Ordonnance du Docteur noir

Chapitre XL, II

 

II. SEUL ET LIBRE, ACCOMPLIR SA MISSION. Suivre les conditions de son être, dégagé de l'influence des associations, même les plus belles,
Parce que la solitude seule est la source des inspirations.
LA SOLITUDE EST SAINTE.
Toutes les Associations ont tous les défauts des couvents.
Elles tendent à classer et diriger les intelligences et fondent peu à peu une autorité tyrannique qui, ôtant aux intelligences la liberté et l'individualité, sans lesquelles elles ne sont rien, étoufferait le génie même sous l'empire d'une communauté jalouse.
Dans les Assemblées, les Corps, les Compagnies, les Écoles, les Académies et tout ce qui leur ressemble, les médiocrités intrigantes arrivent par degrés à la domination, par leur activité grossière et matérielle, et cette sorte d'adresse à laquelle ne peuvent descendre les esprits vastes et généreux.
L'imagination ne vit que d'émotions spontanées et particulières à l'organisation et aux penchants de chacun.
La République des lettres est la seule qui puisse jamais être composée de citoyens vraiment libres, car elle est formée de penseurs isolés, séparés, et souvent inconnus les uns aux autres.
Les Poètes et les Artistes ont seuls, parmi tous les hommes, le bonheur de pouvoir accomplir leur mission dans la solitude. Qu'ils jouissent de ce bonheur, de ne pas être confondus dans une société qui se presse autour de la moindre célébrité, se l'approprie, l'enserre, l'englobe, l'étreint et lui dit : NOUS.
Oui, l'imagination du poète est inconstante autant que celle d'une créature de quinze ans, recevant les premières impressions de l'amour. L’imagination du Poète ne peut être conduite, puisqu'elle n'est pas enseignée. Otez-lui ses ailes et vous la ferez mourir.
La mission du Poète ou de l'artiste est de produire, et tout ce qu'il produit est utile, si cela est admiré.
Un Poète donne sa mesure par son œuvre, un homme attaché au Pouvoir ne la peut donner que par les fonctions qu'il remplit. Bonheur pour le premier, malheur pour l'autre ; car s'il se fait un progrès dans les deux têtes, l'un s'élance tout à coup en avant par une œuvre, l'autre est forcé de suivre la lente progression des occasions de la vie et les pas graduels de sa carrière.
 
SEUL ET LIBRE, SUIVRE SA VOCATION.
 
 
Alfred de Vigny, Stello, 1832.
> Texte intégral : Paris, Gosselin et Renduel, 1832