Titre : Sept : l'hebdomadaire du temps présent
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1936-08-21
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328675548
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 2576 Nombre total de vues : 2576
Description : 21 août 1936 21 août 1936
Description : 1936/08/21 (A3,N130). 1936/08/21 (A3,N130).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k6555397p
Source : Les éditions du Cerf, 2013-279428
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 22/10/2013
Conrad Veicht joue le rôle de Raspoutine, dans le film qui donne lieu à un procès
retentissant.
U
NE belle tragédie bien ordonnée, qui se déroule en
alexandrins sonores sous les feux de la rampe,
peut nous faire passer une bonne soiree et eveil-
ler en nous le sentiment du beau et du grandiose. Mais
cette même tragédie, transposée dans la rue, ea la
lumière crue du soleil, une pièce dont les péripéties se pro-
longent pendant des années — est un spectacle bien moins
attrayant, surtout si l'on en devient un comparse involon-
taire. C'est un peu sous le premier de ces aspects que
nous nous représentons ordinairement une révolution ; une
sorte d'orage qui s'abat sur le pays, déracinant les trônes,
emportant, dans un souffle furieux, les traditions, les pri-
vilèges, les situations acquises, renversant les temples, étei-
gnant la flamme des cierges ; une folie collective qui saisit
les hommes, les foules, et qui leur fait détruire les bases
mêmes de leur existence historique, pour les laisser un jour,
hagards et exténués, devant les ruines accumulées.
Pourtant, ce tableau, terrible certes, mais qui ne manque
pas d'une certaine grandeur sauvage, n'est qu'une image
romantique. Une révolution, telle que je l'ai vue et subie
pendant six interminables années, n'a rien de grand, ni
de noble. C'est un mélange informe de scènes les plus
poignantes et d'épisodes de la bouffonnerie la plus basse,
un déchaînement de petits sentiments, de cruauté, de
lâcheté, de palinodies, d'assassinats, — du sang dans de la
boue.
Ce sont des impressions prises sur le vif, un fil1***
tourné un peu partout : dans la rue, dans les salons, a la
Tchéka, dans l'armée rouge, au milieu des matelots de
Cronstadt, bref le visage même de la révolution, que
j'essaierai de présenter au lecteur.
l --- -- - Ii
j L
Lecteurs au numéro.
n'achetez plus SEPT !
* il est trop cher
•
1 abonnez-vous
cela vous fait gagner neuf francs
en fin d'année
un an : 30 fr. - six mois : 16 fr.
Rédt de la R volutu trd
inédit par un témoin
RASPOUTINE
Raspoutine. nom évocateur
de sortilèges et d'orgies, nom
exploité jusqu'à la corde par les
« producers » de films sensation-
nels et les auteurs de romans-
feuilletons. Raspoutine, le
« moine aux yeux verts », le cy-
nique débauché, l'espion alle-
mand, le mauvais génie de la
Russie. Où est la vérité dans
tout ceci, quelles sont les limi-
tes de la légende ?
— Oui, grand-père, on l'a
forcé à renoncer au trône.
r ai vu Raspoutine
J' ai vu Raspoutine. J'ai pas-
sé une soirée entière avec lui ;
j'ai écouté ses discours ; j'ai af-
fronté son regard, qui, paraîtil,
hypnotisait les volontés. Et de-
puis, cette énigme vivante, cet
homme, doué d'une force, d'une
vitalité surprenante @ c-iii bravait
presque la mort, m'a attiré et in-
quiété tout à la fois ; j ai consa-
cré de nombreuses heures de tra-
vail, de recoupements, d enquê-
tes, à cette étude, parue ensuite
en librairie. Ici, je ne parlerai
que de ce que j'ai vu de mes
yeux, j'essayerai de donner une
image, exacte comme une pho-
s tographie, de l'homme, auquel
on attribuait un pouvoir surna-
turel.
« Voulez-vous connaître Raspoutine ? » me demanda
un jour l'un de mes amis, qui avait ses entrées chez le
« staretz ».
Connaître ce phénomène dont 1 univers tout entier s oc-
cupait ! Ma curiosité, je l'avoue, se trouva fort excitée.
Mon ami vint me chercher à l'heure indiquée ; un
« isvostchik » nous conduisit au petit trot de son cheval
poussif, devant une maison neuve de la Gorochovaïa,
triste et froide comme une caserne. Une cour à traverser,
une porte à pousser et nous voilà dans un escalier en coli-
maçon, un escalier aussi froid, aussi désespérément pau-
vre et mesquin que la maison elle-même. Quatre étages
à monter entre des murs, blanchis à la chaux.
Mon ami presse le bouton d'une sonnerie ; la porte
s'ouvre. Une femme au visage placide, neutre et fatigué,
nous fait entrer dans une petite antichambre, et de là,
dans une très modeste salle à manger. Le satrape, qu'on
accuse de remuer des millions, loge cette opulence dans
le cadre étriqué d'un appartement d'ouvrier.
Sur la table, un samovar chante sa mélancolique petite
chanson. Des tasses à demi-pleines de thé traînent un peu
partout, au milieu d'une débandade de gâteaux émiettés.
Au beau milieu, comme surtout de table, se dresse une
caisse de bois blanc, remplie de pommes, présent au
« staretz », de quelque paysan de son village.
Autour, plusieurs dames, deux hommes, l'un âgé,
solennel, guindé, l'autre jeune, timide, rougissant. Et au
bout, affalé sur une chaise, Raspoutine.
Portrait du staretz
Il se lève à notre entrée et tend la main à mon ami qui
me présente. Je sens sur moi un regard furtif, perçant et
qui s'écarte aussitôt. Le « staretz » prononce quelques
parol es de bienvenue et nous invite du geste, à nous
asseoir.
La conversation s'engage avec quelque peine et traîne
paresseusement de sujet en sujet, comme un client diffi-
cile et dégoûté, qui n'arrive pas à fixer son choix.
Pendant ces instants de gêne, j'observe le « staretz »,
et, chose étrange, j'éprouve l' impression du « déjà vu ».
L'homme est osseux, fortement charpenté, d'une taille
un peu au-dessus de la moyenne. Des cheveux longs,
plats, huileux, séparés par une raie, encadrent un visage
maigre, coupé d'un nez fort et épais ; sa bouche, large,
aux lèvres minces, disparaît sous la broussaille d'une
moustache et d'une barbe brune, assez longue, mais peu
fournie. Les yeux du « staretz » sont petits, gris de fer,
profondément enfoncés dans l'orbite et animés d'un mou-
vement presque continu. Parfois, l'espace d'un instant, il
me fixe d'un regard méfiant, d'un regard de maquignon.
Raspoutine est vêtu d'une blouse russe de soie et de lar-
ges pantalons de velours, enfoncés dans des bottes à haute
tige.
Ces traits rudes, ces vêtements, ces bottes, toute cette
silhouette familière, je les ai vus cent fois, mille fois, de
la Baltique à l'Oural, de la Mer Blanche à la Mer Noire,
dans les villages, aux foires, sur les routes poudreuses de
la Russie, dans les rues des grandes villes. Raspou-
tine, c'est l'isvostchick qui nous a amené ici, c'est le
paysan qui marche derrière sa charrue, c'est le porteur
qui s'empare de nos bagages à la gare. Raspoutine, c' est
l'homme qu'on représente dans les géographies illustrées
avec la simple légende : Moujik russe.
Le prophète parle
Maintenant la conversation s'est animée ; on parle de la
guerre, comme on en parle partout. 1
Raspoutine s'agite sur sa chaise.
« La guerre est un grand malheur, dit-il, des chrétiens
ne devraient pas se battre et s' entretuer.
« Pourquoi ne l'as-tu pas dit au Tsar ? demande une
dame couperosée à la voix perçante. - ;
Le « staretz » a un haut-le-corps.
« Pourquoi ! s'exclama-t-il. Mais parce qu'on m' en a
bien empêché en me faisant ouvrir le ventre par cette sata-
née Gausséva. i
Je connais l'histoire. Dans les journées qui précédèrent
la déclaration de guerre, une femme mystérieuse s'était
présentée à Raspoutine et lui avait enfoncé un énorme
couteau dans le ventre. Un autre en serait mort. Raspou-
tine n'en fit qu'une courte maladie. Lorsqu'il s'en remit,
on se battait déjà sur tous les fronts.
« Et que devons-nous faire maintenant, qu'en penses-tu
Grégory Efimovitch ?
« Ce que nous devons faire ? Mais nous battre, pardi,
nous battre pour vaincre, pour chanter une messe de grâces
à tante Sophie ! L
Les traits rudes du « staretz » se sont défendus ; une
expression d'extase les traverse. Il parle nerveusement, par
petites phrases courtes et hachées, pleines de dictions
populaires, d'expressions imagées, de citations des Ecri-
tures. Puis il écoute attentivement ce qu' on lui répond,
et réfléchit avant de reprendre la parole.
La voix de la dame couperosée se fait entendre à nou-
« Y a-t-il longtemps que tu as été au palais ? » Une
ardente et indiscrète curiosité de commère vibre dans ces
- mots.
Raspoutine jette un regard distrait sur les murs, soupire,
saisit une pomme, la casse en deux et mord dans la chair
craquante du fruit.
« Rien ne vaut les pommes de mon village I » déclare-
t-il avec satisfaction.
Les joues de la dame tournent au ponceau, mais elle se
le tient pour dit.
Raspoutine parle de son village ; il en parle avec amour,
avec un profond et poétique sentiment de la forêt sibé-
rienne, des champs illimités, des praieries qui éten-
dent à perte de vue leur tapis diapré.
Le secret de la puissance t
Et c'est en écoutant ces paroles simples, émues, naïves
parfois, que la lumière se fait dans mon esprit et que je
découvre brusquement la cause de l'influence mystérieuse
du « staretz » au palais.
Le Tsar, on le sait, n'aime pas la « société » de Pétro-
grad ; il méprise les salons et leurs potins et le déclare
tout crûment à l'ambassadeur de France ; il n'a pas con-
fiance dans ses ministres, car il sent leur sourde hostilité et
les rivalités qui les déchirent. Peu à peu la famille impé-
riale s'est retirée du monde, elle s'est confinée dans son
palais de Tsarskaé, dans une existence patriarcale et de
sévère dévotion. ¡
Un paysan est venu ; il a soulagé les terribles souf-
frances du petit tsarévitch, ces crises contre lesquelles les
médecins s'avouent impuissants ; il a parlé au Tsar, comme
nul ne lui a encore jamais parlé, il lui a apporté dans "o
langage rude, la voix même de son peuple, la voix de
la terre russe, cette voix qui se perd, s'étiole dans les
bureaux de Pétrograd et que les ministres présentent atl
il - - - -
VIENT DE PARAITRE 1
Communistes
et catholiques {
par Marc SCHERER j;
•
AUX EDITIONS DU CERF
JUVISY (Seine-et-Oise).
•
1 volume : 5 fr. - Franco : 6 fr. 1
souverain, comme des fleurs desséchées entre les feuillets
de leurs rapports pompeux et satisfaits. Et, chose surpre-
nante, incroyable, jamais vue, ce moujik ne demande
rien, ni argent, ni honneurs, ni croix, ni titres.
Nicolas Il est un mystique, profondémment pénétré du
sentiment de sa mission et du rêve millénaire de tous les
autocrates russes : l'union du Tsar avec son peuple. Et,
dans l'esprit du souverain, la présence au palais de ce
paysan, n'est-elle pas comme le symbole vivant de cette
union ?
C'est un homme, donc un pécheur
Je fis part de ces pensées à mon ami, lorsque une heure
plus tard, nous remontions la Gorachevaïa sous la
lumière crue d' une lune, qui s'étalait dans un ciel glacial.
4 '-. « Peut-être bien. » grommela-t-il à travers l'écran de
ses moustaches couvertes de givre. J' insistais. Raspoutine
m'avait ému et intéressé. Mon ami céda enfin.
« Je comprends ce que vous voulez dire. Le Tsar est
certainement mystique, comme l'a été son aïeul Alexan-
dre Ier et, croyez-moi, Raspoutine l'est aussi ».
« Mais ses orgies ? »
Il haussa les épaules.
« Bêtises ! Le paysan russe aime la vodka, Raspoutine
est un paysan civilisé : il préfère le madère. Voilà tout.
« Est-ce bien tout ?
Mon ami s'arrêta brusquement et saisit le bouton de
mon pardessus.
« Comprenez donc bien, moraliste impitoyable, que
Raspoutine n'est ni un saint, ni un moine et n'a aucune
prétention à l'être. C'est un homme, donc un pécheur
comme vous et moi. Ni plus, ni moins. Tout le reste est
légende, qu'on fait courir pour.
« Pour quoi ?
« Pour justifier son assassinat.
Ce fut à mon tour de m'arrêter.
« Comment ! On veut l'assassiner ?
« Mais cui, tout le monde le sait, et il le sait lui-même
comme tout le monde.
« Pourquoi ne se fait-il pas protéger ?
« Par qui ?
« Mais par la police !
ic Enfant ! Raspoutine sera assassiné par quelqu' un de
son entourage, par quelqu'un qu'on ne penserait jamais à
soupçonner. Vous vous souvenez du « Lorenzaccio » de
Musset ?
« Certainement 1 la plus belle œuvre dramatique du
siècle.
« Eh bien, il y a certainement, parmi les amis de Ras-
1.' poutine, un Lorenzaccio qui prépare son coup. »
Le coup de Lorenzaccio
Un matin, une quinzaine de jours après cette soirée, la
sonnerie du téléphone m'arracha à la lecture de mon
journa l.
C'était la voix de mon ami. Elle me sembla étrange-
ment émue et assourdie.
« Allo ! vous m'entendez ?
« Parfaitement. Que se passe-t-il ? »
Une pause, puis la voix reprit :
« Lorenzaccio a commis son crime.
« Lorenzaccio ? quel crime ? »
Mais le téléphone resta muet.
Le lendemain, la rumeur publique m'apprit que dans
la nuit du 16 décembre Raspoutine, invité chez son ami
intime le prince Youssoupof , jeune esthète efféminé
et somptueux, y avait été sauvagement massacré à coup de
revolver et de matraque par le prince et ses amis.
Deux jours après, on retrouva le corps du « staretz »
dans la Néva ; l' autopsie démontra qu'il y avait été pré-
cipité vivant encore.
Et le coup de feu du prince Youssoupof donna le pre-
mier signal de la révolution.
Les premiers jours de la révolution
Ce 8 mars, vers onze heures, je sors de chez moi pour
me rendre à la place Marinskaïa, où j'ai affaire. L'air
est très vif, avec un pâle soleil qui s'efforce de sourire
à travers un léger voile de brouillard. Le Newsky me
paraît singulièrement animé, la foule disparate qui, en
deux courants contrairesremonte et descend la Perspec-
tive, n'est pas celle de tous les jours : beaucoup d'ouvriers,
quantité de badauds.
Du reste, cette foule est fort calme, presque joyeuse,
d'une joie d'école buissonnière. Et c'est un peu ce qui
se passe : les ouvriers font grève.
Et, certainement, nul ne se doute que ce jour, si calme,
est le premier de la Révolution, le léger craquement qui
précède l'écroulement de l'édifice millénaire.
Certes, les braves gens jalonnent toujours les croise-
ments des rues, les portiers galonnés ornent toujours de
leur superbe prestance les vestibules des ministères, les
soldats saluent toujours aussi respectueusement leurs offi-
ciers, mais la foule sent, et nous tous avec elle, que tout
ceci n'est plus qu'un décor, derrière lequel il n'y a que
le vide.
L'empereur, parti la veille pour le front, a confié la
ville au général Khabalov ; le président du Conseil,
prince Galitzine, s'est vu également revêtu de pouvoirs
extraordinaires. Et pourtant, le ministère tout entier, le
gouverneur de la ville, l'autorité militaire, semblent frappés
de paralysie. Et la foule, de joyeuse qu'elle était, com-
mence à devenir houleuse, comme les bêtes d'une ména-
gerie qui sentent leur dompteur gagné par la peur. Le len-
demain, des morceaux de glace, arrachés au pavé gelé,
mitraillent la police impassible et qui a reçu l'ordre de
ne pas riposter. Le général Khabalov n'est plus qu'une
loque gémissante, effondrée dans un fauteuil, et comme
on presse le ministre de la guerre de faire marcher la
troupe contre les émeutiers, il s'écrie : « Tirer sur la
foule ? Jamais ! Pensez à l'impression que produirait sur
les ambassadeurs alliés la vue des cadavres dans les
rues ! ». ^#ip»"^• — -
Première victoire de la Révolution
Ce jour, 11 mars, j'assiste, sur le Newsky, à une scène
émouvante. Une - foule hurlante avance en masse
compacte, vers le pont qui enjambe la Moïka. Des dra-
peaux rouges, des placards incendiaires, oscillent au-
dessus des têtes. En face, sombre, impassible, une sotnia
de cosaques barre la Perspective. Les hommes, le bonnet
de fourrure sur l'oreille, ont superbe alluie dans leurs
uniformes, sanglés à la taille ; mais leurs visages, recuits,
tannés par le soleil, le vent, le froid, sont soucieux.
L'officier lève son sabre. Les sons vifs du clairon dé-
chirent l'air. C'est un premier avertissement. Après le
troisième, la troupe ouvrira le feu. Que fait la foule ?
Elle avance toujours ; la distance qui la sépare des cosa-
ques diminue à chaque seconde ; ces quelques mètres de
neige, balayés par un vent glacial, seront-ils tout à l'heure
teintés de rouge ?
J'entends une deuxième sonnerie du clairon. Le mo-
ment est angoissant ; des deux côtés de la rue, figés dans
1. attente, les passants se sont immobilisés. Et le mascaret
humain avance toujours en chantant cette espèce de
Marseillaise triste et nostalgique, qui sera le chant de la
révolution russe.
Le clairon retentit une troisième fois. Et maintenant,
cela sera le galop furieux de la sotnia, des coups de feu,
des cris d'angoisse qui vont remplir nos oreilles !. Non,
les cosaques ne bougent pas. Les premiers rangs de la
foule touchent déjà les poitrails des chevaux. et la masse
humaine s'écoule comme un fleuve, duquel émergent, im-
mobiles, les silhouettes des cavaliers.
C'est à ce moment que je compris seulement que la
révolution était victorieuse.
Comme un château de cartes
Facile victoire, du reste, sans lutte, sans bataille de
rues, sans barricades, sans le décor habituel de toute révo-
lution, tel que je l'avais vu en 1905. Le pouvoir s'effrite
sous nos yeux comme un château de sable ; il y a encore
des ministres, mais plus de gouvernement. Et on apprend
par bribes que le prince Galitzine, président du Conseil,
envoie par fil spécial, sa démission à l'empereur ; le
ministre de l'Intérieur, qui tente un semblant de résis-
tance, est destitué par ses collègues terrorisés ; le gouver-
neur de la place est malade de peur ; les réservistes, par-
qués dans les casernes, s'emparent de fusils et sortent
dans la rue.
Quelques détachements, commandés par des officiers,
restés fidèles au régime, résistent paresseusement. La
petite rue que j'habite débouche sur une place, au milieu
de laquelle s'élève une église aux coupoles bulbeuses,
entourée d'arbres. Les mitrailleuses ont été installées sur
la place. Elles prennent ma rue en enfilade et parfois
on entend leur tic-tac et l'éclat de quelque vitre qui se
brise.
Au premier moment, ce bruit nous a impressionnés,
mais on s'y habitue étonnamment vite, comme on s'habitue
au danger, à la mort, lorsque ce danger devient familier,
cesse de faire figure de catastrophe.
Révolution en prose
De ma fenêtre, je vois de rares passants suivre sans se
presser la calme petite rue. Une bonne sort d'une maison,
son panier sous le bras. A ce moment retentit le crépi-
tement d'une mitrailleuse ; aussitôt les passants s'abritent
dans l'embrasure des portes cochères et attendent patiem-
ment la fin de la rafale, comme on attend une accalmie
de pluie. Et lorsque le tic-tac se tait, la rue s'anime de
nouveau, et la petite bonne quitte son abri pour aller aux
provisions.
, Il y a eu cependant quelques centaines de tués pen-
dant ces premières journées. Ma mémoire évoque la
silhouette falotte d'un petit vieux à barbiche blanche,
perdu dans une grande pelisse et un bonnet de fourrure,
comme un bonhomme Noël. Quelque professeur en
retraite que la curiosité, ou simplement l'habitude de sa
promenade quotidienne, a attiré dans la rue. Un coup de
feu claque, et le petit vieux s'affaisse doucement ; et,
sous la lumière crue du jour, ce n'est vraiment qu'un
paquet de vêtements, oublié sur le trottoir par un passant
distrait.
Et c'est partout ainsi ; la mort elle-même se dépouille
de son aspect tragique ; les valeurs humaines, les senti-
ments, subissent déjà cette chute verticale qui amènera
bientôt au bolchevisme.
Nul enthousiasme, pas de « bouche aux vils jurons »,
une Marseillaise d'enterrement et une foule désoeuvrée.
L'élément agité est minime, mais comme il est le seul
à brailler, c'est lui qui donne à ce tableau, assez pacifi-
que en somme, la touche révolutionnaire.
Des autos, bondées de jeunes gens hirsutes, de filles
débraillées, échevelées, hurlantes, tous crépus et à nez
sémitiques, parcourent les rues à toute allure, réchauffant
le zèle défaillant de la tourbe.
Pour réveiller Caliban
Car, on le voit clairement, la partie entamée ne se
joue qu'à la surface, dans la « classe dirigeante », parmi
les intellectuels. Le peuple, lui, y reste étranger. C'est
un spectacle auquel il assiste, sans plus. « Quand les
messieurs se disputent, ce sont les moujiks qui reçoivent
les horions », dit un proverbe russe. Le moujik préfère
maintenant laisser les « barines » se battre entre eux.
Pour réveiller Caliban, on fait appel à la bête qui dort
en lui. « Vous avez dû obéir à vos officiers », crie-t-on
aux soldats. « Eh bien, vengez-vous maintenant, massa-
crez-les, allez-y sans crainte, tout vous est permis ! ».
« Vous manquez de vodka ? dit-on aux ouvriers. Vous
en trouverez des fleuves entiers dans les caves des palais
et des hôtels particuliers. » « Vous désirez une pelisse
de loutre au lieu de votre « poddevka » en peau de mou-
ton ? Prenez ce qu'il vous faut aux bourgeois ! » Et
l'appel finit par être entendu.
A Cronstadt, les matelots massacrent et noient leurs
officiers ; j'ai entendu moi-même l'un de ces exécuteurs
raconter avec un gros rire : « Nous avions jeté un prêtre
à l'eau et voici que sa soutane se gonfle comme un ballon
et l' empêche de couler. On a dû lui taper sur la tête
pour le faire plonger. Ce que nous avons rigolé ! »
(A suivre).
i
PEN S 1 0 N I A T Brevets, Baccalauréats, Préparation aux
I Licences (Faculté de Nancy); Cours fné-
v nagers : coupe, cuisine, sténodactylo,
DES RELIGIEUSES etc.; Arément.
Situation exceptionnelle dans grand parc
D U SAC R E- CŒ U campagne, & 3 minutes gare et ville Metz.
j^ll Ç A - R Permet fortes études dans air vif et forti-
DU SACRE-CEOUR flaiit. aux r è des
! E T Z (Moselle) Réduction familles nombreuses.
familles inombreuses. -
¡ ,,!,:I, [OlUG( nL'Mttn[ r M ut: t !1tMmMmMtP.n~![tC t-LPnMMrEDI~M S
COLLEGE IHtRF DE LlWlHMCfPTIOK -- fer. iJ«j
! ETUDES SECONDAIRES. — préparation aux 1 COURS SUPERIEUR DE FRANCAIS. Pré- :
: différentes sections du Baccalauréat- 1 paratlon au Brevet élémentaire. :
; ETUDES PRIMAIRES. — Préparation au t COURS PROFESSIONNELS. — Bois et fer.
: Certificat d études et aux Cours profesx. ! Préparation au C.A.P. et A i'I.C.A.M.
: Le rèlernent de la Maison s'inspire directement de la Méthode d'éducation :
: de Saint Jean Bosco :
'-_------. -.----;;-â=--==.:0-:-:.!::'-P:-""=',-_.,,--,=_=,d
! Cours Hattemer - Prignet
Directeur : M. PRIGNET
1 52, rue de Londres - PARIS (Se) -o- Téléphone": Europe 56-82
1:1, Classes préparatoires (11e, 10e, 0e - Classes élémentaires (8% 7e) — Classes se-
i'1 oondaires (de la 6' à la philosophie) placées sous la direction et le contrôle
de professeurs agrégés
COURS - EXTERNAT - DEMI-PENSIONNAT
PREPARATION AUX EXAMENS —COURS PAR CORRESPONDANCE
RENTREE DES CLASSES
COURS PRIMAIRES ET SECONDAIRES - PREPARATION AUX EXAMENS
UNIVERSITAIRES - COURS SPECIAUX DE liEaoïN
Ecole Moderne d'Enseignement Général par Correspondance
50 bis, Uni Violet - PARIS (X Fe)
Recommandée par le Bulletin de Vlmlllul Catholique de rarts
14
.fi'
21-8-36
21-8-36
JSpfsr
15
retentissant.
U
NE belle tragédie bien ordonnée, qui se déroule en
alexandrins sonores sous les feux de la rampe,
peut nous faire passer une bonne soiree et eveil-
ler en nous le sentiment du beau et du grandiose. Mais
cette même tragédie, transposée dans la rue, ea la
lumière crue du soleil, une pièce dont les péripéties se pro-
longent pendant des années — est un spectacle bien moins
attrayant, surtout si l'on en devient un comparse involon-
taire. C'est un peu sous le premier de ces aspects que
nous nous représentons ordinairement une révolution ; une
sorte d'orage qui s'abat sur le pays, déracinant les trônes,
emportant, dans un souffle furieux, les traditions, les pri-
vilèges, les situations acquises, renversant les temples, étei-
gnant la flamme des cierges ; une folie collective qui saisit
les hommes, les foules, et qui leur fait détruire les bases
mêmes de leur existence historique, pour les laisser un jour,
hagards et exténués, devant les ruines accumulées.
Pourtant, ce tableau, terrible certes, mais qui ne manque
pas d'une certaine grandeur sauvage, n'est qu'une image
romantique. Une révolution, telle que je l'ai vue et subie
pendant six interminables années, n'a rien de grand, ni
de noble. C'est un mélange informe de scènes les plus
poignantes et d'épisodes de la bouffonnerie la plus basse,
un déchaînement de petits sentiments, de cruauté, de
lâcheté, de palinodies, d'assassinats, — du sang dans de la
boue.
Ce sont des impressions prises sur le vif, un fil1***
tourné un peu partout : dans la rue, dans les salons, a la
Tchéka, dans l'armée rouge, au milieu des matelots de
Cronstadt, bref le visage même de la révolution, que
j'essaierai de présenter au lecteur.
l --- -- - Ii
j L
Lecteurs au numéro.
n'achetez plus SEPT !
* il est trop cher
•
1 abonnez-vous
cela vous fait gagner neuf francs
en fin d'année
un an : 30 fr. - six mois : 16 fr.
Rédt de la R volutu trd
inédit par un témoin
RASPOUTINE
Raspoutine. nom évocateur
de sortilèges et d'orgies, nom
exploité jusqu'à la corde par les
« producers » de films sensation-
nels et les auteurs de romans-
feuilletons. Raspoutine, le
« moine aux yeux verts », le cy-
nique débauché, l'espion alle-
mand, le mauvais génie de la
Russie. Où est la vérité dans
tout ceci, quelles sont les limi-
tes de la légende ?
— Oui, grand-père, on l'a
forcé à renoncer au trône.
r ai vu Raspoutine
J' ai vu Raspoutine. J'ai pas-
sé une soirée entière avec lui ;
j'ai écouté ses discours ; j'ai af-
fronté son regard, qui, paraîtil,
hypnotisait les volontés. Et de-
puis, cette énigme vivante, cet
homme, doué d'une force, d'une
vitalité surprenante @ c-iii bravait
presque la mort, m'a attiré et in-
quiété tout à la fois ; j ai consa-
cré de nombreuses heures de tra-
vail, de recoupements, d enquê-
tes, à cette étude, parue ensuite
en librairie. Ici, je ne parlerai
que de ce que j'ai vu de mes
yeux, j'essayerai de donner une
image, exacte comme une pho-
s tographie, de l'homme, auquel
on attribuait un pouvoir surna-
turel.
« Voulez-vous connaître Raspoutine ? » me demanda
un jour l'un de mes amis, qui avait ses entrées chez le
« staretz ».
Connaître ce phénomène dont 1 univers tout entier s oc-
cupait ! Ma curiosité, je l'avoue, se trouva fort excitée.
Mon ami vint me chercher à l'heure indiquée ; un
« isvostchik » nous conduisit au petit trot de son cheval
poussif, devant une maison neuve de la Gorochovaïa,
triste et froide comme une caserne. Une cour à traverser,
une porte à pousser et nous voilà dans un escalier en coli-
maçon, un escalier aussi froid, aussi désespérément pau-
vre et mesquin que la maison elle-même. Quatre étages
à monter entre des murs, blanchis à la chaux.
Mon ami presse le bouton d'une sonnerie ; la porte
s'ouvre. Une femme au visage placide, neutre et fatigué,
nous fait entrer dans une petite antichambre, et de là,
dans une très modeste salle à manger. Le satrape, qu'on
accuse de remuer des millions, loge cette opulence dans
le cadre étriqué d'un appartement d'ouvrier.
Sur la table, un samovar chante sa mélancolique petite
chanson. Des tasses à demi-pleines de thé traînent un peu
partout, au milieu d'une débandade de gâteaux émiettés.
Au beau milieu, comme surtout de table, se dresse une
caisse de bois blanc, remplie de pommes, présent au
« staretz », de quelque paysan de son village.
Autour, plusieurs dames, deux hommes, l'un âgé,
solennel, guindé, l'autre jeune, timide, rougissant. Et au
bout, affalé sur une chaise, Raspoutine.
Portrait du staretz
Il se lève à notre entrée et tend la main à mon ami qui
me présente. Je sens sur moi un regard furtif, perçant et
qui s'écarte aussitôt. Le « staretz » prononce quelques
parol es de bienvenue et nous invite du geste, à nous
asseoir.
La conversation s'engage avec quelque peine et traîne
paresseusement de sujet en sujet, comme un client diffi-
cile et dégoûté, qui n'arrive pas à fixer son choix.
Pendant ces instants de gêne, j'observe le « staretz »,
et, chose étrange, j'éprouve l' impression du « déjà vu ».
L'homme est osseux, fortement charpenté, d'une taille
un peu au-dessus de la moyenne. Des cheveux longs,
plats, huileux, séparés par une raie, encadrent un visage
maigre, coupé d'un nez fort et épais ; sa bouche, large,
aux lèvres minces, disparaît sous la broussaille d'une
moustache et d'une barbe brune, assez longue, mais peu
fournie. Les yeux du « staretz » sont petits, gris de fer,
profondément enfoncés dans l'orbite et animés d'un mou-
vement presque continu. Parfois, l'espace d'un instant, il
me fixe d'un regard méfiant, d'un regard de maquignon.
Raspoutine est vêtu d'une blouse russe de soie et de lar-
ges pantalons de velours, enfoncés dans des bottes à haute
tige.
Ces traits rudes, ces vêtements, ces bottes, toute cette
silhouette familière, je les ai vus cent fois, mille fois, de
la Baltique à l'Oural, de la Mer Blanche à la Mer Noire,
dans les villages, aux foires, sur les routes poudreuses de
la Russie, dans les rues des grandes villes. Raspou-
tine, c'est l'isvostchick qui nous a amené ici, c'est le
paysan qui marche derrière sa charrue, c'est le porteur
qui s'empare de nos bagages à la gare. Raspoutine, c' est
l'homme qu'on représente dans les géographies illustrées
avec la simple légende : Moujik russe.
Le prophète parle
Maintenant la conversation s'est animée ; on parle de la
guerre, comme on en parle partout. 1
Raspoutine s'agite sur sa chaise.
« La guerre est un grand malheur, dit-il, des chrétiens
ne devraient pas se battre et s' entretuer.
« Pourquoi ne l'as-tu pas dit au Tsar ? demande une
dame couperosée à la voix perçante. - ;
Le « staretz » a un haut-le-corps.
« Pourquoi ! s'exclama-t-il. Mais parce qu'on m' en a
bien empêché en me faisant ouvrir le ventre par cette sata-
née Gausséva. i
Je connais l'histoire. Dans les journées qui précédèrent
la déclaration de guerre, une femme mystérieuse s'était
présentée à Raspoutine et lui avait enfoncé un énorme
couteau dans le ventre. Un autre en serait mort. Raspou-
tine n'en fit qu'une courte maladie. Lorsqu'il s'en remit,
on se battait déjà sur tous les fronts.
« Et que devons-nous faire maintenant, qu'en penses-tu
Grégory Efimovitch ?
« Ce que nous devons faire ? Mais nous battre, pardi,
nous battre pour vaincre, pour chanter une messe de grâces
à tante Sophie ! L
Les traits rudes du « staretz » se sont défendus ; une
expression d'extase les traverse. Il parle nerveusement, par
petites phrases courtes et hachées, pleines de dictions
populaires, d'expressions imagées, de citations des Ecri-
tures. Puis il écoute attentivement ce qu' on lui répond,
et réfléchit avant de reprendre la parole.
La voix de la dame couperosée se fait entendre à nou-
« Y a-t-il longtemps que tu as été au palais ? » Une
ardente et indiscrète curiosité de commère vibre dans ces
- mots.
Raspoutine jette un regard distrait sur les murs, soupire,
saisit une pomme, la casse en deux et mord dans la chair
craquante du fruit.
« Rien ne vaut les pommes de mon village I » déclare-
t-il avec satisfaction.
Les joues de la dame tournent au ponceau, mais elle se
le tient pour dit.
Raspoutine parle de son village ; il en parle avec amour,
avec un profond et poétique sentiment de la forêt sibé-
rienne, des champs illimités, des praieries qui éten-
dent à perte de vue leur tapis diapré.
Le secret de la puissance t
Et c'est en écoutant ces paroles simples, émues, naïves
parfois, que la lumière se fait dans mon esprit et que je
découvre brusquement la cause de l'influence mystérieuse
du « staretz » au palais.
Le Tsar, on le sait, n'aime pas la « société » de Pétro-
grad ; il méprise les salons et leurs potins et le déclare
tout crûment à l'ambassadeur de France ; il n'a pas con-
fiance dans ses ministres, car il sent leur sourde hostilité et
les rivalités qui les déchirent. Peu à peu la famille impé-
riale s'est retirée du monde, elle s'est confinée dans son
palais de Tsarskaé, dans une existence patriarcale et de
sévère dévotion. ¡
Un paysan est venu ; il a soulagé les terribles souf-
frances du petit tsarévitch, ces crises contre lesquelles les
médecins s'avouent impuissants ; il a parlé au Tsar, comme
nul ne lui a encore jamais parlé, il lui a apporté dans "o
langage rude, la voix même de son peuple, la voix de
la terre russe, cette voix qui se perd, s'étiole dans les
bureaux de Pétrograd et que les ministres présentent atl
il - - - -
VIENT DE PARAITRE 1
Communistes
et catholiques {
par Marc SCHERER j;
•
AUX EDITIONS DU CERF
JUVISY (Seine-et-Oise).
•
1 volume : 5 fr. - Franco : 6 fr. 1
souverain, comme des fleurs desséchées entre les feuillets
de leurs rapports pompeux et satisfaits. Et, chose surpre-
nante, incroyable, jamais vue, ce moujik ne demande
rien, ni argent, ni honneurs, ni croix, ni titres.
Nicolas Il est un mystique, profondémment pénétré du
sentiment de sa mission et du rêve millénaire de tous les
autocrates russes : l'union du Tsar avec son peuple. Et,
dans l'esprit du souverain, la présence au palais de ce
paysan, n'est-elle pas comme le symbole vivant de cette
union ?
C'est un homme, donc un pécheur
Je fis part de ces pensées à mon ami, lorsque une heure
plus tard, nous remontions la Gorachevaïa sous la
lumière crue d' une lune, qui s'étalait dans un ciel glacial.
4 '-. « Peut-être bien. » grommela-t-il à travers l'écran de
ses moustaches couvertes de givre. J' insistais. Raspoutine
m'avait ému et intéressé. Mon ami céda enfin.
« Je comprends ce que vous voulez dire. Le Tsar est
certainement mystique, comme l'a été son aïeul Alexan-
dre Ier et, croyez-moi, Raspoutine l'est aussi ».
« Mais ses orgies ? »
Il haussa les épaules.
« Bêtises ! Le paysan russe aime la vodka, Raspoutine
est un paysan civilisé : il préfère le madère. Voilà tout.
« Est-ce bien tout ?
Mon ami s'arrêta brusquement et saisit le bouton de
mon pardessus.
« Comprenez donc bien, moraliste impitoyable, que
Raspoutine n'est ni un saint, ni un moine et n'a aucune
prétention à l'être. C'est un homme, donc un pécheur
comme vous et moi. Ni plus, ni moins. Tout le reste est
légende, qu'on fait courir pour.
« Pour quoi ?
« Pour justifier son assassinat.
Ce fut à mon tour de m'arrêter.
« Comment ! On veut l'assassiner ?
« Mais cui, tout le monde le sait, et il le sait lui-même
comme tout le monde.
« Pourquoi ne se fait-il pas protéger ?
« Par qui ?
« Mais par la police !
ic Enfant ! Raspoutine sera assassiné par quelqu' un de
son entourage, par quelqu'un qu'on ne penserait jamais à
soupçonner. Vous vous souvenez du « Lorenzaccio » de
Musset ?
« Certainement 1 la plus belle œuvre dramatique du
siècle.
« Eh bien, il y a certainement, parmi les amis de Ras-
1.' poutine, un Lorenzaccio qui prépare son coup. »
Le coup de Lorenzaccio
Un matin, une quinzaine de jours après cette soirée, la
sonnerie du téléphone m'arracha à la lecture de mon
journa l.
C'était la voix de mon ami. Elle me sembla étrange-
ment émue et assourdie.
« Allo ! vous m'entendez ?
« Parfaitement. Que se passe-t-il ? »
Une pause, puis la voix reprit :
« Lorenzaccio a commis son crime.
« Lorenzaccio ? quel crime ? »
Mais le téléphone resta muet.
Le lendemain, la rumeur publique m'apprit que dans
la nuit du 16 décembre Raspoutine, invité chez son ami
intime le prince Youssoupof , jeune esthète efféminé
et somptueux, y avait été sauvagement massacré à coup de
revolver et de matraque par le prince et ses amis.
Deux jours après, on retrouva le corps du « staretz »
dans la Néva ; l' autopsie démontra qu'il y avait été pré-
cipité vivant encore.
Et le coup de feu du prince Youssoupof donna le pre-
mier signal de la révolution.
Les premiers jours de la révolution
Ce 8 mars, vers onze heures, je sors de chez moi pour
me rendre à la place Marinskaïa, où j'ai affaire. L'air
est très vif, avec un pâle soleil qui s'efforce de sourire
à travers un léger voile de brouillard. Le Newsky me
paraît singulièrement animé, la foule disparate qui, en
deux courants contrairesremonte et descend la Perspec-
tive, n'est pas celle de tous les jours : beaucoup d'ouvriers,
quantité de badauds.
Du reste, cette foule est fort calme, presque joyeuse,
d'une joie d'école buissonnière. Et c'est un peu ce qui
se passe : les ouvriers font grève.
Et, certainement, nul ne se doute que ce jour, si calme,
est le premier de la Révolution, le léger craquement qui
précède l'écroulement de l'édifice millénaire.
Certes, les braves gens jalonnent toujours les croise-
ments des rues, les portiers galonnés ornent toujours de
leur superbe prestance les vestibules des ministères, les
soldats saluent toujours aussi respectueusement leurs offi-
ciers, mais la foule sent, et nous tous avec elle, que tout
ceci n'est plus qu'un décor, derrière lequel il n'y a que
le vide.
L'empereur, parti la veille pour le front, a confié la
ville au général Khabalov ; le président du Conseil,
prince Galitzine, s'est vu également revêtu de pouvoirs
extraordinaires. Et pourtant, le ministère tout entier, le
gouverneur de la ville, l'autorité militaire, semblent frappés
de paralysie. Et la foule, de joyeuse qu'elle était, com-
mence à devenir houleuse, comme les bêtes d'une ména-
gerie qui sentent leur dompteur gagné par la peur. Le len-
demain, des morceaux de glace, arrachés au pavé gelé,
mitraillent la police impassible et qui a reçu l'ordre de
ne pas riposter. Le général Khabalov n'est plus qu'une
loque gémissante, effondrée dans un fauteuil, et comme
on presse le ministre de la guerre de faire marcher la
troupe contre les émeutiers, il s'écrie : « Tirer sur la
foule ? Jamais ! Pensez à l'impression que produirait sur
les ambassadeurs alliés la vue des cadavres dans les
rues ! ». ^#ip»"^• — -
Première victoire de la Révolution
Ce jour, 11 mars, j'assiste, sur le Newsky, à une scène
émouvante. Une - foule hurlante avance en masse
compacte, vers le pont qui enjambe la Moïka. Des dra-
peaux rouges, des placards incendiaires, oscillent au-
dessus des têtes. En face, sombre, impassible, une sotnia
de cosaques barre la Perspective. Les hommes, le bonnet
de fourrure sur l'oreille, ont superbe alluie dans leurs
uniformes, sanglés à la taille ; mais leurs visages, recuits,
tannés par le soleil, le vent, le froid, sont soucieux.
L'officier lève son sabre. Les sons vifs du clairon dé-
chirent l'air. C'est un premier avertissement. Après le
troisième, la troupe ouvrira le feu. Que fait la foule ?
Elle avance toujours ; la distance qui la sépare des cosa-
ques diminue à chaque seconde ; ces quelques mètres de
neige, balayés par un vent glacial, seront-ils tout à l'heure
teintés de rouge ?
J'entends une deuxième sonnerie du clairon. Le mo-
ment est angoissant ; des deux côtés de la rue, figés dans
1. attente, les passants se sont immobilisés. Et le mascaret
humain avance toujours en chantant cette espèce de
Marseillaise triste et nostalgique, qui sera le chant de la
révolution russe.
Le clairon retentit une troisième fois. Et maintenant,
cela sera le galop furieux de la sotnia, des coups de feu,
des cris d'angoisse qui vont remplir nos oreilles !. Non,
les cosaques ne bougent pas. Les premiers rangs de la
foule touchent déjà les poitrails des chevaux. et la masse
humaine s'écoule comme un fleuve, duquel émergent, im-
mobiles, les silhouettes des cavaliers.
C'est à ce moment que je compris seulement que la
révolution était victorieuse.
Comme un château de cartes
Facile victoire, du reste, sans lutte, sans bataille de
rues, sans barricades, sans le décor habituel de toute révo-
lution, tel que je l'avais vu en 1905. Le pouvoir s'effrite
sous nos yeux comme un château de sable ; il y a encore
des ministres, mais plus de gouvernement. Et on apprend
par bribes que le prince Galitzine, président du Conseil,
envoie par fil spécial, sa démission à l'empereur ; le
ministre de l'Intérieur, qui tente un semblant de résis-
tance, est destitué par ses collègues terrorisés ; le gouver-
neur de la place est malade de peur ; les réservistes, par-
qués dans les casernes, s'emparent de fusils et sortent
dans la rue.
Quelques détachements, commandés par des officiers,
restés fidèles au régime, résistent paresseusement. La
petite rue que j'habite débouche sur une place, au milieu
de laquelle s'élève une église aux coupoles bulbeuses,
entourée d'arbres. Les mitrailleuses ont été installées sur
la place. Elles prennent ma rue en enfilade et parfois
on entend leur tic-tac et l'éclat de quelque vitre qui se
brise.
Au premier moment, ce bruit nous a impressionnés,
mais on s'y habitue étonnamment vite, comme on s'habitue
au danger, à la mort, lorsque ce danger devient familier,
cesse de faire figure de catastrophe.
Révolution en prose
De ma fenêtre, je vois de rares passants suivre sans se
presser la calme petite rue. Une bonne sort d'une maison,
son panier sous le bras. A ce moment retentit le crépi-
tement d'une mitrailleuse ; aussitôt les passants s'abritent
dans l'embrasure des portes cochères et attendent patiem-
ment la fin de la rafale, comme on attend une accalmie
de pluie. Et lorsque le tic-tac se tait, la rue s'anime de
nouveau, et la petite bonne quitte son abri pour aller aux
provisions.
, Il y a eu cependant quelques centaines de tués pen-
dant ces premières journées. Ma mémoire évoque la
silhouette falotte d'un petit vieux à barbiche blanche,
perdu dans une grande pelisse et un bonnet de fourrure,
comme un bonhomme Noël. Quelque professeur en
retraite que la curiosité, ou simplement l'habitude de sa
promenade quotidienne, a attiré dans la rue. Un coup de
feu claque, et le petit vieux s'affaisse doucement ; et,
sous la lumière crue du jour, ce n'est vraiment qu'un
paquet de vêtements, oublié sur le trottoir par un passant
distrait.
Et c'est partout ainsi ; la mort elle-même se dépouille
de son aspect tragique ; les valeurs humaines, les senti-
ments, subissent déjà cette chute verticale qui amènera
bientôt au bolchevisme.
Nul enthousiasme, pas de « bouche aux vils jurons »,
une Marseillaise d'enterrement et une foule désoeuvrée.
L'élément agité est minime, mais comme il est le seul
à brailler, c'est lui qui donne à ce tableau, assez pacifi-
que en somme, la touche révolutionnaire.
Des autos, bondées de jeunes gens hirsutes, de filles
débraillées, échevelées, hurlantes, tous crépus et à nez
sémitiques, parcourent les rues à toute allure, réchauffant
le zèle défaillant de la tourbe.
Pour réveiller Caliban
Car, on le voit clairement, la partie entamée ne se
joue qu'à la surface, dans la « classe dirigeante », parmi
les intellectuels. Le peuple, lui, y reste étranger. C'est
un spectacle auquel il assiste, sans plus. « Quand les
messieurs se disputent, ce sont les moujiks qui reçoivent
les horions », dit un proverbe russe. Le moujik préfère
maintenant laisser les « barines » se battre entre eux.
Pour réveiller Caliban, on fait appel à la bête qui dort
en lui. « Vous avez dû obéir à vos officiers », crie-t-on
aux soldats. « Eh bien, vengez-vous maintenant, massa-
crez-les, allez-y sans crainte, tout vous est permis ! ».
« Vous manquez de vodka ? dit-on aux ouvriers. Vous
en trouverez des fleuves entiers dans les caves des palais
et des hôtels particuliers. » « Vous désirez une pelisse
de loutre au lieu de votre « poddevka » en peau de mou-
ton ? Prenez ce qu'il vous faut aux bourgeois ! » Et
l'appel finit par être entendu.
A Cronstadt, les matelots massacrent et noient leurs
officiers ; j'ai entendu moi-même l'un de ces exécuteurs
raconter avec un gros rire : « Nous avions jeté un prêtre
à l'eau et voici que sa soutane se gonfle comme un ballon
et l' empêche de couler. On a dû lui taper sur la tête
pour le faire plonger. Ce que nous avons rigolé ! »
(A suivre).
i
PEN S 1 0 N I A T Brevets, Baccalauréats, Préparation aux
I Licences (Faculté de Nancy); Cours fné-
v nagers : coupe, cuisine, sténodactylo,
DES RELIGIEUSES etc.; Arément.
Situation exceptionnelle dans grand parc
D U SAC R E- CŒ U campagne, & 3 minutes gare et ville Metz.
j^ll Ç A - R Permet fortes études dans air vif et forti-
DU SACRE-CEOUR flaiit. aux r è des
! E T Z (Moselle) Réduction familles nombreuses.
familles inombreuses. -
¡ ,,!,:I, [OlUG( nL'Mttn[ r M ut: t !1tMmMmMtP.n~![tC t-LPnMMrEDI~M S
COLLEGE IHtRF DE LlWlHMCfPTIOK -- fer. iJ«j
! ETUDES SECONDAIRES. — préparation aux 1 COURS SUPERIEUR DE FRANCAIS. Pré- :
: différentes sections du Baccalauréat- 1 paratlon au Brevet élémentaire. :
; ETUDES PRIMAIRES. — Préparation au t COURS PROFESSIONNELS. — Bois et fer.
: Certificat d études et aux Cours profesx. ! Préparation au C.A.P. et A i'I.C.A.M.
: Le rèlernent de la Maison s'inspire directement de la Méthode d'éducation :
: de Saint Jean Bosco :
'-_------. -.----;;-â=--==.:0-:-:.!::'-P:-""=',-_.,,--,=_=,d
! Cours Hattemer - Prignet
Directeur : M. PRIGNET
1 52, rue de Londres - PARIS (Se) -o- Téléphone": Europe 56-82
1:1, Classes préparatoires (11e, 10e, 0e - Classes élémentaires (8% 7e) — Classes se-
i'1 oondaires (de la 6' à la philosophie) placées sous la direction et le contrôle
de professeurs agrégés
COURS - EXTERNAT - DEMI-PENSIONNAT
PREPARATION AUX EXAMENS —COURS PAR CORRESPONDANCE
RENTREE DES CLASSES
COURS PRIMAIRES ET SECONDAIRES - PREPARATION AUX EXAMENS
UNIVERSITAIRES - COURS SPECIAUX DE liEaoïN
Ecole Moderne d'Enseignement Général par Correspondance
50 bis, Uni Violet - PARIS (X Fe)
Recommandée par le Bulletin de Vlmlllul Catholique de rarts
14
.fi'
21-8-36
21-8-36
JSpfsr
15
Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 99.93%.
En savoir plus sur l'OCR
En savoir plus sur l'OCR
Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 99.93%.
-
-
Page
chiffre de pagination vue 11/16
- Recherche dans le document Recherche dans le document https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/search/ark:/12148/bpt6k6555397p/f11.image ×
Recherche dans le document
- Partage et envoi par courriel Partage et envoi par courriel https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/share/ark:/12148/bpt6k6555397p/f11.image
- Téléchargement / impression Téléchargement / impression https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/download/ark:/12148/bpt6k6555397p/f11.image
- Mise en scène Mise en scène ×
Mise en scène
Créer facilement :
- Marque-page Marque-page https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/bookmark/ark:/12148/bpt6k6555397p/f11.image ×
Gérer son espace personnel
Ajouter ce document
Ajouter/Voir ses marque-pages
Mes sélections ()Titre - Acheter une reproduction Acheter une reproduction https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/pa-ecommerce/ark:/12148/bpt6k6555397p
- Acheter le livre complet Acheter le livre complet https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/indisponible/achat/ark:/12148/bpt6k6555397p
- Signalement d'anomalie Signalement d'anomalie https://sindbadbnf.libanswers.com/widget_standalone.php?la_widget_id=7142
- Aide Aide https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/aide/ark:/12148/bpt6k6555397p/f11.image × Aide
Facebook
Twitter
Pinterest