Synthèse et analyse

Chapitre XXXII

 

Après avoir fustigé les théoriciens qui justifient le meurtre, le Docteur noir conclut sur l’esprit de système, de synthèse, qu’il oppose au courage de l’analyse.
 
Dans cette violente passion de tout rattacher, à tout prix, à une cause, à une synthèse, de laquelle on descend à tout, et par laquelle tout s'explique, je vois encore l'extrême faiblesse des hommes qui, pareils à des enfants qui vont dans l'ombre, se sentent tout saisis de frayeur, parce qu'ils ne voient pas le fond de l'abîme que ni Dieu-créateur ni Dieu-sauveur n'ont voulu nous faire connaître. Ainsi je trouve que ceux-là même qui se croient les plus forts, en construisant le plus de systèmes, sont les plus faibles et les plus effrayés de l'analyse, dont ils ne peuvent supporter la vue, parce qu'elle s'arrête à des effets certains, et ne contemple qu'à travers l'ombre dont le ciel a voulu l'envelopper la Cause… la Cause pour toujours incertaine.
Or, je vous le dis, ce n'est que dans l'Analyse que les esprits justes, les seuls dignes d'estime, ont puisé et puiseront jamais les idées durables, les idées qui frappent par le sentiment de bien-être que donne la rare et pure présence du vrai.
L'Analyse est la destinée de l'éternelle ignorante, l'Âme humaine.
L'Analyse est une sonde. Jetée profondément dans l'Océan, elle épouvante et désespère le Faible ; mais elle rassure et conduit le Fort, qui la tient fermement en main.
 
 
Alfred de Vigny, Stello, 1832.
> Texte intégral : Paris, Gosselin et Renduel, 1832