sauveurs ? Dans l'at-
mosphère qui l'enveloppe, dans cette gaie
lumière d'août qui baigne la salle, sent-il
tout ce qui flotte, tout" ce qui lutte de haine
féroce et de pitié immense, de sauvagerie et
de fraternité 4?
Peut-être. Mais qui saurait le dire ? Son
visage ne révélera rien de l'émotion atroce
qui l'agite. L'âme de ce martyr est enfermée
dans une enveloppe do fer. Immobile, es-
clave de sa volonté surhumaine, il semble
que sa face soit incapable de trahir ses sen-
timents. Il apparaît sans haine, sans colère,
sans mépris. À peine devine-t-on un voile de
tristesse sur ses traits. Il a figé sa physio-
nomie dans l'attitude du soldat qui passe !a
revue et ne parle que lorsque son supérieur
l'interpelle directement.
Hier", Dreyfus a eu doux cris de révolte poi-
gnants, en revoyant le bordereau et en ju-
rant une fois de plus qu'il n'en était point
l'auteur. Il a été pris d'une colère doulou-
reuse qui a étrangle sa voix, blêmi sa face,
fait trembler ses genoux, mais tout de suite
il s'est ressaisi, comme pris du regret d'avoir
perdu son attitude militaire. Il a calmé les
vibrations de sa voix. 11 a raidi ses jambes
et repris son impassibilité pour discuter à
nouveau point par point le Bordereau d'Es-
terhazy.
bon attitude fut pareille, dit-on, en 1894,
Elle explique la prévention de ses juges
contre lui. On lui on veut de n'être pas
l'homme qu'on serait, pensa-t-on, à sa
place.
Le public 1e révérait autre. Jamais, dans
les pièces do Jules Mary ou de Georges
Ohnet, un officier français calomnié n'aurait
ce visage ou cette attitude. Il faudrait l'oeil
profond et noir, avec de la tendresse dans le
regard, et l'oeil de Dreyfus est d'un bleu
faïence, son regard de myope est sans ca-
resse ; sa moustache devrait être épaisse
avec des pointes provocantes, do maigres
poils roux soulignent son nez aquilin; feu
Marais, Romain, Duflos, dans de tels rôles,
eussent rugi des protestations violentes,
lui, brisé par la discipline d'abord, par les
bourreaux de la chiourme ensuite, il se garde
de tout ce qui n'est point correct et militaire.
On lui voudrait l'allure d'un héro3, mais ce
héros da la plus effroyable aventure n'a que
la mine d'un impeccable fonctionnaire.
Venus là comme au théâtre, certains, sans
le savoir, sont déçus qu'il soit lui-même et
vexés qu'il ne joue pas ia comédie. D'autres
le trouvent laid et vieilli, parce qu'il rappelle
certains portraits, certaines estampes ancien-
nes. Comment, au reste, cinq ans de torture
n'auraient-ils pas bouleversé sa physiono-
mie?
Il a expliqué, dans un propos rapporté ces
temps-ci/pourquoi les muscles de sa face na
bougent pas aisément : « Mon corps ne con-
naît plus la souffrance », a-t-il dit. Sa seule
arme pendant qu'on le tourmentait sur son
rocher fut la résignation impassible, sa seule
vengeance fut ae ne point laisser voir ce
qu'il souffrait. Il a sauvé dos bourreaux son
esprit et son corps. Mais sa physionomie
s'est figée dans la s outrance et ie malheu-
reux à présent apparaît avec un masque de
cire et des traita momifiés.
Le corps a souffert aussi. Sous son uni-
forme neuf, on ne sent plus de chair. Est-ce
un porte-manteau qui relève ainsi ies épaules
du dolman? Sont-ce des tringles de fer qui
tiennent écartées les manches loin du corps?
Non, c'est un buste de revenant et tandis
qu'il s'avance de son pas volontairement
calme et régulier, nous regardons Lebon qui
! fixe sur lui son oeil do borgne. Mercier qui
s'efforce de lie point broncher, Boisdeffe qui
; SE demande sans doute pourquoi le comman-
dant Coffinières n'a pas permis à Dreyfus de
lui envoyer du Cap-Vert le témoignage de sa
reconnaissance.
Dreyfus a passé devant eux, la tête haute.
Alertement, il a monté les marches de l'es-
trade. Il s'arrête face au colonel Jouaust et
fait le salut militaire- Il s'assied sur la chaise
préparée, face au conseil de guerre, devant
M« Démangé.
Au banc de la défense sont assis auprès de
l'éminent avocat, M® Collenot, son secrétaire,
Mc Hild et, au^ bout du banc, l'un de ceux
qui ont ramené ïa victime de l'Etat-Major :
M« Labori,
Avant l'audience
J'ai décrit tout de suite l'entrée de Dreyfus,
parce que, de toutes les impressions de la
matinée, celle-là domine. En elle se sont ré-
sumées les autres. Mais il faut consacrer
quelques lignes à l'entrée du public, à celle
es témoins.
La salle pour la presse, avec ses bancs de
bois blanc fleurant non le sapin, son estrade
de fête scolaire et, tout autour des murs, des
cartouches avec des noms d'intellectuels bre-
tons : Renan, Chateaubriand, etc.
La salle d'audience a quelque chose de
clair, d'honnête, de reposant. Et dans ce
procès, où le parallélisme des scènes s'im-
pose sans cesse, nous revoyons la soirée d'hi-
ver pluvieuse et glacée, la salle étroits et
puante de l'hôtel Récamier où siégèrent les
juges de 1894,
Le public, contenu en arrière du prétoire,
est composé de ce qu'on appelle au Palais
de Justice, à présent : le personnel de l'Af-
faire. Depuis le procès Zola, nous sommes,
journalistes et curieux, toujours les mêmes
à toutes ces audiences. Nous avons dos grands
premiers rôles, des utilités, des pannes et
même une Gélimène qui siège aujourd'hui,
seule élue, derrière les juges du conseil, au-
près de MM. Paléologue et Chamoin, les
deux inséparables.
Au milieu du prétoire, des chaises pour les
témoins, des sièges de velours rouge pour
MM. les généraux ; des fauteuils pour MM.
les ex-ministres et pour M. Casimir-Perier.
Un petit chat, gros comme le poing,et qui,
lui, n'a pas le sens de la gravité dos choses,
grimpe, avant l'audience, sur ces fauteuils,
et, dans une course folle, cabriole autour de
sa queue, Mais bientôt, il s'enfuit épouvanté.
Les témoins sont introduits et l'animal a vu
Lebon.
Le défilé
En tête du défilé que le greffier introduit,
marche l'ancien président de la République,
souriant; Billot, avec sa face de vieux dogue
édenté, trottine derrière lui; justement et
légalement, Mercier suit, tachant d'adoucir
d'un sourire sa face de vieille femme men-
teuse et méchante. Puis viennent Lebon,
l'horrible Lebon, Lebon le borgne; Guérin,
l'ancien garde des sceaux. Enfin, avant Bois-
deffre, Varinard, qui évidemment, dans la
hiérarchie de l'Etat-Major, ne doit pas être à
sa place,
Bertillon, la face tourmentée d'inquiétude
et l'oeil perdu dans un rêve, entre avec un
deuxième groupe et s'asseoit non loin du
colonel Picquart, près de M. Bertulus; à côté
le commandant Hartmann. Devant eux, cité
par la défense, Lebrun-Renaud, tête de bri-
gadier de gendarmerie terrible aux vaga-
bonds. Les autres officiers et civils se pla-
cent çà et là, sans ordre.
Le conseil - sept heures sonnent - Portez
armes ! présentez armes 1 le conseil fait son
entrée. Les sept juges sont officiers d'artille-
rie, et l'on se souvient avec stupeur en ies
voyant que le conseil de 1894 ne contenait
que des cavaliers et des fantassins pour tran-
cner des questions techniques. Mercier, flair
d'artilleur, n'avait placé dans ce tribunal
que des incompétents.
D'une voix étranglée, le sang affluant aux
pommettes, Dreyfus donne ses noms et pré-
noms. Il a la vision que tout recommence,
et mot à mot voici qu'on lui répète ce qu'on
lui disait en 1894 : « Vous allez entendre les
charges portées contre vous, asseyez-vous, »
Et Dreyfus s'assied sur le bord de sa chaise,
à demi tourné vers lo greffier qui lit la pro-
cédure. Il tient de ses mains gantées de blanc
son kèpi reluisant neuf. Une deuxième fois,
il va jouer sa vie et son honneur.
Le greffier lit le réquisitoire do M. Manau,
énumérant les faits nouveaux, relevant la
communication de pièce1*, le faux Henry, les
aveux d'Esterhazy, l'histoire du papier pe-
lure, etc., etc. Et, dans cette courte et sèche
étm nié rat ion, se dresse le véritable acte
d'accusation de l'affaire, le tableau des cri-
mes de l'Etat-Major. Puis vient l'arrêt de la
Cour suprême, signé dos quarante-cinq con-
seillers dont il est l'immortel honneur. Gré-
Çon, Petit, Lepelletier y mirent leurs noms,
l'importe, ils doivent être confondus avec ,
ceux qui ont sauvé l'honneur de la justice
française. Ils le méritent, étant de leur com-
pagnie, Le châtiment de Quesnay ce sera de
n'avoir pas son nom au bas de cette page
admirable de notre histoire judiciaire,
- Faites l'appel des témoins, dit le prési-
dent.
Casimir-Perier répond un « Présent » qui
sort du bas de son col ouvert, Ceux de Billot
et de Mercier sont tout militaires. Celui de
Cavaignac est fluet, sourd. Il sonne faux,
Picquart le répond de sa voix mordante, M.
Freystaetter d'une voix forte. M. Bertulus le
dit presque comme Casimir-Perier. Mme
veuve Henry, qu'on est stupéfait de voir à
cette audience, ae lève à l'appel de son nom,
toute on deuil. Du Paty no répond pas.
- Indisponible, interrompt le commis-
saire du gouvernement, montrant un certifi-
cat de maladie, .
On sourit. ,
- Esterhazy ? ; 7 ,
Nul ne répond. ^ r '
- Demoiselle Pays?
Tout se tait»
Le commissaire du gouvernement s'expli-
que sur le cas des divers témoins absenta.
Retenons ceci: M. Esterhazy, dit-il, viendra
ou ne viendra pas. Gela dépend de lui, mais
j'estime qu'il n'y a pas d'hésitation à avoir,
on doit passer outre aux débats. Il viendra
s'il veut. Quant à la demoiselle. Pavs, elle
n'a pas été touchée. Le commissaire du gou-
vernement veut dire pas touchée par la oit*
tion.
Le conseil sa retire pour en délibérer. Il dé-
cide de passer outre aux débats. A quoi bon,
Esterhazy, en effet? Ses lettres, son papier
pelure, son aveu solennel écrit, confirmé,
contresigné, ne sont-ils pas au dossier plu»
décisifs que sa parole de Uhlan versatile î
Le rapport
Les témoins retirés, on leur rend la liberté
pour quatre jours. La procédure réglée, le
f reffier se relève et lit l'acte d'accusation de
894, îe^ misérable rapport de Besson d'Or-
m esche ville. Ahl l'on comprend qu'on ait
chassé la presse de l'audience en 1894 avant
de lire cet amas d'insanités atroces. Si nous
l'avions entendu dans la solennité de l'au-
dience, alors comme aujourd'hui , si l'on
n'avait pas caché au public cette honte,
Dreyfus n'aurait pu être condamné sans que
le jugement soulevât tout de suite une stu-
peur universelle.
L'épreuve de la dictée, les conclusions dos
experts, le caractère souple convenant à l'es-
pionnage, l'histoire des cercles qui n'ont pas
d'annuaires et si mal fréquentés que la jus-
tice ne peut en recevoir chez elle les habitués,
la femme « pas catholique », îa bourse et ïe
coeur, toutes ces balivernes des bars surtout,
cette volonté accusatrice qui tirade la fer-
meté des dénégations une preuve de cynisme,
de la concordance des réponse» une prouva
d'habileté, et, par l'absence des charges dé-
couvertes, établit la dissimulation d« l'ac-
cusé et la préméditation du crime, tout cela
eftt soulevé les colères avant qu'une moitié
de peuple se hit, en dépit du bon sens, der-
rière des criminels empanachés, engagée à
fond contre la justice,
Dreyfus, cependant, écoute sans remuer ce
monument d infamies. Pourtant, une igno-
minie plus basse que les autres sur Mme
Dida, « qui aurait été sa mal tresse et qui
avaît l'habitude de payer ses amants », lu;
arrache un léger mouvement de îa tète vite
arrêté.
L'Interrogatoire
- Dreyfus, levez-vous, dit le président.
Connaissez-vous cette pièce? l'avez-vous
écrite ? Et le président fait passer sous ses
yeux l'original du bordereau,
- J'affirme que non, répond Dreyfus, dans
une sorte de cri rauque qui, pour passer, ar-
rache la gorge étranglée par l'émotion. Je
suis innocent, mon colonel, continue avec
une intensité d'accent effrayante le capitaine
Dreyfus. Depuis cinq ans, je supporte tout
pour les miens parce que je suis innocent.
Je l'ai crié en 1894. Je le dis encore, mon co-
lonel.
Sa voix s'arrête. La phrase est coupée par
la douleur, 1a colère qui montent au cerveau
du malheureux. Il ^est pas paie, il n'est
pas blême, il y a dans sa peau du gris de fer,
du bleu d'acier. Il est terrifiant. Les larmes
montent aux yeux au spectacle do cette souf-
france vivante voulue par les frères d'armes
de cet homme.
Il ne pleure pas, mais ses jambes plient
sous lui. On le sent pris de vertige. Il n'a
point de larmes, mais au bout d'un moment
de silence il essuie ses yeux furtivement.
L'émotion est grande dans le public.
Lo président
- Examinons, dit 1e colonel Jouaust, la
contenu de cette pièce. Et,cela dit, le colonel
commence l'interrogatoire.
Est-il dreyfusard t Est-il antidreyfusard?
Gela, personnellement, me laisse froid.
Quelle que soit son opinion sur l'affaire, il la
préside en caporal qui instruit des recrues
du dossier, il paraît n'avoir lu que la déposi-
tion de Roget, qu'il a résumée an forme da
questionnaire qu'il lit à Dreyfus. D'ailleurs»
entre un document officiel et une affirmation
contraire du général Roget, c'est l'affirmation
Sue le président tient pour vraie. Quand
reyfus fait une réponse topique, il lui ré-
plique des : « Ça n'a pas d'importance, » ou ;
«Vous discuterez avec les témoins». Il va jus-
qu'à reprendre cette phrase de d'Ormesche-
ville : « Laissez-moi vous interroger et na
posez pas des questions », Le pauvre Dreyfus
n'avait pas posé de question, il avait fait re-
marquer que le mois de mai venait avant lo
mois d'août. A toutes les dénégations de
Dreyfus, il.oppose un : « Ce n'est peut-être
pas vrai », « Ce n'est pas impossible, u 1
- Rien n'est impossible, finit par dire d'une
voix douce mais légèrement railleuse l'accusé,
que celte hostilité attriste plus qu'elle na
l'irrite. Le colonel émet encore cette mons-
truosité : « »ea possibilité réunies
forment- des présomptions. 9
Pauvre Droyfus ! pauvre Dreyfus ! La jus-
tice du colonel Jouaust est celle da M, Roget
et de Ravarv.
A cet interrogatoire, partial et brutal,Drey-
fus oppose des répliques, en général, fort
précises; mais quand on lui apporte des fa-
bles trop grossières, il se contente de répon-
dra que, sans douté, le témoin se trompe, ou
qu'il sera curieux do voir telle pièce dont on
lui parle.
Cependant, on l'accable de récits nouveaux
et de questions absurdes ;Que faisiez-vous à
telle époque, à tel bureau ? Etes-vous allé à
telle date à tel endroit ? Avez-vous parlé à
celui-ci, à celui-là? N'avez-vous pas pu rece-
voir de tel camarade tel renseignement 1?
Avez-vous eu une écurie de courses?
Dreyfus, quoique un peu ahuri, quoique
paralysé par cette rentrée dans la lutte, aprés.
tant et tant da mois de silence, a réponse 4
tout.
« Il nie tout», dit près de nous, un natio-
naliste gui a écrit force articles sur les aveux,
et le président, qui vient de l'interroger sui
diverses notes du bordereau que Dreyfus af-
firme n'avoir pas connues (notes sur Mada-
gascar notes sur les pontonniers, etc.), s'é-
crie de même :
- Alors, vous ne saviez rien da rian da ce craf
sa passait à l'Etat-MajorI '
- Je savais, répond Dreyfus, tout ce qui con-
cernait la section des manoeuvres à laquelle j'ap-
partenais, ne savais pas ce qui se passait, ea
1 m, 4 la mobilisation,
- Bah t dit le colonel, quand des stagiaires
d'un bureau savent-quelque chose, les officiers det
autres bureaux rapprennent vite.
Voilà le» arguments de l'accusation 1 Nos
lecteurs liront attentivement, dans le compte
rendu analytique que publie l'Aurore, cet
interrogatoire, qui révélé la faiblesse inouïe,
le néant absolu de cette accusation renouve-
lée.
Le rapport d'Ormescheville était odieux :
retouché par Roget et réédité par le colonel
Jouaust, il est imbécile.
L'incident lui La. fia 4jb
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