Un orage

Chapitre LXV

Un Orage

Enceinte, Mathilde avoue à son père sa liaison avec Julien. D’abord furieux, le marquis de La Mole décide de sauver l’honneur de sa famille en donnant à Julien un nom noble, de l’argent, et une place d’officier dans l’armée. En le faisant entrer dans la haute société, il espère en faire un parti digne de sa fille. Julien commence à vivre en grand seigneur dans sa garnison de Strasbourg, mais son ancienne et scandaleuse liaison à Mme de Rênal va le rattraper au moment même où il croira toucher au but.

Peu de jours après ce monologue, le quinzième régiment de hussards, l’un des plus brillants de l’armée, était en bataille sur la place d’armes de Strasbourg. M. le chevalier de La Vernaye montait le plus beau cheval de l’Alsace, qui lui avait coûté six mille francs. Il était reçu lieutenant, sans avoir jamais été sous-lieutenant que sur les contrôles d’un régiment dont jamais il n’avait ouï parler.
Son air impassible, ses yeux sévères et presque méchants, sa pâleur, son inaltérable sang-froid commencèrent sa réputation dès le premier jour. Peu après, sa politesse parfaite et pleine de mesure, son adresse au pistolet et aux armes, qu’il fit connaître sans trop d’affectation, éloignèrent l’idée de plaisanter à haute voix sur son compte. Après cinq ou six jours d’hésitation, l’opinion publique du régiment se déclara en sa faveur. Il y a tout dans ce jeune homme, disaient les vieux officiers goguenards, excepté de la jeunesse.
De Strasbourg, Julien écrivit à M. Chélan, l’ancien curé de Verrières, qui touchait maintenant aux bornes de l’extrême vieillesse :
« Vous aurez appris avec une joie, dont je ne doute pas, les événements qui ont porté ma famille à m’enrichir. Voici cinq cents francs que je vous prie de distribuer sans bruit, ni mention aucune de mon nom, aux malheureux pauvres maintenant comme je le fus autrefois, et que sans doute vous secourez comme autrefois vous m’avez secouru. »
Julien était ivre d’ambition et non pas de vanité ; toutefois il donnait une grande part de son attention à l’apparence extérieure. Ses chevaux, ses uniformes, les livrées de ses gens étaient tenus avec une correction qui aurait fait honneur à la ponctualité d’un grand seigneur anglais. À peine lieutenant, par faveur et depuis deux jours, il calculait déjà que, pour commander en chef à trente ans, au plus tard, comme tous les grands généraux, il fallait à vingt-trois être plus que lieutenant. Il ne pensait qu’à la gloire et à son fils.
Ce fut au milieu des transports de l’ambition la plus effrénée qu’il fut surpris par un jeune valet de pied de l’hôtel de La Mole, qui arrivait en courrier.
« Tout est perdu, lui écrivait Mathilde ; accourez le plus vite possible, sacrifiez tout, désertez s’il le faut. À peine arrivé, attendez-moi dans un fiacre, près la petite porte du jardin, au n°… de la rue… J’irai vous parler ; peut-être pourrai-je vous introduire dans le jardin. Tout est perdu, et je le crains, sans ressource ; comptez sur moi, vous me trouverez dévouée et ferme dans l’adversité. Je vous aime. »
En quelques minutes, Julien obtint une permission du colonel et partit de Strasbourg à franc étrier ; mais l’affreuse inquiétude qui le dévorait ne lui permit pas de continuer cette façon de voyager au-delà de Metz. Il se jeta dans une chaise de poste ; et ce fut avec une rapidité presque incroyable qu’il arriva au lieu indiqué, près la petite porte du jardin de l’hôtel de La Mole. Cette porte s’ouvrit, et à l’instant Mathilde, oubliant tout respect humain, se précipita dans ses bras. Heureusement il n’était que cinq heures du matin et la rue était encore déserte.
— Tout est perdu ; mon père, craignant mes larmes, est parti dans la nuit de jeudi. Pour où ? personne ne le sait. Voici sa lettre ; lisez. Et elle monta dans le fiacre avec Julien.
« Je pouvais tout pardonner, excepté le projet de vous séduire parce que vous êtes riche. Voilà, malheureuse fille, l’affreuse vérité. Je vous donne ma parole d’honneur que je ne consentirai jamais à un mariage avec cet homme. Je lui assure dix mille livres de rente s’il veut vivre au loin, hors des frontières de France, ou mieux encore en Amérique. Lisez la lettre que je reçois en réponse aux renseignements que j’avais demandés. L’impudent m’avait engagé lui-même à écrire à Mme de Rênal. Jamais je ne lirai une ligne de vous relative à cet homme. Je prends en horreur Paris et vous. Je vous engage à recouvrir du plus grand secret ce qui doit arriver. Renoncez franchement à un homme vil, et vous retrouverez un père. »
— Où est la lettre de Mme de Rênal ? dit froidement Julien.
— La voici. Je n’ai voulu te la montrer qu’après que tu aurais été préparé.
 
LETTRE
 
« Ce que je dois à la cause sacrée de la religion et de la morale m’oblige, monsieur, à la démarche pénible que je viens accomplir auprès de vous ; une règle, qui ne peut faillir, m’ordonne de nuire en ce moment à mon prochain, mais afin d’éviter un plus grand scandale. La douleur que j’éprouve doit être surmontée par le sentiment du devoir. Il n’est que trop vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle vous me demandez toute la vérité a pu sembler inexplicable ou même honnête. On a pu croire convenable de cacher ou de déguiser une partie de la réalité, la prudence le voulait aussi bien que la religion. Mais cette conduite, que vous désirez connaître, a été dans le fait extrêmement condamnable, et plus que je ne puis le dire. Pauvre et avide, c’est à l’aide de l’hypocrisie la plus consommée, et par la séduction d’une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherché à se faire un état et à devenir quelque chose. C’est une partie de mon pénible devoir d’ajouter que je suis obligée de croire que M. J… n’a aucun principe de religion. En conscience, je suis contrainte de penser qu’un de ses moyens pour réussir dans une maison, est de chercher à séduire la femme qui a le principal crédit. Couvert par une apparence de désintéressement et par des phrases de roman, son grand et unique objet est de parvenir à disposer du maître de la maison et de sa fortune. Il laisse après lui le malheur et des regrets éternels », etc., etc., etc.

Cette lettre extrêmement longue et à demi effacée par des larmes était bien de la main de Mme de Rênal ; elle était même écrite avec plus de soin qu’à l’ordinaire.
— Je ne puis blâmer M. de La Mole, dit Julien après l’avoir finie ; il est juste et prudent. Quel père voudrait donner sa fille chérie à un tel homme ! Adieu !
Julien sauta à bas du fiacre, et courut à sa chaise de poste arrêtée au bout de la rue. Mathilde, qu’il semblait avoir oubliée, fit quelques pas pour le suivre ; mais les regards des marchands qui s’avançaient sur la porte de leurs boutiques, et desquels elle était connue, la forcèrent à rentrer précipitamment au jardin.
Julien était parti pour Verrières. Dans cette route rapide, il ne put écrire à Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le papier que des traits illisibles.
Il arriva à Verrières un dimanche matin. Il entra chez l’armurier du pays, qui l’accabla de compliments sur sa récente fortune. C’était la nouvelle du pays.
Julien eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’il voulait une paire de pistolets. L’armurier sur sa demande chargea les pistolets.
Les trois coups sonnaient ; c’est un signal bien connu dans les villages de France, et qui, après les diverses sonneries de la matinée, annonce le commencement immédiat de la messe.
Julien entra dans l’église neuve de Verrières. Toutes les fenêtres hautes de l’édifice étaient voilées avec des rideaux cramoisis. Julien se trouva à quelques pas derrière le banc de madame de Rênal. Il lui sembla qu’elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l’avait tant aimé fit trembler le bras de Julien d’une telle façon, qu’il ne put d’abord exécuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il à lui-même ; physiquement, je ne le puis.
En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour l’élévation. Madame de Rênal baissa la tête qui un instant se trouva presque entièrement cachée par les plis de son châle. Julien ne la reconnaissait plus aussi bien ; il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua ; il tira un second coup, elle tomba.

 
Stendhal (1783-1842), Le Rouge et le Noir, 1830
>Texte intégral : Paris, Le Divan, 1927