Kitty Bell face au Docteur noir

Chapitre XIV

 

Le Docteur noir raconte avec humour comment il était incapable de communiquer dans une langue étrangère avec l’hôtesse de Chatterton.
 
J'avais toujours été frappé de la beauté et de la longueur de ses cheveux blonds, d'autant plus qu'en 1770 les femmes anglaises ne mettaient plus, sur leur tête, qu' un léger nuage de poudre, et qu'en 1770 j'étais assez disposé à admirer les beaux cheveux attachés, en large chignon, derrière le cou, et détachés, en longs repentirs, devant le cou. J'avais d'ailleurs une foule de comparaisons agréables au service de cette belle et chaste personne. Je parlais assez ridiculement l'anglais, comme nous faisons d'habitude, et je m'installais devant le comptoir, mangeant ses petits gâteaux et la comparant. Je la comparais à Pamela, ensuite à Clarisse, un instant après à Ophélia, quelques heures plus tard à Miranda. Elle me faisait verser du soda-water, et me souriait avec un air de douceur et de prévenance, comme s'attendant toujours à quelque saillie extrêmement gaie de la part du Français ; elle riait même quand j'avais ri. Cela durait une ou deux heures, après quoi elle me disait qu'elle me demandait bien pardon, mais ne comprenait pas l'allemand. N'importe, j'y revenais, sa figure me reposait à voir. Je lui parlais toujours avec la même confiance, et elle m'écoutait avec la même résignation. D'ailleurs ses enfants m'aimaient pour ma canne à la Tronchin qu'ils sculptaient à coups de couteau ; un beau jonc pourtant !
Il m'arriva quelquefois de rester dans un coin de sa boutique à lire le journal, entièrement oublié d'elle et des acheteurs, causeurs, disputeurs, mangeurs et buveurs qui s'y trouvaient ; c'était alors que j'exerçais mon métier chéri d'observateur. Voici une des choses que j'observai : Tous les jours, à l'heure où le brouillard était assez épais pour cacher cette espèce de lanterne sourde que les Anglais prennent pour le soleil, et qui n'est que la caricature du nôtre, comme le nôtre est la parodie du soleil d'Égypte, cette heure, qui est souvent deux heures après midi ; enfin dès que venait l'entre-chien-et-loup, entre le jour et les flambeaux, il y avait une ombre qui passait une fois sur le trottoir, devant les vitres de la boutique ; Kitty Bell se levait sur-le-champ de son comptoir, l'aîné de ses enfants ouvrait la porte, elle lui donnait quelque chose qu'il courait porter dehors ; l'ombre disparaissait, et la mère rentrait chez elle.
– Ah ! Kitty ! Kitty ! dis-je en moi-même, cette ombre est celle d'un jeune homme, d'un adolescent imberbe ! Qu'avez-vous fait, Kitty Bell, que faites -vous Kitty Bell ? Kitty Bell, que ferez-vous ? Cette ombre est élancée et leste dans sa démarche. Elle est enveloppée d'un manteau noir qui ne peut réussir à la rendre grossière dans sa forme. Cette ombre porte un chapeau triangulaire dont un des côtés est rabattu sur les yeux, mais on voit deux flammes sous ce large bord, deux flammes comme Prométhée les dut puiser au soleil.
Je sortis en soupirant, la première fois que je vis ce petit manège, parce que cela me gâtait l' idée que j'avais de ma paisible et vertueuse Kitty ; et puis vous savez que jamais un homme ne voit, ou ne croit voir, le bonheur d'un autre homme auprès d'une femme sans le trouver haïssable, n'eût-il nulle prétention pour lui-même ?... La seconde fois, je sortis en souriant, je m'applaudissais de ma finesse pour avoir deviné cela, tandis que tous les gros Lords et les longues Ladyes sortaient sans avoir rien découvert. La troisième fois je m'y intéressai, et je me sentis un tel désir de recevoir la confidence de ce joli petit secret, que je crois que je serais devenu complice de tous les crimes de la famille d'Agamemnon, si Kitty Bell m'eût dit : Oui, monsieur, c'est cela même.
Mais non, Kitty Bell ne me disait rien. Toujours paisible, toujours placide comme au sortir du prêche, elle ne daignait pas même me regarder avec embarras, comme pour me dire : Je suis sûr que vous êtes un homme trop bien élevé et trop délicat pour en rien dire ; je voudrais bien que vous n'eussiez rien vu ; il est bien mal à vous de rester si tard, chaque jour. Elle ne me regardait pas non plus d'un air de mauvaise humeur et d'autorité  comme pour me dire : Lisez toujours ceci ne vous regarde pas. Une Française impatiente n'y eût pas manqué, comme bien vous savez, mais elle avait trop d'orgueil ou de confiance en elle-même, ou de mépris pour moi ; elle se remettait à son comptoir, avec un sourire aussi pur, aussi calme et aussi religieux que si rien ne se fût passé. Je fis de vains efforts pour attirer son attention. J'avais beau me pincer les lèvres, aiguiser mes regards malins, tousser avec importance et gravité, comme un abbé qui réfléchit sur la confession d'une fille de dix-huit ans, ou un juge qui vient d'interroger un faux-monnayeur ; j'avais beau ricaner dans mes dents en marchant vite et me frottant les mains, comme un fin matois qui se rappelle ses petites fredaines, et se réjouit de voir faire certains petits tours où il est expert ; j'avais beau m'arrêter tout à coup devant elle, lever les yeux au ciel, laisser tomber mes bras avec abattement, comme un homme qui voit une jeune femme se noyer de gaieté de cœur et se jeter à l'eau du haut du pont ; j' avais beau jeter mon journal tout à coup et le chiffonner comme un mouchoir de poche, ainsi que pourrait faire un philanthrope désespéré, renonçant à conduire les hommes au bonheur par la vertu ; j' avais beau passer devant elle d'un air de grandeur, marchant sur les talons et baissant les yeux dignement, comme un monarque offensé de la conduite trop leste qu'ont tenue en sa présence un page et une fille d'honneur ; j' avais beau courir à la porte vitrée un instant après la disparition de l'ombre, et m'arrêter là, comme un voyageur parisien au bord d'un torrent, arrangeant ses cheveux rares, de manière à ce qu'ils aient l'air dérangés par les zéphyrs, et parlant du vague des passions, tandis qu'il ne pense qu'au positif des intérêts ; j'avais beau prendre mon parti tout à coup, et marcher vers elle comme un poltron qui fait le brave et qui se lance sur son adversaire, jusqu'à ce qu'étant à portée, il s'arrête, manquant à la fois de pensée, de parole et d'action. – Toutes mes grimaces de réflexion, de pénétration, de confusion, de contrition, de componction, de renonciation, d'abnégation, de méditation, de désolation, de consomption, de résolution, de domination et d'explication ; toute ma pantomime enfin vînt échouer devant ce doux visage de marbre, dont l'inaltérable sourire et le regard candide et bienfaisant ne me permirent pas de dire une seule parole intelligible.
 
 
Alfred de Vigny, Stello, 1832.
> Texte intégral : Paris, Gosselin et Renduel, 1832