André Chénier guillotiné

Chapitre XXXV

 

Après avoir essayé en vain de le sauver, le Docteur noir doit assister à l’exécution d’André Chénier, impuissant, depuis sa fenêtre.
 
Je repris la longue-vue, et je revis les malheureux embarqués qui dominaient, de tout le corps, les têtes de la multitude. J'aurais pu les compter en ce moment. Les femmes m'étaient inconnues. J'y distinguai de pauvres paysannes, mais non les femmes que je craignais d'y voir. Les hommes, je les avais vus à Saint-Lazare. André causait en regardant le soleil couchant. Mon âme s'unit à la sienne, et tandis que mon œil suivait de loin le mouvement de ses lèvres, ma bouche disait tout haut ses derniers vers :
Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire,
Anime la fin d'un beau jour,
Au pied de l'échafaud, j'essaie encore ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour.

Tout à coup un mouvement violent, qu'il fit, me força de quitter ma lunette et de regarder toute la place où je n'entendais plus de cris.
Le mouvement de la multitude était devenu rétrograde tout à coup.
Les quais si remplis, si encombrés, se vidaient. Les masses se coupaient en groupes, les groupes en familles, les familles en individus. Aux extrémités de la place, on courait, pour s'enfuir, dans une grande poussière. Les femmes couvraient leurs têtes et leurs enfants de leurs robes. La colère était éteinte… il pleuvait.
Qui connaît Paris comprendra ceci. Moi, je l’ai vu. Depuis encore je l'ai revu dans des circonstances graves et grandes.
Aux cris tumultueux, aux jurements, aux longues vociférations, succédèrent des murmures plaintifs, qui semblaient un sinistre adieu, de lentes et rares exclamations, dont les notes prolongées, basses et descendantes, exprimaient l'abandon de la résistance et gémissaient sur leur faiblesse. La nation humiliée ployait le dos, et roulait par troupeaux, entre une fausse statue, une Liberté, qui n'était que l'image d'une image, et un réel Échafaud teint de son meilleur sang.
Ceux qui se pressaient voulaient voir ou voulaient s'enfuir. Nul ne voulait rien empêcher. Les bourreaux saisirent le moment. La mer était calme, et leur hideuse barque arriva à bon port. La Guillotine leva son bras.
En ce moment plus aucune voix, plus aucun mouvement sur toute l'étendue de la place. Le bruit clair et monotone d'une large pluie était le seul qui se fit entendre, comme celui d'un immense arrosoir. Les larges rayons d'eau s'étendaient devant mes yeux et sillonnaient l'espace. Mes jambes tremblaient : il me fut nécessaire d'être à genoux. Là je regardais et j'écoutais sans respirer. La pluie était encore assez transparente, pour que ma lunette me fît apercevoir la couleur du vêtement qui s'élevait entre les poteaux. Je voyais aussi un jour blanc entre le bras et le billot, et, quand une ombre comblait cet intervalle, je fermais les yeux. Un grand cri des spectateurs m'avertissait de les rouvrir.
Trente-deux fois je baissai la tête ainsi, disant tout haut une prière de désespéré, que nulle oreille humaine n'entendra jamais, et que moi seul j'ai pu concevoir.
Après le trente-troisième cri, je vis l'habit gris tout debout. Cette fois je résolus d'honorer le courage de son génie, en ayant le courage de voir toute sa mort, je me levai.
La tête roula, et ce qu'il avait là s'enfuit avec le sang.
 
 
Alfred de Vigny, Stello, 1832.
> Texte intégral : Paris, Gosselin et Renduel, 1832