Titre : Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche
Éditeur : Le Figaro (Paris)
Date d'édition : 1893-09-02
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343599097
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 02 septembre 1893 02 septembre 1893
Description : 1893/09/02 (Numéro 35). 1893/09/02 (Numéro 35).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k2727185
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-246
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 15/10/2007
19* Année Numéro 35
Sni-nedi 2- Septembre 1893
Prix du Supplément a?ec le Numéro
20 CENTIMES A PARIS –25 CENTIMES HORS PARIS
Abonnement spéolal da SUPPLÉMENT UTTERAIBB
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Numéro ordinaire compris f
12 PR^PAR AN
CE SUPPLÉMENT
ne doit pas être vendu part
RÉDACTION DU SUPPLÉMENT
A. PÉRIV1ER
Paris 26, rue Brouot Paria
STTÎ^I^lVCEa^T X-.ITT3ÉJ^LlïŒ3
SOMMAIRE DU SUPPLÉMENT
Louis Mullem. L'Apparat.
Nouvelle inédite
René Ponsard L'Homme et la Mer.
Patella.
Les poètes de la Mer.
Fbantz Jourdain. Les Décorés.
Ceux qui ne le sont
pas :MauriceRollinat.
XAVIER Merlino Les Ouvriers italiens
chez eux.
Gustave Flaubert.. ) La Forêt de Fontalne-
Ed. et J. de Goncourt. ) bleau.
Max DE NANSOUTY. Le Homard artificiel.
Q. Labadie-Lagrave. Les Agents secrets.
Pages étrangères.
Feuilleton
Victorien Vidal Une mise en niche à
Barcelone.
Autour du monde.
COURRIER DU Figaro Réponses et Questions
nouvelles.
Bulletin hebdomadaire de la Financière.
9
NOUVELLE INÉDITE
.Oui pour peu qu'il évoque ses sou-
venirs-et c'est justement à ce genre
de rêverie qu'il s'abandonne, assis en ce
moment, après déjeuner, dans le coin
d'ombre de son modeste jardin où bour-
donne le silence oisif de ce beau diman-
che d'été, pour peu qu'il ramène son
imagination à n'importe quelle période
defunte de son paisible passé, Hector
Levai est induit à reconnaître qu'il fut
toujours heureux.
Pour peu qu'il compare, aussi, ces mo-
ments d'autrefois à sa vie actuelle, il en
arrive à conclure que ses félicités suc-
cessives traçaient le chemin facile au
bout duquel il devait parvenir, enfin, au
vrai bonheur.
Il poursuit, alors, cette réjouissante
constatation qu'il lui plaît de donner
pour thème à sa longue paresse domini-
cale. Et la digestion du copieux déjeu-
ner, qui fut amplement arrosé de pots
de bière et de quelques nombreux pe-
tits verres d'extra, la fraîcheur relative
que lui tamise son mince négligé de cou-
til, la nuée qui s'égare lentement de sa
pipe, la légère lumière verte qu'étend
autour de lui la gloriette habillée de
vigne-vierge, les roses éparses dont il
aperçoit l'étincelle de lueurs à travers le
feuillage, ce papillon jaune-soleil qui
sautille d'un vol court, comme captif au
bout d'un fil de clarté, les bruits fami-
liers de rangements de vaisselle que la
soigneuse et calme Mme Aline Levai
exécute à l'intérieur dela maison, et,
plus encore que le reste, cette maison
même et son annexe fleurie, tout cela
lui rappelle, d'un seul coup, ses enchan-
tements de jadis et d'à présent; il en res-
saisit l'ensemble dans une harmonieuse
confusion des détails, ainsi que certai-
nes pages de musique symphonisent en
accord les mélodies d'abord entendues
séparément.
En effet, ces entours, qu'il contemple
d'un œil somnolent, ne symbolisent-ils
pas, ne murmurent-ils pas le tranquilleet
flatteur poème de l'existence qu'il a sou-
rie, plutôt que vécue, depuis ses années
de jeunesse jusqu'à cette bedonnante
cinquantaine où s'enfonce maintenant
la voluptueuse lenteur de sa digestion?
#*#
Oui! vraiment c'était, d'ordinaire, en
ce même jour du Seigneur que lui sur-
venaient ses motifs de satisfaction et
ses meilleures heures de plaisir, alors
qu'il s'élançait tout délivré de sa labo-
rieuse semaine de comptable à l'usine
Galipart. Ce papillon agitant, là, sa vo-
letée souple et preste, c'était son image,
tel qu'aux fêtes d'antan, lorsque les
bouts de sa cravate blanche, les frisures
blondes de ses favoris et les ailes de son
habit de soirée frétillaient en des em-
pre sements de courtoisie qu'il dépen-
sai*lui aussi, parmi les fleurs, c'est-à-
dire parmi les plus réputées jolies fem-
mes du beau monde. Ces roses éclatant
sur l'ombre des bordures ne ravivaient-
elles pas celles dont il ne négligeait ja-
mais d'attacher la flamme de carmin à
sa boutonnière ? Ce repas, dont il cuvait
maintenant la saveur attardée, ne diffé-
rait en rien des fortes mangeailles et
buveries dont il avait, en tout temps,
farci son bieri-être.Le jardin, emmuré par
le voisinage, n'était, il est vrai, qu'un rien
d'herbe à rafraîchir d'un seul coupd'irro-
soir.La maisonnette, aveesesdeuxpièces
de rez-de-chaussée surmontées d'un gre-
nier, ne représentait que l'une des plus
humbles villas accrochées aux remparts
de cette ignorée petite ville du Nord.
Mais on éjait, bel et bien, propriétaire
de la bicoque et de son carré de brous-
sailles apportés en dot par l'avisée Mme
Aline Leval, en train, pour l'instant, de
replacer les faïences dans le buffet et de
lustrer le simple mobilier de la salle à
manger pavée d'un carrelage écarlate
dans l'inflexible blancheur des murs
crépis à la chaux.
Et ramenant toutes ses joies à leur
centre de rayonnement, ainsi qu'un
peintre assemble la vie d'un regard
dans le point lumineux, il songe que
l'état d'absolu contentement dans lequel
il s'épanouira jusqu'à son dernier jour
est l'œuvre de sa précieuse épouse.
Il ne lui devait pas seulement la pos-
session de la cabane étayée de quelques
rentes. Ce n'était rien, encore, que ces
plantureux festins préparés par elle et
suivis de ces adorables flâneries éper-
dues à contempler les roses et les papil-
lons.
Force était de reconnaître, aussi, que
les conseils et l'insistance parfois des-
potique de sa moitié l'avaient poussé, no-
nobstant sa timidité native, à la con-
quête de la magnifique situation qu'il
occupait depuis ces dernières années.
Car Hector Levai remplit les fastueu-
ses fonctions, à la fois civiques et pa-
roissiales, de commissaire aux enterre-
ments. Oui! tel est, dorénavant, son mi-
nistère, avec tout l'attrait qu'y ajoutent
la sécurité des appointements modiques
mais officiels, le' caractère de respecta-
bilité revêtant cette charge, les tou-
chants rapports de politesse suprême et
de douleur partagée qui s'ensuivent avec
l'état social, l'infréquence de la tâche
subordonnée à la mortalité restreinte
de la petite ville, l'effet hygiénique de
l'occupation toute en matinales et pen-
sives allées et venues de plein air, etc.,
etc.,etc.
Commissaire aux enterrements lui!
l'ancien petit scribe obscur de l'usine
Galipart! Quel prodige! et par quelle
étrange faveur du sort avait-il pu s'éle-
ver jusqu'à l'émmencc d'une pareille di-
gnité ?
Sur cette question surgissant de sa
rêverie, il se prend à reviser plus en dé-
ta'il la suite d'existence qu'il avait em-
brassée tout à l'heure d'une réflexion sy-
noptique et à se retracer le cours des
événements qui avaient déterminé pro-
gressivement une si majestueuse utili-
sation de son individu.
Il remonte, de la sorte, à sa trentième
année et se retrouve par un de ces mê-
mes dimanches de beau soleil, aux heu-
res où les aristocraties locales, par
essaims de mères et demoiselles, de fillet-
tes etbobonnes, promenant leur exhibi-
tion hebdomadaire en leurs plus flam-
boyants atours, croisaient les Jeune-
France du célibat indigène et les unifor-
mes gradés de la garnison pendant
l'interminable parcours des ombrages de
l'Esplanade, au rythme de la musique
militaire.
̃' ̃ **#̃ '̃•̃̃ ̃' ̃•
D'où vient que, cette fois, Hector Le-
val eût résolu d'attirer l'attention de
cette élite cossue des plus sourcilleuses
familles, lui jusqu'alors l'inapercevable
gratte-papier à dérisoires émoluments?
Pourquoi s'avisa-t-il d'endosser son ha-
bit noir récemment acquis à l'occasion
d'un mariage de parent? Pourquoi fit-il
trembler l'éblouissement d'une rose à sa
boutonnière? Pourquoi cette lutte de lé-
gèreté dans la brise entre les flocons de
mousseline de sa cravate blanche et le
frémissement crépu de ses favoris bril-
Jantés d'huile antique? Pourquoi ce lustré
tout neuf d'un coup de fer à son haut
chapeau de cérémonie? A quels secrets
pressentiments se ralliait cette coquette
inspiration?
Il n'en savait rien et, sans doute, il en-
trait ingénument dans la voie où le gui-
dait sa bonne étoile.
Pourtant, il ne laissa pas que de dis-
cerner le genre d'impression produite
par son incartade.
It nota que son éploiement de dan-
dysme s'accueillait au passage des hau-
taines notabilités" par des sourires de
discret ébahissement plutôt que de dé-
dain. On semblait, en fin de compte, fé-
liciter tacitement le petit employé de sa
jolie dépense d'aspects mondains. Les
causeries ultérieures des personnes de
qualité, répercutées en échos dans les
bureaux de l'usine Galipart, lui permi-
rent de mesurer l'importance de sa ma-
nifestation. Son impeccable costume
faisait époque; sa prétention à l'élégance
lui valait d'emblée une célébrité de pre-
mier rang parmi les originaux attitrés
de la petite ville.
Le résultat immédiat de cette gloire
fut qu'au bal de l'association des comp-
tables dont il faisait partie on ne faillit
pas à le préposer unanimement au pri-
vilège de recevoir les dames et de les
accompagner jusque dans l'éclat de la
fête. >,
On le pavoisait, en un mot, du rôle de
commissaire, et ce fut pour son esprit
une révélation soudaine ses précédents
excès de luxe s'expliquaient d'eux-mê-
mes, la vocation commissariale résumait t
les vraies tendances de son génie. Il ré-
édita l'habit noir, adopta la bien-aimée
rose pour insigne et se reconnut un tact
spontanément exquis dans l'art de pen-
cher une révérence et. d'arrondir, à la
fois, le bras et le sourire où ces d,oux
mots « Madame! Mademoiselle! »
réunissaient tout ce que le beau sexe, à
n'importe quel âge, est en droit d'inspi-
rer de plus gracieusement galant.
#*#
Son triomphe incontesté se renouvela
dans plusieurs festivités analogues. II
devint, en ce genre, une réputation avec
laquelle il fallait compter. Son légen-
daire habit noir parut dans le gai brou-
haha des mamans et des grandes sœurs,
en diverses distributions de prix; il
fonctionna jusque parmi des réceptions
de gala chez les maires et sous-préfets.
La chose se consacrait en habitude,
et bien qu'avec une modestie propor-
tionnelle, Hector croyait s'affilier à cette
catégorie spéciale d'illustrations des
hautes sphères qui, d'après les feuilles
parisiennes, introduisent des ambassa-
deurs et cérémonisent des entrées de
souverains.
Il ne lui manquait plus, estimait-il,
pour s'assimiler à ces pompeux person-
nages, que d'acquérir un faible commen-
cement de calvitie, laquelle lui assure-
rait l'air de dignité voulue et le garanti-
rait d'être confondu jamais avec cette
fâcheuse engeance d'impertinents frelu-
quets, genre garçons d'honneur et plus
vulgairement boute-en-train qui encom-
brent la carrière du commissariat et
suscitent parfois, dans le clan marital,
d'intempestives jalousies.
Or, cette rassurante raréfaction capil-
laire, il ne tarda pas à la réaliser, grâce
aux journalières prouesses de table qu'il
accomplissait avec ses frères sous le toit
paternel où sévissaient les robustes
appétits et les larges soifs d'une an-
cienne dynastie d'artisans.
Désormais son front, suffisamment
ravagé, lui prêtait, au parfaire de ses
missions, l'auréole supposée d'une capa-
cité plus mûrie et d'une autorité plus
magistrale.
L'heureux temps 1 Pendant qu'il y
songe ainsi, c'est confie .si sa mjdjja-
tion planait en une indicible atmosphère
de musique, de couleurs et de parfums.
Aussi bien, "n'était-ce pas au milieu de
perpétuelles rumeurs de voix et d'or-
chestres qu'étincelaient autour de lui
les odorantes toilettes et les fleurs de
beauté.
Tout justement la Société d'orphéons,
fondée par M. Clovis Galipart, le fils
aîné de l'usine, se distinguait à cette
époque en de nombreux concerts suivis
de bals.
M. Clovis, appréciant la singulière va-
leur décorative de son subordonné,
s'était empressé de lui confier lé com-
missariat de l'association à titre flatteu-
sement exclusif.
Les exploits d'HectorLeval parvinrent,
dès cette période, à la renommée sans
appel et sans concurrence possible. Il
pouvait en toute conscience s'adjuger
une part aux tempêtes d'applaudisse-
ments qui se déchaînaient lorsqu'il diri-
geait/sur l'estrade, l'apparition trem-
blante et la retraite émue des cantatri-
ces. Et sa façon d'orner d'un sourire en
cœur la formule consacrée « Ma-
dame 1. » « Mademoiselle! » fit école
chez quiconque dans le pays tentait
d'atteindre au superlatif du bon ton.
Et pour comble de réussite, il y eut
alors, parmi ses jours, une péripétie
charmante, une aventure qui lui permit
de recueillir en bloc le profit de ses la-
beurs éparpillés, une de ces spirituelles
occurrences de causes à effets qui sem-
blent, enfin, ramener les hasards de la
vie à la logique d'une prédestination.
De par ces occurrences, le très indus-
triel Clovis Galipart, fantaisiste à ses
heures, avait entraîné, de Paris vers sa
ville natale, une agréable étrangère ré-
pondant au nom d'Aline de Rochenoire,
à laquelle il octroya, comme indemnité,
la maisonnette extra-muros ci-dessus
dépeinte;
Il paraissait qu'en de rares et mysté-
rieuses causeries avec cette femme d'es-
prit, M. Galipart fils se divertissait de la
contemplation endimanchée des jeunes
personnes trop exclusivement à marier
de l'Esplanade.
Mais Aline se lassait, souvent, de la
solitude et prétendait étaler ses parures
aux sérénades et sauteries instituees
par l'orphéon.
| **#
Quelle tâche périlleuse et délicate
n'était-ce pas que de favoriser ce caprice
et de piloter l'inconnue dans ces redou-
tes d'intimité provinciale Le fils Gali-
part, cependant, eut à peine besoin de
styler, à ce sujet, le zèle de son employé.
Hector Levai multiplia pour Aline les
grâces du « cavalier le plus incompara-
blement parfait. Il lui disait avec un
égal succès « Madame 1. » ou « Made-
moiselle! » Puis, allant impassible à
travers le sillage des chuchoteries, il
l'installait crânement aux premières
places.
Enhardie de cette protection, l'ambi-
tieuse Aline voulut, de plus, affronter le
« cant » de l'Esplanade, où l'intrépide
Hector afficha près d'elle les ferveurs
d'un dévouement tutélaire prêt à tout
braver.
Ces relations, de plus en plus fréquen-
tes, fomentèrent l'idylle d'une expansive
camaraderie,dont le dénouement nuptial
ne se fit pas attendre.
Hector Levai, ainsi dédommagé du
platonisme des anciennes folâtreries,
établit ses pénates dans la villa de la
banlieue et quitta son emploi de compta-
ble, car la mise en commun des petites
rentes et des petites économies fournis-
sait de quoi subsister.
Mme Levai conçut, alors, le plan
d'instaurer un train de sagesse. Elle se
savait tout autant de printemps que
celles de ses pareilles qui n'en avouent
d'ordinaire que trente-cinq. Cet âge éva-
sivement mûr dispersait le culte des
vaines illusions. Les raouts et promena-
des lui semblèrent inutiles au vrai bon-
heur qu'elle basait désormais sur la pré-
sence assidue de son cher Hector.
Mais elle entrevit l'urgence d'assurer
à son mari quelque occupation où ses
talents représentatifs trouveraient à
s'exercer en dehors des entraînements
mondains.
La chance continue d'Heètor permit
qu'à ce moment même le poste de com-
missaire aux funérailles devînt vacant.
Hector et Aline invoquèrent, de compte
à demi, l'ancienne amitié de Galipart,
dont la haute influence leur valut sans
retard l'enviable promotion.
Et toujours dans l'extase du demi-
rêve, Hector Levai repasse en sa mé-
moire les derniers épisodes de sa vie et
suscite son image, toujours en habit
noir et en cravate blanche, toujours en
allure de commissariat, dans l'obsé-
quieuse solennité de ses nouvelles attri-
butions.
Quels sentiments approbateurs son
cachet de distinction ne continue-t-il pas
d'éveiller en ces funéraires circonstan-
ces ? Nul fonctionnaire de cet ordre pro-
fita-t-il jamais, sur l'émotion des départs
de convois, une attitude plus noblement
contrite et plus discrètement consola-
trice ? A la formation des cortèges, il
dit toujours « Madame 1. » « Made-
moiselle 1. », mais cet appel jeté, jadis,
avec ivresse à la splendeur des fêtes,
tombe à présent de ses lèvres en un
accent doucement éploré de deuil et re-
grets.
Et le bienheureux Hector s'endort
presque en imaginant de prodiguer un
jour, comme témoignage d'inconsolable
affection, ce ravissant savoir-faire à
l'enterrement d'Aline.
Mais uniquement épris de vanités su-
perficielles, Hector Levai n'enferme pas
un cœur méchant.
Il admet la perspective de succomber
avant son épouse il se console de cette
fin précoce en se figurant le peu de mé-
rite que Mme Levai constatera proba-
blement chez le successeur de son mari.
Il s'endort même tout à fait, sous la
tiédeur ensoleillée de la tonnelle, avec
les traits d'Aline souriant dans sa
pensée.
Et de quel air tendre et joyeux il
l'accueillera tout à l'heure, lorsqu'elle
viendra le réye,|}}er pour le diner!
Louis Kullem.
LES POÈTES DE LA MER
M. René Ponsard est un des nombreux poètes
de la butte Montmartre il a naviguè jadis et
publié un volume de vers Les Echos du bord,
auquel Coppée a fait une préface,dans laquelle
il déclare « aimer ces vers écrits sur la mer et
sur les gens de mer, par un vrai marin ayant
trouvé des accents admirables de franche et
rude tendresse. »
L'HOMME ET LA. MER
Quand le flot, en roulant sur les sables dorés,
Atteint cette blancheur du froment que l'on
[blute,
Et qu'aux brises du soir, comme un accord de
[flûte,
Il mêle en gémissant ses rythmes éplorés,
On croirait, ces jours-là, qu'épuisé par la lutte,
Il aspire au sommeil sous les cieux azurés,
Et qu'il s'est fait un nid de ses flocons nacrés,
Après avoir sans bruit déroulé sa volute.
A de certains moments, l'homme est pareil au
[flot:
Sa plus douce chanson est faite d'un sanglot
Qu'il comprima longtemps au fond de sa poi-
trine,
Mais sous les coups de fouet de la brise marine
Ou de la destinée aux souffles hasardeux,
Troublés dans leur repos, ils rugissent tous
[deux.
PATELLE
Dans les élansfougueux desesbondsconvulsifs,
Quand l'Océan grondeur, sous le fouet des
[tourmentes,
Va briser en hurlant ses masses écumantes
Autour des flancs rugueux et moussus des
[récifs;
Parmi les goémons la patelle accrochée
Ainsi qu'une ventouse à la paroi des rocs,
Résiste à tous les vents, tous les flots, tous les
[chocs,
Tant elle est au granit puissamment attachée.
Mais que là, tout à coup, l'eau vienne à se tarir,
Et que le vent d'hiver sèchel'herbe desgrèves,
La patelle se glace et se laisse mourir.
Ainsi s'était fixé le plus beau de mes rêves,
Ayant l'espoir pour onde et mon cœur pour
[rocher.
L'onde manquait, le rêve a dû se détacher.
René Ponsard.
LES DÉCORÉS
CEUX QUI NE LE SONT PAS
MAURICE ROliliINAT
C'est chez Alphonse Daudet que je vis
Rollinat pour la première fois. Quelques
jours avant, un article d'Albert Wolff,
paru dans le Figaro, avait brusquement
transformé l'obscur petit employé de
mairie en « homme du jour ». Si on l'a-
vait trop longtemps ignoré, par contre,
on en parlait maintenant avec un em-
ballement agaçant. Sans le connaître, il
m'était antipathique, ce Monsieur à suc-
cès.
Quelqu'un s'assit au piano et préluda.
Unhabit de la Belle Jardinière,une che-
mise ravinée, une cravate de travers,
des cheveux rebelles, des yeux d'une
profondeur attendrie, une figure fran-
che et bonne, le nez pincé de quelqu'un
qui a souffert, l'aspect naïf d'un paysan
endimanché, avec un je ne sais quoi de
génial dans le front qui était magnifi-
que. Qui est-ce? Rollinat.
Ah ce ne fut pas long 1 Mon parti-pris
imbécile chavira, emporté comme une
paille par une avalanche. En cinq minu-
tes, ce diable d'homme m'avait retourné,
pris, accaparé, envoûté, et je trouvais
les éloges d'Albert Wolff légèrement
tièdes. C'est que, voyez-vous, ceux qui
n'ont pas écouté Rollinat chanter les
Yeux morts, la Cloche fêlée, la Mort des
Amants, la Chanson de la perdrix grise,
lAme des fougères, et ses autres œu-
vres, eh bien i ceux-là n'ont rien en-
tendu. Une existence manquée à recom-
mencer.
Rollinat n'est ni musicien, ni poète,
ni prosateur, ni remueur d'idées, par
métier comme tant. d'autres; il incarne
en lui l'entité art, d'une impeccable fa-
çon, et l'émotion extraordinaire, quasi
indéfinissable qu'il procure, vient juste-
ment de la passion ardente dont il est
constamment consumé et à laquelle il
est impossible de résister.
Sa musique présente d'ailleurs une
homogénéité symptomatique avec sa
poésie, superbe d'élan, de couleur, de
sincérité, d'étrangeté, de profondeur,
d'amour, de tristesse et de désespérance.
Rebelle aux emprisonnements d'éco-
les, Rollinat aime à.la fois George Sand
et Edgar Poë, Walter Scott et Daudet,
Baudelaire et Pierre Dupont. Mais sa
vraie maîtresse est la nature pour la-
quelle il réserve les tendresses de son
âme de campagnard épris d'air, de lu-
mière, de ciel et de verdure. Il sait lui
parler et la comprendre elle le console
et panse son cœur blessé.
Les poétaillons qui peinent à aligner
des mots les uns à côté des autres, en
oubliant de placer une pensée sous ce
travail de patience, ont été exaspérés du
talent de ce simple jetant fastueusement
et sans compter l'or de son imagination
dans les Brandes, les Névroses, l'Abîme
et laNature. Ces constipés onttellement
jappé, que Rollinat.ahuri, s'est sauvé de
Paris et s'est enfoui dans un trou ignoré
de la Creuse.
Loin du papotage boulevardier dont
la méchanceté lâche l'épouvante encore
plus que les feux follets de son Berri, il
vit seul là-bas, au milieu de cultivateurs,
avec un jniano, des livres, <|es 9M§E?i
des pipes, un fusil et des lignes. Les
jours de fête, il tient l'orgue à l'église et
déjeune avec le curé, un excellent et-
charmant homme qui l'adore.
De plus en plus, il se désintéresse de
notre vie si niaisement agitée, et la prise
d'une belle truite le passionne sensible-
ment davantage qu'un changement de
ministère.
Si le cabaretier ou quelque lettré de
son village lui apporte par hasard
cet article au moment où il sera en train
d'amorcer un brochet
Chut, dira-t-il probablement
taisez-vous donc, je crois que ça mord 1
Frantz Jourdain.
Les Ouvriers Italiens chez eux
uuù uilua GHA
L'ouvrier italien est celui qui émigré le plus;
on le voit arriver en masse non seulement en
France en Belgique, en Suisse, mais dans les
pays d'outre-mer. S'est-on jamais demandé la
raison de cette exode qui se renouvelle cha-
que année? Elle nous semble suffisamment in-
diquée dans ces révélations que nous emprun-
tons à l'Italie telle qu'elle est, un livre écrit
d!après des documents authentiques, de source
italienne.
M. Lavollée nous a, dans son ouvrage
sur les Classes ouvrières en Europe, dé-
crit comme tolérable la situation de
l'ouvrier italien, car, dit-il, avec des sa-
laires très modiques, il parvient à se pro-
curer pour lui et sa famille une alimen-
tation suffisante et conforme à ses goûts
de sobriété et quoique son logement soit t
défectueux et qu'il soit souvent affligé
par la pellagra, etc., il se réjouit de la
bienveillance et de la simplicité de son
maître.
C'était peut-être là l'état des choses
dans un passé reculé. Déjà dans l'En-
quête Agraire une autre note résonne
« Les rapports moraux entre propriétai-
res et paysans changent là où existaient
la confiance et le respect, ont succédé
l'aversion et le soupçon. » Quant au
goût de sobriété, un goût exquis, paraît-il,
aigre-doux, réservé aux paysans et aux
pauvres en général comme le nectar
était réservé aux dieux- ce goût, il faut
l'avouer, a été porté à une perfection
difficilement surpassable.
« Ici on meurt de faim, écrivait M. de
Zerbi, député et publiciste, dans la
Nuova Antologia, en parlant de la Cala-
bre. On m'a parlé de paysans qui erraient t
dans les campagnes à la recherche
d'herbes pour leurs femmes, qui, après
plusieurs semaines de cette existence de
chèvres, moururent dans des douleurs
atroces on m'a parlé de bébés auxquels
avait manqué le lait, parce qu'à la mère
avait manqué la nourriture. » Dans la
Ijombardie onconsiata qu'il -y avait des
ouvriers qui, depuis quelques jours, n'a-
vaient eu à manger que du son et
des herbes. D'autres, ayant des en-
fants malades, allaient ramasser dans
les tas d'ordures des boyaux de poulets
pour leur en faire un peu de bouillon.
Dans la campagne romaine, chaque
herbe non dégoûtante, chaque animal
mort de n'importe quelle maladie, voire
même contagieuse, devient un aliment
favori, comme diversion à la pizza ou
bouillie de blé turc, sans sel, qui forme
le repas habituel des agriculteurs et des
bergers. Lors du choléra de 1884 on dut
ordonner l'incinération et l'enterrement
des carcasses des animaux pour que les
paysans ne s'en nourissent. M. Alongi
nous informe également que les agricul-
teurs de l'intérieur de la Sicile ne man-
gent de viande que lorsqu'ils peuvent en
avoir furtivement d'animaux morts de
maladie.
Ces faits n'ont pas besoin de commen-
taires. Ils nous révèlent un état de cho-
ses qui paraitrait incompatible avec la
civilisation tant vantée de notre époque.
#*#
Dans les Pouilles la soupe des paysans
s'appelle eau-sel, des deux éléments dont
elle se compose exclusivement. En Lom-
bardie,le repas du paysan est la polenta,
bouillie de farine de maïs, qui engendre
la pellagra dans quelques endroits les
pauvres se nourrissent toute l'année de
châtaignes mendiées ou volées. Dans le
Cilento, ils se nourrissent de glands.
Jamais le paysan ne mange de viande
fraîche ou de pain blanc femme de pain
blanc veut dire, en Calabre, dame bour-
geoise, et dans les Abruzzes être misa
pain blanc signifie entrer en agonie.
Comme boisson les paysans n'ont dans
les Pouilles, le pays du vignoble, que de
l'eau rougie (vinasse) mais souvent
l'eau même, l'eau pure leur manque.
Le goût de sobriété des paysans se ré-
vèle aussi dans leur habillement, à peu
près adatnitique: ir est remarquable que
plus le paysan a froid, moins il est vêtu
le paysan de la montagne l'est moins
que celui de la plaine. Au midi on fait
usage de linge de sparte qui doit être
pour la peau comme un vrai cilice, et
auprès duquel la toile à voile serait une
sorte de batiste. M. Lenormant, auquel
nous empruntons cette comparaison, en
fait une autre, il remarque que c'est là
seulement le linge dont usaient les
hommes du début de l'âge de bronze en
Espagne et en Italie, et les anciens Guan-
ches aux Canaries.
Ce qui complète, le tableau de la vie
des campagnes, c'est la demeure du
paysan. Vraiment il faudrait plutôt dire
l'absence de toute demeure, car d'un bout
a l'autre de l'Italie, le paysan ou couche
à la belle étoile (Sicile), sauf tous les
quinze ou vingt jours quand il rentre en
ville embrasser sa femme et ses enfants i
ou il s'abrite, à la manière des troglo-
dytes, dans des grottes, dans des caver-
nes, dans de vieilles ruines, dans des
trous, des tombeaux de nécropoles
(campagne romaine et Sardaigne), ou
dans' des niches creusées le long du mur
d'une immense chambrée (Pouilles).
Le B" Corbetta rencontra en Sardaigne
plusieurs familles qui habitaient une né-
cropole près de Saint-Antioque. Tous les
quinze jours, le paysan de la Sicile fait
à pied un voyage d'une demi-journée
pqgr aller et u^e égale trqtje_ §u retour,
excepté dans les cas où il a le bonheur
de travailler près de la ville, et rentre en
deux ou trois heures de marche le soir
chez lui, pour se lever dans la nuit et re-
faire toujours à pied le chemin en sens
inverse. Les mineurs, en Sardaigne, vi-;
vent en des huttes isolées, faites de
branches et couvertes de feuilles sèches,
le toit en pointe. Ces huttes, éparpillées
sur le versant des montagnes pour ne j
pointinterrompre l'écoulement des eaux
offrent, assure-t-on, une très jolie vue M
En Calabre, pour coucher dans un lift
il faut être marié. Jusqu'à deux ans l'en-
fant dormit sur le misérable gîte où il*
vit la lumière; à cet âge il eut un frère,
et fut chassé dans la partie inférieure du
lit, du côté des pieds, comme on dit au
troisième enfant, il sortit du lit et alla
dormir sur une caisse à la naissance
du quatrième enfant, il descendit de la
caisse et alla dormir sur le foyer. Puis il;
avait grandi, et passait la nuit dans la
paillère près de l'âne, etl'été, tombant de
sommeil sur la route, il prit la fièvre.
Dans la campagne romaine, le lit est
inconnu: sur des paillasses de terre nue
couchent, pêle-mêle, hommes, femmes
et enfants, sains et malades; pour les
derniers il n'y a ni médecins ni médeci-
nes. Les paysans des Abruzzes, que
les caporaux vont accaparer, moyennant
une petite avance, à des conditions in-
croyables, passent, depuis des siècles,
une année après l'autre, sur la campa-
gne romaine, la cultivent, y demeurent
pendant huit mois et retournent chez
eux décimés, ne laissant d'autre trace de
leur passage que les os des leurs. « Les
propriétaires et les fermiers ne font rien
pour les attacher à la terre qu'ils culti-
vent, rien pour rendre leur demeure
moins dure, pour les loger, pour les
nourrir, pour les soigner dans les mala-
dies. »
Dans lesmines de soufre de Sicile, des
enfants des deux sexes, achetés à leurs
familles par le partitante (qui, en vrai
négrier, les soumet parfois aux tortures
les plus horribles, comme celle qui con-
siste à brûler avec un fer ardent les mol-
lets jusqu'à ce que seproduise l'enflure),
descendent par des pentes presque à pic
et de pénibles escaliers creusés dans un
sol éboulé et souvent mouillé. Arrivés
au fond de la mine, ils sont chargés du
minéral qu'ils doivent transporter en
haut, sur l'échiné, au péril de glisser en
route et de perdre la vie. Les plus âgés,
en montant, poussent des cris déchi-
rants les enfants arrivent en pleurant.
Beaucoup en meurent un plus grand
nombre restent estropiés, difformes ou
infirmes toute leur vie.
De l'honorable di Cesaro àM.Villarï,
de M. Sonnino à M. Damiani, tous ceux
qui ont dû s'occuper de ces malheureu-
ses créatures sont arrivés à cette na-
vrante conclusion « La sanction légale
seulement manque pour que ce soient,
de droit comme de fait, de vrais escla-
ves. » Mais voyons, le nouveau Code pé-
nal a un article, l'article 145, qui punit
de douze à vingt ans de réclusion « qui-
conque réduit unepersonne en esclavage
ou en une condition analogue ». S'il ne
s'applique pas dans ce cas, nous ne
voyons vraiment pas en vue de quelles
circonstances il aurait été édicté.
Serait-ce pour ces autres esclaves, qui
travaillent dans les Barrières de Car-
rara ? ou bien pour ces pêcheurs de co-
rail de Sciacca qui, à moitié nus, sur une
mer souvent agitée, et sous lefouetd'un
soleil méridional, sont occupés plusieurs
heures de suite à tourner le cabestan
en sifflant et en chantant, excités conti-
nuellement à des efforts toujours crois-
sants par la parole du maître ? En vérité
c'est d'eux que M. Canestrini écrit: « Je
vous l'avoue franchement la première
fois que j'ai assisté à la pêche du corail,
il m'a paru voir autant de galériens
occupés aux travaux forcés, tandis que
j'avais devant moi d'honnêtes gens tra-
vaillant durement pour gagner le pain
nécessaire à eux et à leurs familles. »
Xavier Merlino.
LA FORÊT DE FONTAINEBLEAU
M. le président :le la République est à Fon-
tainebleau. Sa présence est sans doute un
sujet d'attraction,mais ce qui l'est davantage,
c'est assurément la superbe forêt décrite si
souvent, et d'une façon particulièrement ma-
gistrale dans les pages presque oubliées que
voici. Nous empruntons la première à Flau-
bert, la seconde à Ed. et Jules de Goncourt.
La diversité des arbres faisait un spec-
tacle changeant. Les hêtres à l'écorce
blanche et lisse entremêlaient leurs cou-
ronnes des frênes courbaient molle-
ment leurs glauques ramures dans les
cépées de charmes, des houx pareils à
du bronze se hérissaient; puis venait
une file de minces bouleaux, inclinés
dans des attitudes élégiaques et les
pins, symétriques comme des tuyaux
d'orgue, en se balançant continuelle-
ment, semblaient chanter. Il y avait des
chênes rugueux, énormes, qui se con-
vulsaient, s'étiraient du sol, s'étrei-
gnaient les uns les autres, et, fermes
sur leurs troncs, pareils à des torses, se
lançaient avec leurs bras nus des appels
de désespoir, des menaces furibondes,
comme un groupe de Titans immobi-
lisés dans leur colère. Quelque chose de
plus lourd, une langueur fiévreuse pla-
nait au-dessus des mares, découpant la
nappe de leurs eaux entre des buissons
d'épines les lichens de leur berge, où
les loups viennent boire, sont couleur
de soufre, brûlés comme par le pas des
sorcières, et le coassement ininterrompu
des grenouilles répond au cri des cor-
neilles qui tournoient. Ensuite, ils tra-
versaient des clairières monotones,
plantées d'un baliveau çà et là. Un bruit
de fer, des coups drus et nombreux son-
naient: c'était, au flanc d'une colline,
une compagnie de carriers battant les
roches. Elles se multipliaient de plus en
plus, et finissaient par emplir tout le
paysage, cubiques comme des maisons,
plateg com.nge des dalles, s'étayant, se
Sni-nedi 2- Septembre 1893
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SOMMAIRE DU SUPPLÉMENT
Louis Mullem. L'Apparat.
Nouvelle inédite
René Ponsard L'Homme et la Mer.
Patella.
Les poètes de la Mer.
Fbantz Jourdain. Les Décorés.
Ceux qui ne le sont
pas :MauriceRollinat.
XAVIER Merlino Les Ouvriers italiens
chez eux.
Gustave Flaubert.. ) La Forêt de Fontalne-
Ed. et J. de Goncourt. ) bleau.
Max DE NANSOUTY. Le Homard artificiel.
Q. Labadie-Lagrave. Les Agents secrets.
Pages étrangères.
Feuilleton
Victorien Vidal Une mise en niche à
Barcelone.
Autour du monde.
COURRIER DU Figaro Réponses et Questions
nouvelles.
Bulletin hebdomadaire de la Financière.
9
NOUVELLE INÉDITE
.Oui pour peu qu'il évoque ses sou-
venirs-et c'est justement à ce genre
de rêverie qu'il s'abandonne, assis en ce
moment, après déjeuner, dans le coin
d'ombre de son modeste jardin où bour-
donne le silence oisif de ce beau diman-
che d'été, pour peu qu'il ramène son
imagination à n'importe quelle période
defunte de son paisible passé, Hector
Levai est induit à reconnaître qu'il fut
toujours heureux.
Pour peu qu'il compare, aussi, ces mo-
ments d'autrefois à sa vie actuelle, il en
arrive à conclure que ses félicités suc-
cessives traçaient le chemin facile au
bout duquel il devait parvenir, enfin, au
vrai bonheur.
Il poursuit, alors, cette réjouissante
constatation qu'il lui plaît de donner
pour thème à sa longue paresse domini-
cale. Et la digestion du copieux déjeu-
ner, qui fut amplement arrosé de pots
de bière et de quelques nombreux pe-
tits verres d'extra, la fraîcheur relative
que lui tamise son mince négligé de cou-
til, la nuée qui s'égare lentement de sa
pipe, la légère lumière verte qu'étend
autour de lui la gloriette habillée de
vigne-vierge, les roses éparses dont il
aperçoit l'étincelle de lueurs à travers le
feuillage, ce papillon jaune-soleil qui
sautille d'un vol court, comme captif au
bout d'un fil de clarté, les bruits fami-
liers de rangements de vaisselle que la
soigneuse et calme Mme Aline Levai
exécute à l'intérieur dela maison, et,
plus encore que le reste, cette maison
même et son annexe fleurie, tout cela
lui rappelle, d'un seul coup, ses enchan-
tements de jadis et d'à présent; il en res-
saisit l'ensemble dans une harmonieuse
confusion des détails, ainsi que certai-
nes pages de musique symphonisent en
accord les mélodies d'abord entendues
séparément.
En effet, ces entours, qu'il contemple
d'un œil somnolent, ne symbolisent-ils
pas, ne murmurent-ils pas le tranquilleet
flatteur poème de l'existence qu'il a sou-
rie, plutôt que vécue, depuis ses années
de jeunesse jusqu'à cette bedonnante
cinquantaine où s'enfonce maintenant
la voluptueuse lenteur de sa digestion?
#*#
Oui! vraiment c'était, d'ordinaire, en
ce même jour du Seigneur que lui sur-
venaient ses motifs de satisfaction et
ses meilleures heures de plaisir, alors
qu'il s'élançait tout délivré de sa labo-
rieuse semaine de comptable à l'usine
Galipart. Ce papillon agitant, là, sa vo-
letée souple et preste, c'était son image,
tel qu'aux fêtes d'antan, lorsque les
bouts de sa cravate blanche, les frisures
blondes de ses favoris et les ailes de son
habit de soirée frétillaient en des em-
pre sements de courtoisie qu'il dépen-
sai*lui aussi, parmi les fleurs, c'est-à-
dire parmi les plus réputées jolies fem-
mes du beau monde. Ces roses éclatant
sur l'ombre des bordures ne ravivaient-
elles pas celles dont il ne négligeait ja-
mais d'attacher la flamme de carmin à
sa boutonnière ? Ce repas, dont il cuvait
maintenant la saveur attardée, ne diffé-
rait en rien des fortes mangeailles et
buveries dont il avait, en tout temps,
farci son bieri-être.Le jardin, emmuré par
le voisinage, n'était, il est vrai, qu'un rien
d'herbe à rafraîchir d'un seul coupd'irro-
soir.La maisonnette, aveesesdeuxpièces
de rez-de-chaussée surmontées d'un gre-
nier, ne représentait que l'une des plus
humbles villas accrochées aux remparts
de cette ignorée petite ville du Nord.
Mais on éjait, bel et bien, propriétaire
de la bicoque et de son carré de brous-
sailles apportés en dot par l'avisée Mme
Aline Leval, en train, pour l'instant, de
replacer les faïences dans le buffet et de
lustrer le simple mobilier de la salle à
manger pavée d'un carrelage écarlate
dans l'inflexible blancheur des murs
crépis à la chaux.
Et ramenant toutes ses joies à leur
centre de rayonnement, ainsi qu'un
peintre assemble la vie d'un regard
dans le point lumineux, il songe que
l'état d'absolu contentement dans lequel
il s'épanouira jusqu'à son dernier jour
est l'œuvre de sa précieuse épouse.
Il ne lui devait pas seulement la pos-
session de la cabane étayée de quelques
rentes. Ce n'était rien, encore, que ces
plantureux festins préparés par elle et
suivis de ces adorables flâneries éper-
dues à contempler les roses et les papil-
lons.
Force était de reconnaître, aussi, que
les conseils et l'insistance parfois des-
potique de sa moitié l'avaient poussé, no-
nobstant sa timidité native, à la con-
quête de la magnifique situation qu'il
occupait depuis ces dernières années.
Car Hector Levai remplit les fastueu-
ses fonctions, à la fois civiques et pa-
roissiales, de commissaire aux enterre-
ments. Oui! tel est, dorénavant, son mi-
nistère, avec tout l'attrait qu'y ajoutent
la sécurité des appointements modiques
mais officiels, le' caractère de respecta-
bilité revêtant cette charge, les tou-
chants rapports de politesse suprême et
de douleur partagée qui s'ensuivent avec
l'état social, l'infréquence de la tâche
subordonnée à la mortalité restreinte
de la petite ville, l'effet hygiénique de
l'occupation toute en matinales et pen-
sives allées et venues de plein air, etc.,
etc.,etc.
Commissaire aux enterrements lui!
l'ancien petit scribe obscur de l'usine
Galipart! Quel prodige! et par quelle
étrange faveur du sort avait-il pu s'éle-
ver jusqu'à l'émmencc d'une pareille di-
gnité ?
Sur cette question surgissant de sa
rêverie, il se prend à reviser plus en dé-
ta'il la suite d'existence qu'il avait em-
brassée tout à l'heure d'une réflexion sy-
noptique et à se retracer le cours des
événements qui avaient déterminé pro-
gressivement une si majestueuse utili-
sation de son individu.
Il remonte, de la sorte, à sa trentième
année et se retrouve par un de ces mê-
mes dimanches de beau soleil, aux heu-
res où les aristocraties locales, par
essaims de mères et demoiselles, de fillet-
tes etbobonnes, promenant leur exhibi-
tion hebdomadaire en leurs plus flam-
boyants atours, croisaient les Jeune-
France du célibat indigène et les unifor-
mes gradés de la garnison pendant
l'interminable parcours des ombrages de
l'Esplanade, au rythme de la musique
militaire.
̃' ̃ **#̃ '̃•̃̃ ̃' ̃•
D'où vient que, cette fois, Hector Le-
val eût résolu d'attirer l'attention de
cette élite cossue des plus sourcilleuses
familles, lui jusqu'alors l'inapercevable
gratte-papier à dérisoires émoluments?
Pourquoi s'avisa-t-il d'endosser son ha-
bit noir récemment acquis à l'occasion
d'un mariage de parent? Pourquoi fit-il
trembler l'éblouissement d'une rose à sa
boutonnière? Pourquoi cette lutte de lé-
gèreté dans la brise entre les flocons de
mousseline de sa cravate blanche et le
frémissement crépu de ses favoris bril-
Jantés d'huile antique? Pourquoi ce lustré
tout neuf d'un coup de fer à son haut
chapeau de cérémonie? A quels secrets
pressentiments se ralliait cette coquette
inspiration?
Il n'en savait rien et, sans doute, il en-
trait ingénument dans la voie où le gui-
dait sa bonne étoile.
Pourtant, il ne laissa pas que de dis-
cerner le genre d'impression produite
par son incartade.
It nota que son éploiement de dan-
dysme s'accueillait au passage des hau-
taines notabilités" par des sourires de
discret ébahissement plutôt que de dé-
dain. On semblait, en fin de compte, fé-
liciter tacitement le petit employé de sa
jolie dépense d'aspects mondains. Les
causeries ultérieures des personnes de
qualité, répercutées en échos dans les
bureaux de l'usine Galipart, lui permi-
rent de mesurer l'importance de sa ma-
nifestation. Son impeccable costume
faisait époque; sa prétention à l'élégance
lui valait d'emblée une célébrité de pre-
mier rang parmi les originaux attitrés
de la petite ville.
Le résultat immédiat de cette gloire
fut qu'au bal de l'association des comp-
tables dont il faisait partie on ne faillit
pas à le préposer unanimement au pri-
vilège de recevoir les dames et de les
accompagner jusque dans l'éclat de la
fête. >,
On le pavoisait, en un mot, du rôle de
commissaire, et ce fut pour son esprit
une révélation soudaine ses précédents
excès de luxe s'expliquaient d'eux-mê-
mes, la vocation commissariale résumait t
les vraies tendances de son génie. Il ré-
édita l'habit noir, adopta la bien-aimée
rose pour insigne et se reconnut un tact
spontanément exquis dans l'art de pen-
cher une révérence et. d'arrondir, à la
fois, le bras et le sourire où ces d,oux
mots « Madame! Mademoiselle! »
réunissaient tout ce que le beau sexe, à
n'importe quel âge, est en droit d'inspi-
rer de plus gracieusement galant.
#*#
Son triomphe incontesté se renouvela
dans plusieurs festivités analogues. II
devint, en ce genre, une réputation avec
laquelle il fallait compter. Son légen-
daire habit noir parut dans le gai brou-
haha des mamans et des grandes sœurs,
en diverses distributions de prix; il
fonctionna jusque parmi des réceptions
de gala chez les maires et sous-préfets.
La chose se consacrait en habitude,
et bien qu'avec une modestie propor-
tionnelle, Hector croyait s'affilier à cette
catégorie spéciale d'illustrations des
hautes sphères qui, d'après les feuilles
parisiennes, introduisent des ambassa-
deurs et cérémonisent des entrées de
souverains.
Il ne lui manquait plus, estimait-il,
pour s'assimiler à ces pompeux person-
nages, que d'acquérir un faible commen-
cement de calvitie, laquelle lui assure-
rait l'air de dignité voulue et le garanti-
rait d'être confondu jamais avec cette
fâcheuse engeance d'impertinents frelu-
quets, genre garçons d'honneur et plus
vulgairement boute-en-train qui encom-
brent la carrière du commissariat et
suscitent parfois, dans le clan marital,
d'intempestives jalousies.
Or, cette rassurante raréfaction capil-
laire, il ne tarda pas à la réaliser, grâce
aux journalières prouesses de table qu'il
accomplissait avec ses frères sous le toit
paternel où sévissaient les robustes
appétits et les larges soifs d'une an-
cienne dynastie d'artisans.
Désormais son front, suffisamment
ravagé, lui prêtait, au parfaire de ses
missions, l'auréole supposée d'une capa-
cité plus mûrie et d'une autorité plus
magistrale.
L'heureux temps 1 Pendant qu'il y
songe ainsi, c'est confie .si sa mjdjja-
tion planait en une indicible atmosphère
de musique, de couleurs et de parfums.
Aussi bien, "n'était-ce pas au milieu de
perpétuelles rumeurs de voix et d'or-
chestres qu'étincelaient autour de lui
les odorantes toilettes et les fleurs de
beauté.
Tout justement la Société d'orphéons,
fondée par M. Clovis Galipart, le fils
aîné de l'usine, se distinguait à cette
époque en de nombreux concerts suivis
de bals.
M. Clovis, appréciant la singulière va-
leur décorative de son subordonné,
s'était empressé de lui confier lé com-
missariat de l'association à titre flatteu-
sement exclusif.
Les exploits d'HectorLeval parvinrent,
dès cette période, à la renommée sans
appel et sans concurrence possible. Il
pouvait en toute conscience s'adjuger
une part aux tempêtes d'applaudisse-
ments qui se déchaînaient lorsqu'il diri-
geait/sur l'estrade, l'apparition trem-
blante et la retraite émue des cantatri-
ces. Et sa façon d'orner d'un sourire en
cœur la formule consacrée « Ma-
dame 1. » « Mademoiselle! » fit école
chez quiconque dans le pays tentait
d'atteindre au superlatif du bon ton.
Et pour comble de réussite, il y eut
alors, parmi ses jours, une péripétie
charmante, une aventure qui lui permit
de recueillir en bloc le profit de ses la-
beurs éparpillés, une de ces spirituelles
occurrences de causes à effets qui sem-
blent, enfin, ramener les hasards de la
vie à la logique d'une prédestination.
De par ces occurrences, le très indus-
triel Clovis Galipart, fantaisiste à ses
heures, avait entraîné, de Paris vers sa
ville natale, une agréable étrangère ré-
pondant au nom d'Aline de Rochenoire,
à laquelle il octroya, comme indemnité,
la maisonnette extra-muros ci-dessus
dépeinte;
Il paraissait qu'en de rares et mysté-
rieuses causeries avec cette femme d'es-
prit, M. Galipart fils se divertissait de la
contemplation endimanchée des jeunes
personnes trop exclusivement à marier
de l'Esplanade.
Mais Aline se lassait, souvent, de la
solitude et prétendait étaler ses parures
aux sérénades et sauteries instituees
par l'orphéon.
| **#
Quelle tâche périlleuse et délicate
n'était-ce pas que de favoriser ce caprice
et de piloter l'inconnue dans ces redou-
tes d'intimité provinciale Le fils Gali-
part, cependant, eut à peine besoin de
styler, à ce sujet, le zèle de son employé.
Hector Levai multiplia pour Aline les
grâces du « cavalier le plus incompara-
blement parfait. Il lui disait avec un
égal succès « Madame 1. » ou « Made-
moiselle! » Puis, allant impassible à
travers le sillage des chuchoteries, il
l'installait crânement aux premières
places.
Enhardie de cette protection, l'ambi-
tieuse Aline voulut, de plus, affronter le
« cant » de l'Esplanade, où l'intrépide
Hector afficha près d'elle les ferveurs
d'un dévouement tutélaire prêt à tout
braver.
Ces relations, de plus en plus fréquen-
tes, fomentèrent l'idylle d'une expansive
camaraderie,dont le dénouement nuptial
ne se fit pas attendre.
Hector Levai, ainsi dédommagé du
platonisme des anciennes folâtreries,
établit ses pénates dans la villa de la
banlieue et quitta son emploi de compta-
ble, car la mise en commun des petites
rentes et des petites économies fournis-
sait de quoi subsister.
Mme Levai conçut, alors, le plan
d'instaurer un train de sagesse. Elle se
savait tout autant de printemps que
celles de ses pareilles qui n'en avouent
d'ordinaire que trente-cinq. Cet âge éva-
sivement mûr dispersait le culte des
vaines illusions. Les raouts et promena-
des lui semblèrent inutiles au vrai bon-
heur qu'elle basait désormais sur la pré-
sence assidue de son cher Hector.
Mais elle entrevit l'urgence d'assurer
à son mari quelque occupation où ses
talents représentatifs trouveraient à
s'exercer en dehors des entraînements
mondains.
La chance continue d'Heètor permit
qu'à ce moment même le poste de com-
missaire aux funérailles devînt vacant.
Hector et Aline invoquèrent, de compte
à demi, l'ancienne amitié de Galipart,
dont la haute influence leur valut sans
retard l'enviable promotion.
Et toujours dans l'extase du demi-
rêve, Hector Levai repasse en sa mé-
moire les derniers épisodes de sa vie et
suscite son image, toujours en habit
noir et en cravate blanche, toujours en
allure de commissariat, dans l'obsé-
quieuse solennité de ses nouvelles attri-
butions.
Quels sentiments approbateurs son
cachet de distinction ne continue-t-il pas
d'éveiller en ces funéraires circonstan-
ces ? Nul fonctionnaire de cet ordre pro-
fita-t-il jamais, sur l'émotion des départs
de convois, une attitude plus noblement
contrite et plus discrètement consola-
trice ? A la formation des cortèges, il
dit toujours « Madame 1. » « Made-
moiselle 1. », mais cet appel jeté, jadis,
avec ivresse à la splendeur des fêtes,
tombe à présent de ses lèvres en un
accent doucement éploré de deuil et re-
grets.
Et le bienheureux Hector s'endort
presque en imaginant de prodiguer un
jour, comme témoignage d'inconsolable
affection, ce ravissant savoir-faire à
l'enterrement d'Aline.
Mais uniquement épris de vanités su-
perficielles, Hector Levai n'enferme pas
un cœur méchant.
Il admet la perspective de succomber
avant son épouse il se console de cette
fin précoce en se figurant le peu de mé-
rite que Mme Levai constatera proba-
blement chez le successeur de son mari.
Il s'endort même tout à fait, sous la
tiédeur ensoleillée de la tonnelle, avec
les traits d'Aline souriant dans sa
pensée.
Et de quel air tendre et joyeux il
l'accueillera tout à l'heure, lorsqu'elle
viendra le réye,|}}er pour le diner!
Louis Kullem.
LES POÈTES DE LA MER
M. René Ponsard est un des nombreux poètes
de la butte Montmartre il a naviguè jadis et
publié un volume de vers Les Echos du bord,
auquel Coppée a fait une préface,dans laquelle
il déclare « aimer ces vers écrits sur la mer et
sur les gens de mer, par un vrai marin ayant
trouvé des accents admirables de franche et
rude tendresse. »
L'HOMME ET LA. MER
Quand le flot, en roulant sur les sables dorés,
Atteint cette blancheur du froment que l'on
[blute,
Et qu'aux brises du soir, comme un accord de
[flûte,
Il mêle en gémissant ses rythmes éplorés,
On croirait, ces jours-là, qu'épuisé par la lutte,
Il aspire au sommeil sous les cieux azurés,
Et qu'il s'est fait un nid de ses flocons nacrés,
Après avoir sans bruit déroulé sa volute.
A de certains moments, l'homme est pareil au
[flot:
Sa plus douce chanson est faite d'un sanglot
Qu'il comprima longtemps au fond de sa poi-
trine,
Mais sous les coups de fouet de la brise marine
Ou de la destinée aux souffles hasardeux,
Troublés dans leur repos, ils rugissent tous
[deux.
PATELLE
Dans les élansfougueux desesbondsconvulsifs,
Quand l'Océan grondeur, sous le fouet des
[tourmentes,
Va briser en hurlant ses masses écumantes
Autour des flancs rugueux et moussus des
[récifs;
Parmi les goémons la patelle accrochée
Ainsi qu'une ventouse à la paroi des rocs,
Résiste à tous les vents, tous les flots, tous les
[chocs,
Tant elle est au granit puissamment attachée.
Mais que là, tout à coup, l'eau vienne à se tarir,
Et que le vent d'hiver sèchel'herbe desgrèves,
La patelle se glace et se laisse mourir.
Ainsi s'était fixé le plus beau de mes rêves,
Ayant l'espoir pour onde et mon cœur pour
[rocher.
L'onde manquait, le rêve a dû se détacher.
René Ponsard.
LES DÉCORÉS
CEUX QUI NE LE SONT PAS
MAURICE ROliliINAT
C'est chez Alphonse Daudet que je vis
Rollinat pour la première fois. Quelques
jours avant, un article d'Albert Wolff,
paru dans le Figaro, avait brusquement
transformé l'obscur petit employé de
mairie en « homme du jour ». Si on l'a-
vait trop longtemps ignoré, par contre,
on en parlait maintenant avec un em-
ballement agaçant. Sans le connaître, il
m'était antipathique, ce Monsieur à suc-
cès.
Quelqu'un s'assit au piano et préluda.
Unhabit de la Belle Jardinière,une che-
mise ravinée, une cravate de travers,
des cheveux rebelles, des yeux d'une
profondeur attendrie, une figure fran-
che et bonne, le nez pincé de quelqu'un
qui a souffert, l'aspect naïf d'un paysan
endimanché, avec un je ne sais quoi de
génial dans le front qui était magnifi-
que. Qui est-ce? Rollinat.
Ah ce ne fut pas long 1 Mon parti-pris
imbécile chavira, emporté comme une
paille par une avalanche. En cinq minu-
tes, ce diable d'homme m'avait retourné,
pris, accaparé, envoûté, et je trouvais
les éloges d'Albert Wolff légèrement
tièdes. C'est que, voyez-vous, ceux qui
n'ont pas écouté Rollinat chanter les
Yeux morts, la Cloche fêlée, la Mort des
Amants, la Chanson de la perdrix grise,
lAme des fougères, et ses autres œu-
vres, eh bien i ceux-là n'ont rien en-
tendu. Une existence manquée à recom-
mencer.
Rollinat n'est ni musicien, ni poète,
ni prosateur, ni remueur d'idées, par
métier comme tant. d'autres; il incarne
en lui l'entité art, d'une impeccable fa-
çon, et l'émotion extraordinaire, quasi
indéfinissable qu'il procure, vient juste-
ment de la passion ardente dont il est
constamment consumé et à laquelle il
est impossible de résister.
Sa musique présente d'ailleurs une
homogénéité symptomatique avec sa
poésie, superbe d'élan, de couleur, de
sincérité, d'étrangeté, de profondeur,
d'amour, de tristesse et de désespérance.
Rebelle aux emprisonnements d'éco-
les, Rollinat aime à.la fois George Sand
et Edgar Poë, Walter Scott et Daudet,
Baudelaire et Pierre Dupont. Mais sa
vraie maîtresse est la nature pour la-
quelle il réserve les tendresses de son
âme de campagnard épris d'air, de lu-
mière, de ciel et de verdure. Il sait lui
parler et la comprendre elle le console
et panse son cœur blessé.
Les poétaillons qui peinent à aligner
des mots les uns à côté des autres, en
oubliant de placer une pensée sous ce
travail de patience, ont été exaspérés du
talent de ce simple jetant fastueusement
et sans compter l'or de son imagination
dans les Brandes, les Névroses, l'Abîme
et laNature. Ces constipés onttellement
jappé, que Rollinat.ahuri, s'est sauvé de
Paris et s'est enfoui dans un trou ignoré
de la Creuse.
Loin du papotage boulevardier dont
la méchanceté lâche l'épouvante encore
plus que les feux follets de son Berri, il
vit seul là-bas, au milieu de cultivateurs,
avec un jniano, des livres, <|es 9M§E?i
des pipes, un fusil et des lignes. Les
jours de fête, il tient l'orgue à l'église et
déjeune avec le curé, un excellent et-
charmant homme qui l'adore.
De plus en plus, il se désintéresse de
notre vie si niaisement agitée, et la prise
d'une belle truite le passionne sensible-
ment davantage qu'un changement de
ministère.
Si le cabaretier ou quelque lettré de
son village lui apporte par hasard
cet article au moment où il sera en train
d'amorcer un brochet
Chut, dira-t-il probablement
taisez-vous donc, je crois que ça mord 1
Frantz Jourdain.
Les Ouvriers Italiens chez eux
uuù uilua GHA
L'ouvrier italien est celui qui émigré le plus;
on le voit arriver en masse non seulement en
France en Belgique, en Suisse, mais dans les
pays d'outre-mer. S'est-on jamais demandé la
raison de cette exode qui se renouvelle cha-
que année? Elle nous semble suffisamment in-
diquée dans ces révélations que nous emprun-
tons à l'Italie telle qu'elle est, un livre écrit
d!après des documents authentiques, de source
italienne.
M. Lavollée nous a, dans son ouvrage
sur les Classes ouvrières en Europe, dé-
crit comme tolérable la situation de
l'ouvrier italien, car, dit-il, avec des sa-
laires très modiques, il parvient à se pro-
curer pour lui et sa famille une alimen-
tation suffisante et conforme à ses goûts
de sobriété et quoique son logement soit t
défectueux et qu'il soit souvent affligé
par la pellagra, etc., il se réjouit de la
bienveillance et de la simplicité de son
maître.
C'était peut-être là l'état des choses
dans un passé reculé. Déjà dans l'En-
quête Agraire une autre note résonne
« Les rapports moraux entre propriétai-
res et paysans changent là où existaient
la confiance et le respect, ont succédé
l'aversion et le soupçon. » Quant au
goût de sobriété, un goût exquis, paraît-il,
aigre-doux, réservé aux paysans et aux
pauvres en général comme le nectar
était réservé aux dieux- ce goût, il faut
l'avouer, a été porté à une perfection
difficilement surpassable.
« Ici on meurt de faim, écrivait M. de
Zerbi, député et publiciste, dans la
Nuova Antologia, en parlant de la Cala-
bre. On m'a parlé de paysans qui erraient t
dans les campagnes à la recherche
d'herbes pour leurs femmes, qui, après
plusieurs semaines de cette existence de
chèvres, moururent dans des douleurs
atroces on m'a parlé de bébés auxquels
avait manqué le lait, parce qu'à la mère
avait manqué la nourriture. » Dans la
Ijombardie onconsiata qu'il -y avait des
ouvriers qui, depuis quelques jours, n'a-
vaient eu à manger que du son et
des herbes. D'autres, ayant des en-
fants malades, allaient ramasser dans
les tas d'ordures des boyaux de poulets
pour leur en faire un peu de bouillon.
Dans la campagne romaine, chaque
herbe non dégoûtante, chaque animal
mort de n'importe quelle maladie, voire
même contagieuse, devient un aliment
favori, comme diversion à la pizza ou
bouillie de blé turc, sans sel, qui forme
le repas habituel des agriculteurs et des
bergers. Lors du choléra de 1884 on dut
ordonner l'incinération et l'enterrement
des carcasses des animaux pour que les
paysans ne s'en nourissent. M. Alongi
nous informe également que les agricul-
teurs de l'intérieur de la Sicile ne man-
gent de viande que lorsqu'ils peuvent en
avoir furtivement d'animaux morts de
maladie.
Ces faits n'ont pas besoin de commen-
taires. Ils nous révèlent un état de cho-
ses qui paraitrait incompatible avec la
civilisation tant vantée de notre époque.
#*#
Dans les Pouilles la soupe des paysans
s'appelle eau-sel, des deux éléments dont
elle se compose exclusivement. En Lom-
bardie,le repas du paysan est la polenta,
bouillie de farine de maïs, qui engendre
la pellagra dans quelques endroits les
pauvres se nourrissent toute l'année de
châtaignes mendiées ou volées. Dans le
Cilento, ils se nourrissent de glands.
Jamais le paysan ne mange de viande
fraîche ou de pain blanc femme de pain
blanc veut dire, en Calabre, dame bour-
geoise, et dans les Abruzzes être misa
pain blanc signifie entrer en agonie.
Comme boisson les paysans n'ont dans
les Pouilles, le pays du vignoble, que de
l'eau rougie (vinasse) mais souvent
l'eau même, l'eau pure leur manque.
Le goût de sobriété des paysans se ré-
vèle aussi dans leur habillement, à peu
près adatnitique: ir est remarquable que
plus le paysan a froid, moins il est vêtu
le paysan de la montagne l'est moins
que celui de la plaine. Au midi on fait
usage de linge de sparte qui doit être
pour la peau comme un vrai cilice, et
auprès duquel la toile à voile serait une
sorte de batiste. M. Lenormant, auquel
nous empruntons cette comparaison, en
fait une autre, il remarque que c'est là
seulement le linge dont usaient les
hommes du début de l'âge de bronze en
Espagne et en Italie, et les anciens Guan-
ches aux Canaries.
Ce qui complète, le tableau de la vie
des campagnes, c'est la demeure du
paysan. Vraiment il faudrait plutôt dire
l'absence de toute demeure, car d'un bout
a l'autre de l'Italie, le paysan ou couche
à la belle étoile (Sicile), sauf tous les
quinze ou vingt jours quand il rentre en
ville embrasser sa femme et ses enfants i
ou il s'abrite, à la manière des troglo-
dytes, dans des grottes, dans des caver-
nes, dans de vieilles ruines, dans des
trous, des tombeaux de nécropoles
(campagne romaine et Sardaigne), ou
dans' des niches creusées le long du mur
d'une immense chambrée (Pouilles).
Le B" Corbetta rencontra en Sardaigne
plusieurs familles qui habitaient une né-
cropole près de Saint-Antioque. Tous les
quinze jours, le paysan de la Sicile fait
à pied un voyage d'une demi-journée
pqgr aller et u^e égale trqtje_ §u retour,
excepté dans les cas où il a le bonheur
de travailler près de la ville, et rentre en
deux ou trois heures de marche le soir
chez lui, pour se lever dans la nuit et re-
faire toujours à pied le chemin en sens
inverse. Les mineurs, en Sardaigne, vi-;
vent en des huttes isolées, faites de
branches et couvertes de feuilles sèches,
le toit en pointe. Ces huttes, éparpillées
sur le versant des montagnes pour ne j
pointinterrompre l'écoulement des eaux
offrent, assure-t-on, une très jolie vue M
En Calabre, pour coucher dans un lift
il faut être marié. Jusqu'à deux ans l'en-
fant dormit sur le misérable gîte où il*
vit la lumière; à cet âge il eut un frère,
et fut chassé dans la partie inférieure du
lit, du côté des pieds, comme on dit au
troisième enfant, il sortit du lit et alla
dormir sur une caisse à la naissance
du quatrième enfant, il descendit de la
caisse et alla dormir sur le foyer. Puis il;
avait grandi, et passait la nuit dans la
paillère près de l'âne, etl'été, tombant de
sommeil sur la route, il prit la fièvre.
Dans la campagne romaine, le lit est
inconnu: sur des paillasses de terre nue
couchent, pêle-mêle, hommes, femmes
et enfants, sains et malades; pour les
derniers il n'y a ni médecins ni médeci-
nes. Les paysans des Abruzzes, que
les caporaux vont accaparer, moyennant
une petite avance, à des conditions in-
croyables, passent, depuis des siècles,
une année après l'autre, sur la campa-
gne romaine, la cultivent, y demeurent
pendant huit mois et retournent chez
eux décimés, ne laissant d'autre trace de
leur passage que les os des leurs. « Les
propriétaires et les fermiers ne font rien
pour les attacher à la terre qu'ils culti-
vent, rien pour rendre leur demeure
moins dure, pour les loger, pour les
nourrir, pour les soigner dans les mala-
dies. »
Dans lesmines de soufre de Sicile, des
enfants des deux sexes, achetés à leurs
familles par le partitante (qui, en vrai
négrier, les soumet parfois aux tortures
les plus horribles, comme celle qui con-
siste à brûler avec un fer ardent les mol-
lets jusqu'à ce que seproduise l'enflure),
descendent par des pentes presque à pic
et de pénibles escaliers creusés dans un
sol éboulé et souvent mouillé. Arrivés
au fond de la mine, ils sont chargés du
minéral qu'ils doivent transporter en
haut, sur l'échiné, au péril de glisser en
route et de perdre la vie. Les plus âgés,
en montant, poussent des cris déchi-
rants les enfants arrivent en pleurant.
Beaucoup en meurent un plus grand
nombre restent estropiés, difformes ou
infirmes toute leur vie.
De l'honorable di Cesaro àM.Villarï,
de M. Sonnino à M. Damiani, tous ceux
qui ont dû s'occuper de ces malheureu-
ses créatures sont arrivés à cette na-
vrante conclusion « La sanction légale
seulement manque pour que ce soient,
de droit comme de fait, de vrais escla-
ves. » Mais voyons, le nouveau Code pé-
nal a un article, l'article 145, qui punit
de douze à vingt ans de réclusion « qui-
conque réduit unepersonne en esclavage
ou en une condition analogue ». S'il ne
s'applique pas dans ce cas, nous ne
voyons vraiment pas en vue de quelles
circonstances il aurait été édicté.
Serait-ce pour ces autres esclaves, qui
travaillent dans les Barrières de Car-
rara ? ou bien pour ces pêcheurs de co-
rail de Sciacca qui, à moitié nus, sur une
mer souvent agitée, et sous lefouetd'un
soleil méridional, sont occupés plusieurs
heures de suite à tourner le cabestan
en sifflant et en chantant, excités conti-
nuellement à des efforts toujours crois-
sants par la parole du maître ? En vérité
c'est d'eux que M. Canestrini écrit: « Je
vous l'avoue franchement la première
fois que j'ai assisté à la pêche du corail,
il m'a paru voir autant de galériens
occupés aux travaux forcés, tandis que
j'avais devant moi d'honnêtes gens tra-
vaillant durement pour gagner le pain
nécessaire à eux et à leurs familles. »
Xavier Merlino.
LA FORÊT DE FONTAINEBLEAU
M. le président :le la République est à Fon-
tainebleau. Sa présence est sans doute un
sujet d'attraction,mais ce qui l'est davantage,
c'est assurément la superbe forêt décrite si
souvent, et d'une façon particulièrement ma-
gistrale dans les pages presque oubliées que
voici. Nous empruntons la première à Flau-
bert, la seconde à Ed. et Jules de Goncourt.
La diversité des arbres faisait un spec-
tacle changeant. Les hêtres à l'écorce
blanche et lisse entremêlaient leurs cou-
ronnes des frênes courbaient molle-
ment leurs glauques ramures dans les
cépées de charmes, des houx pareils à
du bronze se hérissaient; puis venait
une file de minces bouleaux, inclinés
dans des attitudes élégiaques et les
pins, symétriques comme des tuyaux
d'orgue, en se balançant continuelle-
ment, semblaient chanter. Il y avait des
chênes rugueux, énormes, qui se con-
vulsaient, s'étiraient du sol, s'étrei-
gnaient les uns les autres, et, fermes
sur leurs troncs, pareils à des torses, se
lançaient avec leurs bras nus des appels
de désespoir, des menaces furibondes,
comme un groupe de Titans immobi-
lisés dans leur colère. Quelque chose de
plus lourd, une langueur fiévreuse pla-
nait au-dessus des mares, découpant la
nappe de leurs eaux entre des buissons
d'épines les lichens de leur berge, où
les loups viennent boire, sont couleur
de soufre, brûlés comme par le pas des
sorcières, et le coassement ininterrompu
des grenouilles répond au cri des cor-
neilles qui tournoient. Ensuite, ils tra-
versaient des clairières monotones,
plantées d'un baliveau çà et là. Un bruit
de fer, des coups drus et nombreux son-
naient: c'était, au flanc d'une colline,
une compagnie de carriers battant les
roches. Elles se multipliaient de plus en
plus, et finissaient par emplir tout le
paysage, cubiques comme des maisons,
plateg com.nge des dalles, s'étayant, se
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