Titre : Les Temps nouveaux. Supplément littéraire
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1907-03-30
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343598941
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 5818 Nombre total de vues : 5818
Description : 30 mars 1907 30 mars 1907
Description : 1907/03/30 (VOL5,N48). 1907/03/30 (VOL5,N48).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k62853860
Source : CODHOS / CEDIAS - Musée social, 2012-80343
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 12/08/2013
538 LES TEMPS NOUVEAUX
II
Son avocat remercié, le grand homme quitta
le Palais et pensa se diriger vers la Bourse.
Homme du monde, et souhaitant quelques
renseignements d'ordre privé, son juge l'accom-
pagnait. (Rien ne doit interrompre les affaires.)
Au coin d'une rue, un embarras pittoresque
de voitures les arrêta. Quelques badauds se
bousculaient autour d'un haquet, d'un omni-
bus qui penchait, et d'un cheval abattu. Comme
le spéculateur, plaisantant avec le magistrat,
s'amusait à stationner là, il sentit une main se
gl isser dans la poche de derrière de sa
jaquette.
Le ciel était d'un bleu fin, les arbres re-
muaient dans la jeune lumière des feuilles qui
semblaient d'azur, une église auprès dressée
bénissait tout. Quand la main au fond de la
poche eut atteint et pris son porte-monnaie, le
financier se retourna net et la saisit.
Un misérable couvert de loques l'agitait en
vain. Il avait la moustache pisseuse, les joues
creusées jusqu'à l'os, les cheveux gris, et des
yeux fatigués aux paupières sanglantes. Il
contemplait la terre et songeait probablement
aux taudis, aux prisons, aux chiens qui fouillent
en liberté les tas d'ordures. Ses doigts sales
tenaient encore la bourse. Il voulut la rendre.
— Non, dit le manieur d'or avec bonté,
venez seulement avec moi.
— Mais. objecta le juge, incrédule.
— Laissez faire, sourit le spéculateur.
Ils repartirent vers le palais, — les uns d'un
pas assuré et tranquille, pour remplir un
devoir social ; et l'autre, pour le subir, traînant
des savates résignées.
Ils atteignirent vite la grille, — où les gar-
diens, que peu de choses surprennent, s'éton-
nèrent de voir ainsi ce paquet de haillons s'agi-
ter entre deux si nobles jaquettes ; — vite l'es-
calier de marbre, vite cette salle sonore où les
avocats enflent de vent leurs manches, leurs
poumons et leur éloquence ; et vite encore le
commissariat nécessaire.
Un fonctionnaire noir à boutons d'argent les
reçut parmi des courbettes profondes.
— Je vous amène un homme qui voulut me
voler mon porte-monnaie, dit le financier.
Le juge l'observa: il dut admirer le sérieux
pince-sans-rire de sa physionomie. Le commis-
saire toisait le tire-laine. Il avait ôté sa cas-
quette. On lui voyait un crâne de criminel-né.
Volubile, l'enquêteur lui tirait toute sa
pauvre vie de la gorge : l'état-civil, le domicile,
la profession, les antécédents, les choses
secrètes et les choses publiques furent connues.
Le voleur répondait d'une façon mécanique et
triste. Oui, il avait déjà été condamné ; oui, il
avait été surpris par ce monsieur en flagant
délit.
— Maintenez-vous votre plainte? demanda
le commissaire.
— Ce n'est pas sérieux, murmura le juge
d'instruction avec timidité. 5
— Certes ! répliquait le spéculateur sa
l'entendre. Nulle société ne pourrait subsis
où l'on mépriserait la propriété. Mon amI,
que vous respectez, témoignera au procès..
— En effet, consentit le juge, qui entend
le devoir parler.
— Messieurs, geignit le coupable.
— Combien y avait-il dans la bourse ? que
tionna le commissaire.
— Qui vole un œuf volera un bœuf, sente
cia l'acquitté du haut de sa barbe.
Le voleur ouvrit le porte-monnaie.
— Quarante sous répondit-il. )j
— Mes millions sont ailleurs, sourit le v0 Il
Le commissaire détourna un peu la tet?'jj
était jeune et n'avait rien vu. Un greffier eC de
vait paisible. Ce juge méditait un coup s ;
bourse. Sauf une, les figures étaient calmes j,
sauf un, les cœurs sans fièvre. Le riche co
dérait son criminel avec aménité.
Des sanglots bas émouvaient le silence. Je
— Ce sera les travaux forcés, dit enn le
Juge. 'ef.
- Je maintiens ma plainte, dit le financier'
- Bien dit le commissaire.
Les papiers furent signés, les noms enregis-
très ; on emmena l'homme, tête basse.
ALBERT THIERRf'
Le Génie n'est pas un miracle (1)
Pensant du bien de nous, mais n'atteod^
pourtant pas du tout de nous de pouvoir fo
mer seulement le dessin d'un tableau e gl,
phaël ou une scène pareille à celles d'un o
de S h akespeare, nous nous persuadons q," le
de Shakespearc, nous nous persuadons q, fait
talent de ces choses est un miracle tout
démesuré, un hasard fort rare, ou, 51 une
avons encore des sentiments religieuX?
grâce d'en haut. C'est ainsi que notre v
notre amour-propre, favorise le culte du ~<
car ce n'est qu'à condition d'être supp0 ~'i~
éloigné de nous comme un miracu[ttt11, Ole
ne nous blesse pas (Gœthe même, 1 h oéntol-ic
sans envie, nommait Shakespeare son^0\lc
des hauteurs lointaines ; sur quoi l'on Pg eut5,e
rappeler ce vers : « Les étoiles, on ne e d é,l
sire pas. ») OS de
Mais, abstraction faite de ces suggest?.0lls 'j1
notre vanité, l'activité du génie ne partt fi fi
moins du monde quelque chose de 011 ur cO
ment différent de l'activité de l'inveflr
mécanique, du savant astronome ou hlS -vjt^ 1
du maître en tactique. Toutes ces aOlll¡J1v
s'expliquent si l'on se représente des :rectÍoO
dont la pensée est active dans une
(i) Le titre donné par Nietzsche à ce inorccqtl -
Culte du génie par vanité.
II
Son avocat remercié, le grand homme quitta
le Palais et pensa se diriger vers la Bourse.
Homme du monde, et souhaitant quelques
renseignements d'ordre privé, son juge l'accom-
pagnait. (Rien ne doit interrompre les affaires.)
Au coin d'une rue, un embarras pittoresque
de voitures les arrêta. Quelques badauds se
bousculaient autour d'un haquet, d'un omni-
bus qui penchait, et d'un cheval abattu. Comme
le spéculateur, plaisantant avec le magistrat,
s'amusait à stationner là, il sentit une main se
gl isser dans la poche de derrière de sa
jaquette.
Le ciel était d'un bleu fin, les arbres re-
muaient dans la jeune lumière des feuilles qui
semblaient d'azur, une église auprès dressée
bénissait tout. Quand la main au fond de la
poche eut atteint et pris son porte-monnaie, le
financier se retourna net et la saisit.
Un misérable couvert de loques l'agitait en
vain. Il avait la moustache pisseuse, les joues
creusées jusqu'à l'os, les cheveux gris, et des
yeux fatigués aux paupières sanglantes. Il
contemplait la terre et songeait probablement
aux taudis, aux prisons, aux chiens qui fouillent
en liberté les tas d'ordures. Ses doigts sales
tenaient encore la bourse. Il voulut la rendre.
— Non, dit le manieur d'or avec bonté,
venez seulement avec moi.
— Mais. objecta le juge, incrédule.
— Laissez faire, sourit le spéculateur.
Ils repartirent vers le palais, — les uns d'un
pas assuré et tranquille, pour remplir un
devoir social ; et l'autre, pour le subir, traînant
des savates résignées.
Ils atteignirent vite la grille, — où les gar-
diens, que peu de choses surprennent, s'éton-
nèrent de voir ainsi ce paquet de haillons s'agi-
ter entre deux si nobles jaquettes ; — vite l'es-
calier de marbre, vite cette salle sonore où les
avocats enflent de vent leurs manches, leurs
poumons et leur éloquence ; et vite encore le
commissariat nécessaire.
Un fonctionnaire noir à boutons d'argent les
reçut parmi des courbettes profondes.
— Je vous amène un homme qui voulut me
voler mon porte-monnaie, dit le financier.
Le juge l'observa: il dut admirer le sérieux
pince-sans-rire de sa physionomie. Le commis-
saire toisait le tire-laine. Il avait ôté sa cas-
quette. On lui voyait un crâne de criminel-né.
Volubile, l'enquêteur lui tirait toute sa
pauvre vie de la gorge : l'état-civil, le domicile,
la profession, les antécédents, les choses
secrètes et les choses publiques furent connues.
Le voleur répondait d'une façon mécanique et
triste. Oui, il avait déjà été condamné ; oui, il
avait été surpris par ce monsieur en flagant
délit.
— Maintenez-vous votre plainte? demanda
le commissaire.
— Ce n'est pas sérieux, murmura le juge
d'instruction avec timidité. 5
— Certes ! répliquait le spéculateur sa
l'entendre. Nulle société ne pourrait subsis
où l'on mépriserait la propriété. Mon amI,
que vous respectez, témoignera au procès..
— En effet, consentit le juge, qui entend
le devoir parler.
— Messieurs, geignit le coupable.
— Combien y avait-il dans la bourse ? que
tionna le commissaire.
— Qui vole un œuf volera un bœuf, sente
cia l'acquitté du haut de sa barbe.
Le voleur ouvrit le porte-monnaie.
— Quarante sous répondit-il. )j
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Le commissaire détourna un peu la tet?'jj
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vait paisible. Ce juge méditait un coup s ;
bourse. Sauf une, les figures étaient calmes j,
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Des sanglots bas émouvaient le silence. Je
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Juge. 'ef.
- Je maintiens ma plainte, dit le financier'
- Bien dit le commissaire.
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ALBERT THIERRf'
Le Génie n'est pas un miracle (1)
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pourtant pas du tout de nous de pouvoir fo
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notre amour-propre, favorise le culte du ~<
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Mais, abstraction faite de ces suggest?.0lls 'j1
notre vanité, l'activité du génie ne partt fi fi
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ment différent de l'activité de l'inveflr
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du maître en tactique. Toutes ces aOlll¡J1v
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Culte du génie par vanité.
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